Tunisie : de quel pouvoir disposent les islamistes ?
Thierry Brésillon
Journaliste
Lundi 26 décembre, Hamadi Jbali, le nouveau Premier ministre tunisien, a officiellement succédé à Beji Caid Essebsi. Désigné le 14 janvier par le nouveau président de la République, Moncef Marzouki, il a dévoilé son gouvernement le 20 décembre, obtenu la confiance de l'Assemblée constituante vendredi 22 avec une majorité de 154 voix sur 217 (38 voix contre), prêté serment samedi. Il siège désormais à la Kasbah.
Le gouvernement de coalition que les islamistes d'Ennahdha forment avec la gauche nationaliste du Congrès pour la république (CPR) et les sociaux-démocrates d'Ettakatol est donc désormais au pied du mur et pourra, à partir de maintenant, être jugé sur ses actes.
Quelle répartition des pouvoirs ?
La définition de l'Organisation des provisoires des pouvoirs publics (l'OPP), c'est à dire une quasi-constitution temporaire pour définir les prérogatives des différentes institutions, dont celle de l'Assemblée constituante pour l'adoption de la constitution, a été le premier chantier de l'Assemblée constituante, et avant cela l'objet d'intenses tractations entre les trois partis de ce qu'il est convenu d'appeler la troïka (Ennahdha, CPR, Ettakatol).
Une première version déséquilibrée
Dans une première version, le président de la République n'avait aucun autre pouvoir réel, le gouvernement était investi à la majorité absolue mais ne pouvait être renversé qu'avec une majorité des deux tiers des membres, le Premier ministre pouvait se voir confier des pouvoirs législatifs en cas de circonstances exceptionnelles non précisées, il pouvait nommer le directeur de la Banque centrale et présidait (sans vote) le conseil supérieur de la magistrature.
Par ailleurs, la constitution pouvait être adoptée, en deuxième lecture à la majorité absolue.
Tous les leviers du pouvoir, y compris celui d'adopter la constitution, étaient donc entre les mains de la majorité et le gouvernement était quasiment indétrônable.
Cette proposition a suscité dès sa publication, le 26 novembre, un tollé au sein des partis de la coalition comme dans l'opposition qui a agité la menace d'une « nouvelle dictature ». Les désaccords se sont manifestés au sein même d'Ennahdha. La version adoptée a été infléchie sous la pression.
En revanche, la durée du mandat de la Constituante, et donc de cette période provisoire, n'a pas été limitée.
Au président de le République, le pouvoir du verbe
Le président de la République a les fonctions classiques d'un chef d'Etat, plus un rôle dans l'élaboration de la politique étrangère et dans les nominations aux hautes fonctions diplomatiques et militaires, en concertation avec le Premier ministre.
Dans la pratique, Moncef Marzouki semble vouloir exercer le pouvoir du verbe et du symbole pour définir les priorités, pour donner du sens aux événements et restaurer une certaine image de l'Etat auprès des Tunisiens.
Le Premier ministre : pivot de l'exécutif
Le Premier ministre dispose, seul, du pouvoir réglementaire (les ministres ne peuvent signer seul de réglement) et peut donc prendre des décisions indépendamment d'une loi et avec une simple information du président de la République.
Il détient tous les pouvoirs de nomination (en dehors de ceux qu'ils partagent avec le Chef de l'Etat).
Il est responsable devant l'Assemblée Constituante puisque le gouvernement peut être censuré à la majorité absolue des membres (une hypothèse envisageable si le CPR et Ettakatol renversent leur alliance). Toutefois, le Premier ministre peut modifier seul la composition et la configuration de son gouvernement sans repasser devant l'Assemblée constituante.
Des rééquilibrages obtenus sous la pression
Le directeur de la Banque centrale est choisi en concertation avec le Président de l'Assemblée Constituante et le Président de la République.
Les conditions exceptionnelles auxquels le pouvoir législatif peut-être délégué ont été définies et encadrées et la délégation est attribuée conjointement au Président de la Constituante, au Président de la République et aux Chef du gouvernement.
La constitution sera adoptée article à la majorité absolue, et intégralement à la majorité des deux tiers, et soumise référendum en cas d'absence de majorité. Ce dispositif devrait éviter les blocages tout en incitant à la recherche d'un consensus.
Les ministres issus de l'Assemblée pourront continuer à y siéger, mais n'auront pas le droit de vote pour la loi de Finance et les motions de censure.
A noter qu'il a fallu une forte mobilisation pour que le code de statut personnel, qui garantit les droits des femmes dans le domaine familial, soit inscrit dans la liste des lois organiques qui ne peuvent être modifiées qu'à la majorité absolue (et non des deux tiers, comme envisagé au départ) des membres de l'Assemblée (et non des présents, comme pour les lois ordinaires, ce qui aurait permis en pratique une modification par un tiers des députés).
Quel gouvernement ?
La composition du gouvernement fait, sans surprise, une place assez large à Ennahdha qui détient 30 des 42 portefeuilles. Il s'est attribué les Ministères névralgiques pour le contrôle de l'Etat et les grandes orientations économiques. Notamment :
Le CPR, qui espérait se voir attribuer l'Intérieur et la Justice, hérite finalement de :
Ettakatol détient des portefeuilles dont l'importance n'est pas négligeable :
D'autres portefeuilles, détenus par des indépendants, sont également observés de près.
Au total, le gouvernement ne compte que trois femmes (ministères de la Femme, de l'environnement, secrétariat d'Etat à l'équipement et à l'habitat).
Beaucoup de ministres n'ont qu'un CV assez mince à présenter et les recherches sur leur nom ne font remonter que peu d'informations. Une donne politique difficile à avaler pour des militants de la société civile engagés depuis des années sur les différents enjeux, mais que la victoire des islamistes a privé du passage à l'action politique.
Le premier défi pour ses ministres novices, sera surtout de s'imposer face à une haute fonction publique rôdée et en partie renouvelée par le gouvernement de transition, et qu'il sera difficile d'évincer, au moins dans les premiers temps, sous peine de se priver de leur connaissance des dossiers.
Quel programme ?
La déclaration de politique générale prononcée lundi par Hamadi Jebali n'a pas fait ressortir de mesures phares ou une approche innovante des problèmes.
Peu de marges de manœuvres financières
Il a, sans surprise, insisté sur la nécessité de lutter contre le chômage, notamment celui des diplômés, annoncé la création de 20 à 25 000 emplois dans l'administration, misé sur les débouchés sur les marchés du travail en Libye, dans les pays du Golfe et en Europe, insisté sur la nécessité d'attirer les investisseurs. Il a également mentionné la création de davatange de zones industrielles et d'infrastructures (notamment une ligne de chemin de fer Tunis-Kasserine). Des mesures à effet très différé.
Pour lutter contre la pauvreté, il promis d'étendre à 50 000 familles supplémentaires le bénéfice des aides sociales réservées aux plus démunis.
Le problème sera le financement de ses mesures pour lequel Ennahdha entend limiter le recours à l'endettement international. Le budget envisagé pour 2012 prévoit déjà un déficit du 6% du PIB, alors qu'il mise une croissance de 4,5%, le prélèvement de quatre jours de salaires et une augmentation du prix des hydrocarbures. Trois hypohèses dont la confirmation n'est pas acquise. Autant dire que ses marges de manœuvres financières seront très faibles.
Une attention aux zones rurales et aux quartiers défavorisés
Pour l'agriculture, il compte sur l'apport de promoteurs et le désendettement des petits paysans, il promet de faciliter la circulation des produits agricoles, de renforcer les capacités de stockages et de mieux alimenter les zones rurales en l'électricité, en gaz et en eau. Ce qui est effectivement la première contrainte rencontrée par les producteurs.
Un effort est annoncé pour améliorer l'habitat et réhabiliter les banlieues des grandes villes.
On cherchera en vain une allusion aux défis écologiques, pourtant cruciaux (gestions des déchets, destruction du golfe de Gabès par les industries chimiques, surexploitation des ressources en eau...). Un des trois portefeuilles confié à une femme (Mamia el Banna, Ennahdha), qui ne semble disposer que de peu d'expérience dans ce domaine.
Des défis prioritaires
La lutte contre la corruption et les malversations est placée au rang des urgences, de même que la nécessite de rendre justice aux victimes de la répression en recherchant la réconciliation.
Pour le tourisme, il est surtout question de désendetter un secteur qui fonctionne à perte, d'améliorer le sort des travailleurs saisonniers, de diversifier les nationalités (allusion probablement au tourisme en provenance ds pays arabes), sans évoquer de nouvelles orientations pour le type de tourisme lui-même, alternatives au balnéaire).
Il a annoncé une large concertation pour moderniser l'éducation.
Vers un redressement moral de la société ?
La seule note nouvelle dans ce catalogue de mesures est l'allusion à la nécessité de remédier à la dégradation des moeurs et de penser « un nouveau système de valeurs pour la société ». On ne sait pas à quelle type de dégradation morale il fait allusion, ni surtout de quelle manière l'Etat peut procéder pour y remédier.
Concernant la culture, il a invité les artistes à produire « dans l'esprit de la révolution et de ses principes », sans préciser sont les principes de la révolution et qui les définira.
Si, dans sa déclaration Hamadi Jebali a rappelé son engagement à respecter les libertés publiques et le pluralisme des médias, depuis plusieurs semaines, les médias publicss sont la cible des critiques d'Ennahdha, qui y voit des fiefs « rcdistes et gauchistes », hostiles aux islamistes.
Une domination sous contrainte
Les bancs d'Ennahdha à l'Assemblée constituante (Thierry Brésillon)
Le décryptage de la vie politique tunisienne tient ce paradoxe : Ennahdha, considère sa victoire électorale et son lien organique avec la « Tunisie profonde », comme le sésame qui lui ouvre les portes du contrôle de l'apparail d'Etat et le place en position de définir les orientations politiques du pays.
Or, il n'est que le parti majoritaire d'une assemblée où, avec 89 députés sur 217, il ne dispose d'aucune majorité et seulement d'une minorité de blocage en cas de vote à la majorité des deux tiers.
La tension entre cette ambition politique et cette réalité arithmétique sera l'un des ressorts de l'évolution des prochains mois. Les rapports de force avec ses alliés, le CPR et Ettakatol, mériteront d'être observés à la loupe. D'autant qu'ils sont eux-mêmes soumis à de fortes pressions internes.
Le CPR a traversé une zone de forte turbulence après le départ de Moncef Marzouki, élu Président de la République.
Une partie des militants veulent en effet réaffirmer l'identité de leur parti pour la démarquer d'Ennahdha, vers laquelle penchent une partie de leurs cadres issus de la mouvance islamiste.
Ce clivage interne, situé sur la zone de fracture du paysage politique tunisien que Moncef Marzouki entend précisément dépasser, sera l'un des paramètres décisifs pour l'évolution de cette période de transition.
Ettakatol est agité par de sérieuses divergences entre la direction et une partie de la base qui désapprouve la stratégie de participation, et estime que la place du parti est dans l'opposition au projet islamiste d'Ennahdha.
Les débats sur l'organisation provisoires des pouvoirs ont permis à quelques figures de l'opposition d'émerger et de démontrer une capacité à alimenter le débat (et parfois à peser sur les divisions internes des partis alliés à Ennhadha) : Maya Jribi (PDP), Ahmed Néjib Chebbi (PDP), Yied Dahmani (PDP), Fadhel Moussa (Pôle démocratique, spécialiste de Droit constitutionnel) et Samir Taïeb (Pôle démocratique).
La société civile a démontré aussi une capacité de réaction (à défaut d'une véritable stratégie) et un sit in s'est tenu au Bardo tout le mois de décembre (devant la Constituante) pour attirer l'attention de l'opinion sur le risque de concentration du pouvoir entre les mains d'Ennhadha.
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