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DÉSILLUSION A TUNIS Par Zvi MAZEL

DÉSILLUSION A TUNIS

 

Par Zvi MAZEL, Ancien ambassadeur d’Israël en Égypte

Fellow of the Jerusalem Center for Public Affairs

 

A Tunis, l’assemblée nationale constituante  doit en principe rendre publique le 23 octobre le  projet de la nouvelle constitution élaboré par ses différentes commissions. Elle doit ensuite voter l’adoption de ce projet puis, le soumettre à la ratification populaire par referendum. On est pourtant bien loin de l’euphorie qui devrait marquer ce moment.
 

Constitution généreuse

Les tunisiens, qui appelaient de leur vœux une constitution généreuse et démocratique, ont dû déchanter. Forces laïques et forces islamistes continuent à s’entredéchirer sur la nature de la Tunisie postrévolutionnaire. Au cœur du débat, les articles traitant des valeurs démocratiques essentielles comme l’égalité des droits pour la femme, la liberté d’expression, la liberté de culte et la non discrimination. Human Right Watch, le chien de garde des droits de l’homme, s’est adressé aux membres de l’assemblée pour leur demander de revoir les articles portant atteinte à ces droits. La Tunisie, longtemps avant-poste de la laïcité dans le monde arabe, doit désormais compter avec  un pouvoir  islamique qui veut la faire revenir au temps du Prophète.

Aux affrontements au sein de l’assemblée constituante répondent des affrontements sur le terrain. Forts de la victoire des islamistes du parti Ennahda, aux élections d’octobre 2011, les salafistes  cherchent à imposer la charia par intimidation et manifestations violentes. C’est ainsi que le film Persepolis n’a pas été diffusé, que le film de  la tunisienne Nadia el Fani «Ni Dieu ni maître» déclenche des émeutes,  que des expositions jugées «insultantes» pour l’islam sont saccagées.  

Le régime de Ben Ali avait interdit le port du voile à l’université ; ici et là cette interdiction s’écroule sous les coups de boutoir de manifestations violentes. Le mouvement salafiste organise des démonstrations de force à travers le pays pour  demander que la charia soit intégrée dans la constitution.  En mars dernier deux tunisiens ont été condamné à sept ans et demi de prison ferme pour «publication sur internet de documents tournant l’islam en ridicule.»  Il y a certes des contre-manifestations de femmes et de militants pour la laïcité, mais les salafistes ne relâchent pas la pression. On a nettement l’impression que le parti au pouvoir, qui partage leur idéologie islamiste, ne cherche pas vraiment à les freiner et a tendance à fermer les yeux : après-tout, ils font  avancer son propre agenda.

 

Attaques personnelles sanglantes

D’ailleurs Ennahda n’hésite pas à mettre la main à la pâte, en toute discrétion s’entend.  Ainsi une organisation répondant au nom de «Association populaire pour la défense de la révolution» a organisé une grande marche à Tétouan  vers les bureaux de l’Association agricole de la région ;  Lotfi Naked, son directeur qui coordonnait également les activités du «Mouvement pour la Tunisie» sauvagement attaqué, a succombé à ses blessures.  L’Association populaire pour la défense de la révolution regroupe en fait des groupes islamistes qui soutiennent Ennahda tandis que le «Mouvement pour la Tunisie» est un parti libéral laïc, fondé l’été dernier par Béji Caïd Essebsi, qui fut premier ministre après la chute de Ben Ali.  Le mouvement jouit d’une grande popularité et on lui prédit  un franc succès lors des élections qui doivent se tenir en juin 2013. Une réussite qui inquiète Ennahda. 

Les islamistes accusent donc «le Mouvement pour la Tunisie» de vouloir restaurer l’ancien régime. Très embarrassé par la mort de Lotfi Nakeb, le ministre de l’intérieur, membre d’Ennahda, a d’abord prétendu qu’il avait succombé à une crise cardiaque, soulevant un tel tollé que le président Marzouki, qui lui n’est pas membre d’Ennahda, dut reconnaître publiquement que l’homme avait été tué au cours de la manifestation.

 

Ambivalence du président

La position du président d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, est trouble. Écarté par Ben Ali, il a déclaré au retour de  son long exil qu’il ne cherchait pas le pouvoir et qu’il ne se présenterait pas aux élections. Le parti du même nom qu’il a fondé  a quand même remporté 41% des sièges et, bien qu’ayant formé une coalition avec deux petits partis de gauche pour gouverner, c’est de son sein que sont issus  premier ministre et presque tous les ministres ; et c’est lui qui donne le ton.

Conscient de la pression des partis libéraux et des pays occidentaux, Ghannouchi a proclamé que le parti ne demanderait pas l’application de la charia et «se contenterait» de laisser intact l’article premier de l’ancienne constitution de 1959. De fait, l’article premier du projet rendu public en août dernier stipule que la Tunisie est un pays indépendant, souverain, que l’islam est la religion du pays, que l’arabe est sa langue et que le régime est républicain.  Un langage choisi en 1959 pour obtenir un consensus.  

Seulement même s’il n’en fait pas mention, le simple fait d’affirmer l’identité islamo-arabe du pays ouvre la porte à l’introduction de la charia.  Déjà certains des articles proposés sont sujets à caution : ainsi l’article 17 stipule que les conventions internationales auxquelles le pays est signataire ne seront respectées que si elles sont conformes  à la nouvelle constitution ; là encore, une possibilité de remise en cause des droits de l’homme et des engagements pris par la Tunisie. L’article 3 assure bien liberté de religion et liberté de culte, mais voit dans toute atteinte au «sacré» un crime, sans préciser ce qu’est ce sacré. Il s’agit en fait de permettre aux dirigeants islamistes du pays de trainer en justice les personnes soupçonnées d’avoir insulté le Prophète ou Allah pour crime de «blasphème»,   une accusation qui pourrait être portée contre les opposants, les musulmans qui se convertissent à une autre religion ou qui sont partisans de la laïcité, les fidèles d’autres religions, et justifier leur incarcération.

 

Le sionisme dans la constitution

Ce même article qualifie de crime toute forme de normalisation avec le sionisme et l’État sioniste, faisant de la Tunisie le premier pays au monde dont la constitution interdit tout contact avec Israël. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une loi qui peut être modifiée, mais de la constitution elle-même. Enfin l’article 28 traitant des droits de la femme ne parle pas d’égalité mais de «complémentarité» au sein de la famille.

Il faut encore signaler les prises de position de Ghannouchi concernant les salafistes : «Si nous diabolisons les salafistes, dans dix ou quinze ans, ils seront au pouvoir » a-t-il déclaré au journal Le Monde, ajoutant qu’il fallait les encourager à mieux connaître la démocratie ! Reste à savoir si le projet de constitution sera effectivement publié cette semaine. Des tractations sont en cours ; la référence au blasphème aurait été supprimée pour calmer l’opinion publique.  En tout état de cause, si le vote à l’assemblée parait théoriquement acquis, il n’en est pas de même pour le référendum. Et pendant que forces laïques et islamistes s’affrontent, le gouvernement n’a pas encore pris de mesures pour redresser une économie durement touchée par la révolution. Les jeunes en sont les premières victimes avec un taux de chômage de près de 25% qui les pousse à venir grossir les rangs des clandestins qui viennent frapper aux portes de l’Europe. 

C’est de la Tunisie qu’est partie l’étincelle qui a enflammé le Moyen-Orient, portée par une jeunesse éprise de liberté mais rêvant aussi de jours meilleurs. Malheureusement, en Tunisie comme en Égypte ou en Libye, on est loin du compte et c’est la désillusion qui s’installe.

 

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