Tunisie: les islamistes ne se cachent plus
Par notre correspondante Sihem Hassaini,
Outre le mouvement Ennahda, qui sera sans doute l'une des principales formations politiques de la démocratie naissante, des courants minoritaires, plus radicaux, cherchent à faire entendre leurs voix.
Barbe et djellaba pour les hommes, niqab pour les femmes, ils sont une cinquantaine, ce vendredi 1er avril, prosternés pour la prière de l'après-midi, en pleine avenue Habib-Bourguiba. Scène impossible il y a encore trois mois... Les badauds et les clients des cafés de l'avenue observent, médusés.
Après la prière, la manifestation se dirige vers la Kasbah, siège des bureaux du Premier ministre. Principale revendication: la levée de l'interdiction, en vigueur sous Ben Ali, du port du voile sur les photos d'identité. "Le hijab est une obligation envers Dieu!" scandent les protestataires. Ils obtiendront gain de cause. Au nom de la liberté individuelle.
"Une partie de la classe moyenne est attachée aux acquis de la Tunisie moderne"
Toutes tendances confondues, les islamistes ont été systématiquement pourchassés et réprimés en Tunisie - d'abord par Bourguiba, qui les détestait, puis par Ben Ali. Aujourd'hui, comme tous les autres Tunisiens, ils entendent profiter du climat de liberté offert par la révolution pour s'exprimer, y compris dans la rue. Cet activisme inquiète une partie de la classe moyenne, attachée à ce que l'on appelle ici les "acquis" de la Tunisie moderne: le Code du statut personnel, en particulier, donne aux femmes une liberté sans équivalent dans le monde arabe. "Certains groupes islamistes ont des idées rétrogrades sur les femmes et prétendent les garder à la maison", déplore Khadija Chérif, sociologue et ancienne présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates, qui entend défendre, comme son nom l'indique, à la fois les droits des femmes et la démocratie.
A 40 ans, Noura est de celles qui ont choisi de porter le niqab, le voile intégral. Elle aime s'acheter des vêtements, mais réserve ses petits hauts à la mode à l'intimité familiale ; dans la rue, en revanche, elle est couverte de la tête aux pieds: ample robe, voile, gants... La jeune femme a commencé par porter le hijab, qui ne dissimule que la tête et le cou, puis elle a décidé, il y a quelques années, de "suivre les femmes du Prophète" en se couvrant entièrement. Elle dit qu'ainsi elle se sent "respectée par les hommes".
Pas de musique, hormis les chants religieux
Noura reconnaît qu'il lui arrive de faire peur aux passants... et aux passantes: "Certaines m'accostent pour me dire que ces vêtements datent d'un autre siècle!" Elle voit pour sa part dans cette réaction un "rejet de l'islam", dont elle rend l'ancien gouvernement responsable car il a "fait passer les musulmans pour des terroristes, dit-elle. Je ne fais que suivre les préceptes de ma religion. Je ne prétends pas imposer quoi que ce soit aux autres ni leur dire ce qui est permis et ce qui ne l'est pas".
Le pays compterait environ 2000 salafistes. Leur droit à l'expression est peu contesté, mais leur parti n'a pas été reconnu
Noura affirme qu'elle n'est pas salafiste et que seul le Coran lui dicte son mode de vie. Ses comportements la rapprochent cependant de ces islamistes ultraconservateurs: elle n'écoute jamais de musique, sauf les chants religieux, et avoue fuir la mixité. Ce courant, dans sa forme "scientifique", c'est-à-dire non violente - l'autre branche, djihadiste, est incarnée par Al-Qaïda -, est apparu à la fin des années 1990 dans les pays du Maghreb, et notamment en Tunisie. Contrairement aux mouvements islamistes nés dans les années 1970, il rejette l'idée même de démocratie, jugée contraire à la charia, la loi islamique.
"C'est un courant très minoritaire en Tunisie, affirme Sami Brahem, islamologue et professeur à l'Institut préparatoire aux études littéraires et de sciences humaines de Tunis (IPELSHT). Il a notamment été véhiculé par des "livres de bonne conduite" qui ont envahi le pays il y a une dizaine d'années." Il s'est nourri aussi des émissions de chaînes satellitaires du Golfe comme Iqraa ou Al-Rissala. "Ces canaux comblaient un vide alors que l'expression religieuse était considérée avec méfiance", souligne Slaheddine Jourchi, vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme.
La Tunisie compterait environ 2000 salafistes, peut-être un peu plus si l'on tient compte de leur réticence à reconnaître leur appartenance à ce mouvement. Du temps de Ben Ali, il était impossible de s'avouer salafiste, bien sûr. Leur présence dans les manifestations a donc surpris les Tunisiens.
Leur droit à l'expression est peu contesté dans ce pays si longtemps verrouillé. Etait-il en revanche envisageable qu'un courant ouvertement opposé à la démocratie puisse constituer un parti et solliciter les voix des électeurs? A la demande expresse du Premier ministre par intérim, Béji Caïd Essebsi, le gouvernement a répondu par la négative en refusant de reconnaître Hizb Ettahrir, le "parti de la libération", qui sollicitait comme bien d'autres formations le droit d'exister légalement et de participer aux prochaines élections.
"Pour nous, la politique est indissociable de la religion"
Né en 1953 d'une scission des Frères musulmans, présents dans 70 pays, ce parti, qui prône un retour au califat et à la charia ainsi que l'"éradication du capitalisme", a émergé en Tunisie dans les années 1980. Malgré son interdiction, ses dirigeants entendent participer au débat public. "Nous dérangeons, affirme Nabil Manai, l'un des membres du bureau exécutif de Hizb Ettahrir, parce que, pour nous, la politique est indissociable de la religion. Séparer les deux relève d'une conception occidentale."
Pour l'heure, les Tunisiens, même lorsqu'ils se sentent proches de l'islamisme, semblent davantage attirés par le discours plus modéré du parti Ennahda. Ce dernier leur propose de conjuguer l'islam et la démocratie en s'inspirant notamment de l'AKP (le "parti pour la justice et le développement"), au pouvoir en Turquie. Selon un récent sondage réalisé par le bureau d'études tunisien Global Management Services, le fondateur d'Ennahda, Rached Ghannouchi, serait, après le Premier ministre, la personnalité dont la notoriété est la plus forte en Tunisie. "Beaucoup de Tunisiens connaissent mal l'islam, commente Noura. Il faudra du temps pour les informer."
L'Express.fr
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