Tunisie. La «troïka» au pays des complots
Avec le haletant feuilleton des complots contre le gouvernement de Hamadi Jebali, on aura décidément tout vu et tout entendu à près de 100 jours de ce gouvernement temporaire : tout, sauf un programme !
Par Ahmed Chebbi*
C’est la saison des complots, sortez vos masques à gaz, faites vos provisions, barricadez vos portes et fenêtres. Ceci n’est pas un leurre, c’est le conseiller politique du Premier ministre en personne (Lotfi Zitoun) qui l’annonce : un coup d’Etat entre mars et avril est en train de se préparer contre le gouvernement «révolutionnaire» du 23 Octobre. Mais d’abords, commençons par le commencement.
La théorie du complot «préventive»
Nous sommes le 15 octobre 2011, une semaine avant les élections. Alors que les derniers sondages donnaient le camp démocrate gagnant à plus de 50% des suffrages (ce qui s’est avéré être faux), le guide suprême de la révolution, Rached Ghannouchi, craignant une hypothétique coalition démocrate qui priverait son parti de gouverner, accusa le camp démocrate de comploter pour exclure Ennahdha du jeu politique et même de vouloir falsifier les résultats. On appellera cela la théorie du complot «préventive», elle aura porté ses fruits.
Depuis cette date-là et la formation de la «troïka» (la coalition gouvernementale constituée d’Ennahdha, du Congrès pour la République et d’Ettakatol), les jours passent et se ressemblent. En effet, «al-mouamara» (le complot), ce terme sinistre à forte connotation dramatique et vide de substance, est devenu le joker de l’ère post-électorale en Tunisie.
C’est d’abord au Cpr que la rage du complot éclata en premier. Voici que le linge sale de ce parti/phénomène postrévolutionnaire est étalé au grand jour. Pour résumer ce qui s’est passé au Cpr on dira que : Abderraouf Ayadi complota contre Moncef Marzouki ; Tahar Hamila complota contre Abderraouf Ayadi ; ce dernier complota contre Abdelwaheb Maâtar ; Samir Ben Amor complota contre Abderraouf Ayadi ; et ce dernier, grand comploteur devant l’Eternel, complota contre Mohamed Abbou et sortit vainqueur.
Plus récemment, tout le monde complota contre Om Zied ; Ben Amor complota contre Slim Boukhdir ; Haythem Belgacem complota contre Ben Amor, et Ben Amor et Om Zied sortirent perdants.
Le Congrès Pour le Complot
Il est important de rappeler que lors de tous ces faits, le mot «mouamara» fut utilisé par les acteurs de ces scènes de ménage eux-mêmes, ce qui donnera au Cpr la réputation de «Mouatamar Min ajl al Mouamra » (Congrès Pour le Complot).
Chez Ettakatol, la situation est plus simple car le bouc émissaire était connu d’avance. Pour faire face à sa chute de popularité vertigineuse et à la vague de démissions dans la plupart des régions, le parti de Ben Jaâfar cria au complot contre l’un de ses élus à l’Assemblée constituante, Khemaies Ksila, qui a montré des velléités d’indépendance. D’après la direction du parti, M. Ksila, en super comploteur, est arrivé à influencer des centaines de personnes d’âge mûr et bien éduquées, et a réussi à les convaincre de quitter le parti. Voyant que même le plus optimiste des comploteurs ne croirait pas de telles absurdités, Mohamed Bennour (un des fondateurs du parti et son porte-parole officiel) dira que les démissionnaires étaient sous l’emprise de l’alcool («préfèrent fréquenter les bars», pour être exact), ce qui expliquerait en partie leur légèreté d’esprit.
Du côté de Montplaisir, où se trouve le siège d’Ennahdha, rien ne filtre, car on ne badine pas avec la hiérarchie. Aucun complot interne n’est à signaler. Il est évidemment plus aisé de faire marcher un parti lorsque les militants vous considèrent comme un quasi-prophète en votre pays. La fougue des jeunes loups «nahdhaouis» ne fait pas le poids face à l’autorité spirituelle de Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste.
Cependant, les figures de ce parti, passées responsables d’Etat, se défoulent avec le «joker» du complot dès que la situation semble leur échapper. Le rôle de la victime s’est avéré judicieux lors de la campagne électorale, héritage Rcdiste oblige.
Les ambassades étrangères enrôlées
Depuis les premières semaines du nouveau gouvernement, les attaques fusent du camp au pouvoir contre tout ce qui bouge : syndicalistes, opposition, gauche, Union générale tunisienne du travail (Ugtt, syndicat historique), homme d’affaires de Sousse, Union générale des étudiants tunisiens (Uget), Ligue tunisienne des droits de l’homme (Ltdh), médias, militants de tout bord, etc.
Jusque-là, le gouvernement attaque tout le monde mais n’accuse de complot que les fameux «atraf» (parties), un mot que répétait Ben Ali dans ses derniers discours, et qui permet de ne désigner personne en particulier et d’accuser ceux auxquels vous pensez de prime abord.
Face à la grogne sociale et politique et depuis la dernière manifestation de l’Ugtt, le ton est monté, et les accusations gouvernementales se sont précisées. Le président intérimaire, Moncef Marzouki, dénonça des «gauchistes», qui d’après ses «moukhabarat» (services secrets, qu’il appelait «police politique» avant le 23 octobre) complotent contre lui et son gouvernement. De son côté, le Premier ministre intérimaire accusa des «hommes d’affaires du Sahel» (créneau porteur dans le lexique complotiste) d’avoir gonflé les rangs de la manifestation imposante de l’Ugtt. A court d’idées et de solutions, le gouvernement par la voix du conseiller politique du Premier ministre intérimaire, d’un coup de diversion magistral, lâcha une bombe politique à fragmentations : certains représentants de l’opposition auraient fait pression sur les ambassades étrangères pour empêcher le raz-de-marée de dollars de s’abattre sur notre pays. Lotfi Zitoun va jusqu’à accuser ces comploteurs invétérés de préparer un coup d’Etat contre Ennahdha. Avec son arrogance légendaire, M. Zitoun va jusqu’à donner la date de ce putsch à un mois près, mars-avril. La date du 1er avril retient particulièrement l’attention.
Et voici que 2 jours après les déclarations de M. Zitoun, les ministres de la Justice et de l’Education refusent de s’associer à cette théorie du complot, alors que plusieurs autres ministres y adhèrent en y rajoutant une couche.
La stratégie de victimisation
Bien évidement de telles accusations contre X ne sont pas un énième «lapsus» gouvernemental, mais font partie de cette stratégie de victimisation qui a, partiellement, fait porter Ennahdha au pouvoir et qui lui permet de garder ses troupes en état d’alerte tout en aliénant une grande partie de l’opinion publique contre toute opposition au gouvernement.
Le gouvernement jettera au passage la responsabilité de faire fuir les touristes et les hommes d’affaires sur les médias alors que ses membres vont annoncer sur les médias étrangers un hypothétique coup d’Etat. Ce genre de manœuvres partisanes ne fait qu’envenimer un climat social déjà au bord de l’implosion. Dans pareils cas, parler d’un gouvernement d’intérêt national serait d’un antagonisme presque cynique.
Il est important de noter au passage que le ministère public est entré au Guinness Book des records grâce au temps qu’il a fallu pour arrêter le directeur d’un journal, alors que le président et ses ministres annoncent un coup d’Etat imminent depuis plus d’une semaine sans que la justice ne saisisse l’affaire. Tant pis pour l’indépendance des juges.
Décidément on aura tout vu et tout entendu à près de 100 jours de ce gouvernement temporaire : tout, sauf un programme !
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