A propos d'Albert Memmi, par José Boublil et Gilles Barouch
En mai 2020, Albert Memmi quittait ce monde presque centenaire, sans s'être jamais vraiment écarté de son propos en tant que juif, tunisien, colonisé, homme ouvert, pétri de culture ou de "cultures".Gilles a eu l'idée de me faire découvrir un passage parmi d'autres de cet écrivain et penseur; et nous avons décidé de proposer ici quelques lignes sur cet auteur essentiel de notre histoire moderne.
Parler de "juif" en philosophie, c'est aborder d'avance presque toutes les questions liées à l'homme. Qui il est ? Vers où il se dirige ? Comment ? Où est la place de sa croyance ou de sa non-croyance ? Sa paranoïa ? Sa tentation optimiste ou suicidaire ? etc...
Gilles et moi, nous nous sommes répartis la tâche à partir du livre de Memmi " Juifs et Arabes "(1). Gilles sur "Memmi et Israël", et moi sur "Memmi et le Juif". En somme, nous avons décomposé la personnalité de Jacob - Yaakov Avinou - en deux socles : Yaakov et Israël. Le passé ou l'essence, d'une part, et le futur ou la "vision", de l'autre.
Ce qui marque avant tout dans ce parcours, et qui nous parle très fortement, c'est comment un homme né dans l'un des ghettos les plus misérables du monde, la "Hara" de Tunis, dans une famille très simple, avec une mère analphabète, ne parlant que le judéo-arabe, a pu produire une telle littérature, une telle pensée, à la fois brutale et sensible. Quelle est donc cette force intérieure, cet atavisme, qui repousse autant d'obstacles pour arriver à une pensée et une écriture qui auraient peut-être mérité un Nobel.
L'autre sujet peu banal, c'est qu'un homme vivant au fond d'une ruelle pestillencielle, entouré de gens simples pour ne pas dire incultes, sort de ce carcan, s'émancipe, et plutôt que d'épouser Rachel ou Kamouna, se marie avec une non-juive, et, comble de l'histoire, professeur d'allemand. On pourrait lui en vouloir, nous qui étions si fiers d'avoir lu ce parcours courageux. Mais un jour j'ai lu de lui une phrase dont l'honnêteté est déroutante, magnifique : en substance, il écrit qu'il aime profondément sa femme, mais qu'il n'aurait pas dû épouser une non-juive. Sacrée leçon pour tous ces juifs qui se disent qu'après tout, cela n'a pas grande importance. C'est ici que l'on retrouve sa "place de Juif"..
Au-dessus de tout cela, Memmi fut un révolutionnaire, un homme d'extrême gauche, rejettant souvent ses origines trop étroites, en apparence. Pourtant, il est resté ce juif profond, vrai, tunisien depuis la nuit des temps, élégant , brillant , un peu comme celui qui veut montrer que la vérité se trouve même dans les bas-quartiers, du moment que l'homme porte loin son message.
Selon Memmi , le juif se définit par ce qu'il n'est pas plus encore que par des définitions positives. Le juif n'est pas d'ici, ni vraiment d'ailleurs. Ni vraiment peuple, car si dispersé. Pas Nation, jusqu'à récemment, avec un territoire contesté, disputé. Pas une langue, car chacun d'entre nous en parlons plusieurs, de tous les horizons. etc...
De fait, pour Memmi, Israël ne peut se comprendre sans référence à l’identité du Juif dans la diaspora.« Vous voulez savoir ce qu’est Israël, demandez-vous d’abord ce qu’est le Juif ». Ce Juif absent à lui-même, à son identité, « ce vide » est pour lui l’exact opposé d’Israël.
Israël est la réincarnation de ce Juif fantôme, « la renaissance à l’histoire de son être collectif. ». Les juifs se sont reconnus en Israël qui vient combler leur part absente : « Ce qui était aérien, nuageux, évanescent se met à coaguler, à durcir, à exister extraordinairement. »
Memmi exprime ainsi, en des termes puissants, admirables, cette absence puis cette révélation du Juif à lui-même Il conclut : Israël a rendu au Juif la quasi-totalité de son être. « Les Juifs se sont reconnus en Israël ». Et il termine son livre « Juifs et Arabes » (1) sur cette phrase : « Israël a presque mis fin à l’oppression des Juifs ».
On comprend finalement que ces questionnements qui semblent nous mener nulle part , nous faire tourner en rond, ne sont pas des promenades intellectuelles stériles. Elles nous conduisent au cœur même de la trajectoire du juif, là où nous donnons une place à l'Etat, au peuple, à la langue : Israël.
Cet éclatement fut sans doute nécessaire un temps, mais ce temps doit laisser la place à l'avenir tangible , pour l'épanouissement des hommes et des sens.
(1) Les citations sont tirées de son livre Juifs et Arabes, Gallimard, 1974, dernier chapitre « Israël ».
Gilles Barouch est un ancien élève de HEC (1976), professeur d'économie en France , dans des grandes écoles, auteur de plusieurs ouvrages sur l'économie. Il vit en Israel depuis très longtemps. Et c'est le cousin de nos amis Claude et Patrick Barouch z"l.
Jose Boublil : Essec (1979), Commissaire aux comptes/ Expert comptable.
Elève pendant des années d'Emmanuel Lévinas. Et de Raymond Cicurel z"l(lui-même proche de Monsieur Chouchani). Auteur d'un livre sur la peinture . Chef d'entreprise en Israel.