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Ya Hasra, La Goulette

« Ya  Hasra, La Goulette » de Mustapha Chelbi

 

 

 

A la différence des demeures de la médina qui étaient jalouses de leur intimité, les maisons de La Goulette étaient complètement ouvertes à la rue. La rue était le prolongement de la maison.  Pour les beldis que nous étions, nous avons découvert la liberté à La Goulette. Mes parents ont fait sauter les cloisons pour ouvrir notre maison à l’autre. Point de porte fermée ni de fenêtre close. Tout doit être ouvert pour marquer notre adhésion totale à la rue. Après avoir lavé à grande eau le trottoir, on y installait table, chaises et matelas et nos voisins faisaient de même. Nous formions une seule famille avec nos délicieux voisins : les Cattan, les Yaïche, les Bessis, les Sitbon, les Nataf, les Zibi, les Zagdoun, les Hayoun, les Ben Soussan, les Hadria, les Bellaïche… Nos voisins sont devenus nos parents.

 

Le soir, nous dormions à la belle étoile tant il faisait chaud, en écoutant Farid Latrache, Ali Riahi et Raoul Journo. Les étoiles scintillaient de bonheur de voir juifs et arabes rassemblés autour d’une aussi belle fraternité. Nos fêtes étaient animées par les mêmes musiques et les même taalilats. Nous avions les mêmes danses, mijotions les mêmes plats et portions la même joie de vivre.

 

De toute évidence, les juifs les plus extraordinaires sont nés à La Goulette. Imbibés de boukha, nourris de poisson et d’harissa de Nabeul, les juifs tunisiens ont une saveur à nulle autre pareille . Et que dire de la beauté juive tunisienne ! Les juifs de Tunis sont tellement beaux qu’on surnommait telle jeune fille Claudia Cardinal et tel autre garçon Johny. La kémia est née à La Goulette. C’est aussi à La Goulette qu’on trouve les meilleurs couscous, briks, casse-crôute, nikitouche, bsal loubbia, osbanes et pâtisseries de toutes sortes.

 

Depuis ma plus tendre enfance, j’ai aimé les juifs de tout mon cœur car ils m’ont offert une Tunisie qui a échappé à la connaissance de beaucoup de gens. Le patrimoine juif de Tunisie, qu’il soit culinaire, musical ou vestimentaire, est un bien national qu’il faut protéger et sauvegarder. La mémoire culturelle tunisienne est l’addition de la mémoire musulmane à la mémoire juive. A La Goulette, personne ne cherchait à abolir la différence de l’autre ; bien au contraire, le juif allait vers l’arabe et l’arabe allait vers le juif pour s’enrichir mutuellement. De cette confrontation jaillissait un plaisir qui illuminait la terre entière. Le génie d’un peuple ne se réveille vraiment que lorsqu’il se frotte à un autre peuple. Nous avons fait de La Goulette une Andalousie(pour le cosmopolitisme) et aussi une Californie (pour la liberté).

Je pense que c’est le mélange réussi des cultures qui a favorisé l’émergence de ce

climat de liberté que l’on ne trouvait pas ailleurs. A Tunis, on était prisonnier des conventions ;

à La Goulette, on avait enfin le droit de revendiquer la joie de vivre sans craindre la foudre de la Tradition.

 

Les juifs de Tunisie ont un charme unique, à nul autre pareil, sans doute parce qu’il y a en eux un mélange délicieux de juifs berbères (autochtones) de très vielle souche, de juifs espagnols (fuyant l’Inquisition), de juifs italien (Livournais) et de juifs français. Au fur et à mesure que remontent les souvenirs, je me sens fier d’être goulettois, de La Goulette de l’âge d’or. On buvait au lait maternel de La Goulette toute la sagesse du monde. Dieu a vraiment créé La Goulette à un moment de grâce que nous avons ressenti comme un privilège. A La Goulette j’ai découvert ma dimension d’homme au milieu des juifs, des chrétiens et des musulmans. Aux côtés de mes très chers amis Richard et Rudy Bessis, David et Claude Cardozo, Gérard Calvo, Marcel Gallardo, Samy Taïeb, Jules Tartour, Alain Bellaïche, Raphaël Cohen,René et gilbert marzouk,Max et Hubert Journo, Sylvain Saal, Henry Tibi, Sidney Lelou! che et beaucoup d’autres amis, j’ai reçu avec sérénité la mémoire juive de Tunisie. La Goulette m’a communiqué le sentiment d’appartenir à un souffle universel. C’est ce souffle tendre et puissant qui m’accompagne toute ma vie.

 

Extrait du livre « Ya  Hasra, La Goulette » de Mustapha Chelbi

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