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Souvenirs d'en face, par Alain Mamou-Mani

Souvenirs d'en face, par Alain Mamou-Mani

 

« Alain va devenir majeur religieusement » déclare ma mère en nous rejoignant. Elle parle de ma majorité religieuse, une étape importante dans la vie, le droit de faire partie du quorum de dix juifs nécessaires pour la prière : le miniane. Depuis la destruction du temple, les israélites n’ont pas besoin d’un lieu pour faire un office. Il suffit de réunir  dix personnes de plus de treize ans pour tenir valablement une cérémonie religieuse.

Pourtant, je ne l’écoute pas, je marche à reculons. L’émotion embourbe mon visage, me fait faire des grimaces. Je ressens une boule au plus profond de mon ventre. Plus rien n’existe, ni mon village, ni mes parents, ni mes amis, ni le soleil. Tout se dissout dans une implosion soudaine et inattendue. C’est pourtant jour de fête, le jour tant attendu de ma bar-mitsva et… je me mets à pleurer. Je me souviens encore du goût à moitié salé, à moitié amer de mes larmes. Je n’arrive pas à déceler l’origine de mes sanglots. Ca déferle, comme des vagues qui me secouent et détruisent toutes velléités de célébration. Le beau temps, les senteurs de fleurs d’oranger, l’odeur des piments séchés, rien n’y fait ! J’ai chaud, j’ai froid, je dégouline de sueur et de larmes. L’ambiance est insoutenable, je suis terriblement sinistre en ce jour si attendu.

D’habitude, les adolescents sont ravis de leur communion. Ils reçoivent des cadeaux et plein de compliments pendant une fête de folie. Moi, c’est tout le contraire…Plus le temps avance, plus je deviens triste. D’un seul coup, tout s’arrête, la magie de la fête, les rires, les copains et je me retrouve là, au milieu de la rue, à sangloter.

Je me revois dans mon beau costume gris, en chemise blanche et cravate rouge, avec l’air idiot de celui qui joue, qui vit, à contretemps, à contre-sens. Tous les amis, mes cousins et mes cousines, tournent autour de moi, m’implorent d’arrêter. Tous m’inspectent, curieux de mon comportement, de type anormal, incompréhensible, bizarre, à coté de la plaque. « Pourquoi pleures-tu ? » Mon frère Claude me pose la question fatidique et mes larmes repartent de plus belles. Je n’ai bien sûr pas de réponse à sa question et cela me rend encore plus sombre.

La dernière fois que j’avais pleuré, il y avait de vraies raisons, très rationnelles. J’avais été mis en pension à l’âge de neuf ans. Après avoir quitté le chaud cocon familial de Nabeul et m’être retrouvé au beau milieu d’étrangers au Lycée de Carthage, j’avais éprouvé une immense solitude. J’entendais même la voix de ma mère qui m’appelait dans la cour vide du lycée mais c’était une hallucination ! J’envoyais lettre sur lettre à mes parents en finissant toujours par la formule maintenant consacrée dans ma famille : « je pleure, je pleure et je repleure. »

 

mamoumani@gmail.com

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