ACHEVER SARTRE - LAURENT TOUIL-TARTOUR RESSUSCITE LE DEBAT SARTRE-BENNY LEVY DANS UN LIVRE REMARQUABLE, par Alain Chouffan

ACHEVER SARTRE - LAURENT TOUIL-TARTOUR RESSUSCITE LE DEBAT SARTRE-BENNY LEVY DANS UN LIVRE REMARQUABLE, par Alain Chouffan
 
 
Quelle formidable idée d’avoir écrit ce livre (1) ! Laurent Touil-Tartour a fait une enquête minutieuse et incroyable, sur un sujet qui a passionné tous les intellectuels français, il y a plus de quarante ans. C’est l’histoire d’un débat entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy qui date des années 1980. Un débat qui a eu un énorme retentissement dans les milieux intellectuels de l'époque. Personne, depuis, ne l'a évoqué ni expliqué. Et voilà que Laurent Touil-Tartour, écrivain, cinéaste, et membre de l’Institut d’études lévinassiennes, fondé par Benny Lévy, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, le ressuscite en essayant de l’expliquer. Une vraie surprise ! Rappelons les faits. Tout commence dans un café de Saint-Germain , le jour où Sartre rencontre un jeune homme mystérieux de 25 ans, de quarante ans son cadet, Cet homme s’appelle Benny Lévy. C’est sous son nom de guerre - Pierre Victor - qu’il est craint, admiré et décrié à Paris. Bref, entre le philosophe mondialement connu et cet inconnu, c'est un coup foudre. Ainsi, entre le 15 avril 1970 et la mort de Sartre le 15 avril 1980, les deux hommes ne se quitteront plus. C’est donc sur l’élucidation de cette mystérieuse amitié que se fonde ce récit. Et qui devient passionnant grâce au talent et à la culture de l’auteur.
 
Commençons par le début. Un mois avant la mort de Sartre, le 15 avril 1980, à 74 ans, le Nouvel Observateur publie une série d’entretiens entre les deux hommes (3 numéros de suite 10,17, et 24 mars 1980), intitulée L'Espoir Maintenant. Commence alors une incroyable histoire.Une fois terminé ce débat déchaîne des passions incroyables. Pourquoi ? D’abord, parce que tout le monde, bien sûr, connaît Jean-Paul Sartre. Mais qui connaît Benny Lévy ? C’est un jeune homme de 25 ans , le cadet de quarante ans de Sartre. Apatride, clandestin, sans papiers, et chef incontestable d’un mouvement révolutionnaire radical, Benny Lévy est doté d’un charisme hors du commun. Ce long débat, explosif, provoque une bataille incroyable entre les “sartriens”, très nombreux bien sûr, et les amis de Benny Lévy, qui se compte sur les doigts. Benny Lévy est accusé de tout : “détournement de vieillard”, “extorsions d’aveux” , "gâtisme, aliénation”, “reniement sous influence” “ramassis d’ânerie”. “Nous avons été atterrés par le contenu des aveux extorqués à Sartre” écrit Simone de Beauvoir qui va jusqu’à accuser Benny Lévy de “détournement de vieillard”. Rien de moins ! Que dit Sartre? Qu’il n’a jamais été désespéré, qu’il a toujours fait l’éloge de l’éthique juive et surtout qu’il s’est enflammé pour l’idée de “messianisme”. Or pour les admirateurs de Sartre, c’est faux et archi-faux. Pour eux, Sartre est d’abord et avant tout un penseur de l’athéisme. Donc les admirateurs et supporters de Sartre crient à la manipulation. Pour eux, c’est évident : Benny Lévy a abusé d’un vieil homme. Scandaleux !
 
Alors regardons de plus près. Qui est vraiment Benny Lévy. Né le 28 août 1945, au Caire dans une famille juive assimilée à la culture moderne. Quelques années plus tard, en 1956, une vague d’antisémitisme qui déferle sur l’Égypte, en raison du conflit israélo-arabe et de la crise du canal de Suez. La famille quitte l'Égypte. À onze ans, Benny Lévy s'installe en Belgique avec ses parents. Il suit les cours du lycée français de Bruxelles. Après ses études secondaires, il arrive à Paris, entre en classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand et intègre l'École normale supérieure en 1965. Sa demande de nationalité française, pourtant soutenue par Robert Flacelière, directeur de l’École normale, est rejetée par le président Georges Pompidou.
 
À la demande de son maître Louis Althusser, il met en fiches les œuvres complètes de Lénine. Il s'engage dans l'Union des étudiants communistes (UEC), puis, dès sa fondation en 1966, dans l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), groupe pro-chinois dont il est l'un des principaux dirigeants avec Robert Linhart. Il se lie avec Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Serge July, etc. Après les événements de Mai 68, le groupe dirigeant de l'UJCML est mis en minorité. Le groupe fonde alors la Gauche prolétarienne (GP), d'inspiration maoïste. Il va s’agir, selon la formule marxiste-léniniste, de « changer l’homme en ce qu’il a de plus profond ». Benny Lévy prend le pseudonyme de Pierre Victor et devient le chef de la GP. En 1970, la Gauche prolétarienne est interdite. Apatride et dirigeant d'un groupe interdit, Benny Lévy doit mener une vie clandestine. C'est à l'occasion de l'interdiction de La Cause du peuple, le journal de la GP, qu'il a l'occasion de rencontrer Jean-Paul Sartre, à qui il restera toujours fidèle :« Sartre était non pas un père, pour moi, mais un frère aîné… Pour moi, le seul grand, c'était Sartre” dira-t-il un jour. Benny Lévy soutient la création du journal Libération où les membres de la GP sont majoritaires, mais il ne s'implique pas personnellement dans la rédaction du journal. Dans Tigre en papier, Olivier Rolin décrit Benny Lévy, à cette époque, sous le nom de Gédéon : “Il pouvait parler une heure sans notes, sans la moindre hésitation, sans commettre la plus petite faute de syntaxe. Sa voix égale, que n'altèrent aucun changement de ton, de rythme, aucun lapsus, aucune plaisanterie non plus, cela va de soi, avait un pouvoir littéralement hypnotique. […] Lorsqu’il se taisait, les situations les plus compliquées semblaient soudain simples, des voies lumineuses s’ouvraient dans la broussaille du monde, chacun savait ce qui lui restait à faire”. En 1972, la mort du militant Pierre Overney, tué par un vigile de la Régie Renault, puis l’enlèvement en représailles d’un cadre de la régie Renault, Robert Nogrette, marquent la rupture. Benny Lévy renonce à s’engager dans le cycle de la violence comme les Brigades rouges italiennes ou la Fraction armée rouge allemande. « Benny ordonne à ses troupes de relâcher Nogrette. Tout comme il condamne la tuerie des athlètes israéliens à Munich en 1972, qui le choque profondément, alors qu'une partie de sa base est constituée de travailleurs immigrés très pro-palestiniens.
 
À ce propos, il indique qu'il a dû « entendre des propos antisémites d'une violence rare » mais qu'il s'est tu pour payer ce fameux « billet d'intégration à la société française »5. Il crée des comités pour la Palestine, car « on devait être antisionistes mais alors surtout pas antisémites », précise-t-il ; mais il se rend compte que ses militants ne font aucune différence entre antisionisme et antisémitisme. À l'automne 1973, il dissout la GP et entame un tour de France pour expliquer aux militants des régions que c'est fini, qu'il faut renoncer au rêve révolutionnaire. Enfin, en 1973, Benny Lévy devient le secrétaire particulier de Sartre, et le restera jusqu'à sa mort en 1980. Il obtient la nationalité française grâce à une intervention de Sartre auprès du président de la République Giscard d'Estaing. Un nouveau Benny Lévy naît : Il découvre la philosophie d'Emmanuel Levinas en 1978 dont l'étude le pousse à apprendre l'hébreu. Lors d'un voyage avec Sartre en Israël, Benny Lévy passe sa Bar Mitzvah (majorité religieuse) puis, il s'investit dans des études talmudiques. Il part étudier la Torah à Strasbourg à la Yechiva des étudiants, auprès du rabbin Eliyahou Abitbol. Proche du spécialiste de la Kabbale, Charles Mopsik, il est conseiller de direction de la collection Les Dix Paroles aux éditions Verdier à partir de 1979. Benny Lévy est chargé de cours à l'université Paris VII de 1975 à 1980. Il est ensuite, toujours à Paris VII, assistant associé, de 1980 à 1989. Il obtient un doctorat de 3e cycle en histoire de la philosophie à la Sorbonne en novembre 1985,Contractuel en philosophie à l'université François-Rabelais de Tours de 1989 à 1993, il a été ensuite maître de conférences à l'université Paris VII de 1993 à 1997, année où il obtient un « détachement » pour créer l’École doctorale française de Jérusalem (Institut d'études levinassiennes) destinée à populariser la pensée levinassienne, et s'installe alors en Israël. Désormais passionné par l'étude de la Torah, il fait la connaissance du rabbin Moshe Shapira et devient son disciple. Toutefois, il publie toujours ses livres en langue française aux éditions Verdier à Paris. Ainsi Visage continu : la pensée du retour chez Emmanuel Lévinas paraît en 1998. En 2000, il fonde avec Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut l’Institut d'études lévinassiennes, qu'il dirige. Il publie Le Meurtre du Pasteur : critique de la vision politique du monde en 2002. En 2003, il achève un essai sur le messianisme juif moderne, Être juif : étude lévinassienne, qui est publié après sa mort la même année.Il meurt à Jérusalem le 15 octobre 2003.
 
Voilà pour Benny Lévy. Comme on vient de la voir, Benny Lévy est loin d’être un ignorant. On comprend mieux à présent pourquoi Sartre s’est passionné pour lui. Reste une question : Benny Lévy a-t-il trahi Sartre ? A-t-il trahi ses propos comme n’a cessé de le clamer Simone de Beauvoir ? “C’est faux” avait répondu Benny Lévy à l’époque. “Ça fait cinq ans que nous discutions de ce sujet, et ces entretiens ne sont que la partie émergée. J’allais le matin chez lui, cinq fois par semaine. Simone de Beauvoir devrait se le rappeler puisque c’est elle qui avait insisté pour que je fasse ce travail. Elle a essayé de dissuader Sartre de la publier, d’une manière très vive, pour ne pas dire très violente, elle et d’autres éléments qu’on est convenu d’appeler la famille sartrienne. Sartre qui a même insisté d’une manire féroce, et avec extraordinaire fermeté, Jean Daniel en a été le témoin - pour que ce texte soit publié.” Benny Lévy était bien informé ! Jean Daniel l’a bien confirmé dans son livre Avec le temps (2) en évoquant ce souvenir. “Sartre m’appelle pour me demander si je vais publier cette interview. Je lui demande s’il a son texte sous près de lui ! Je l'ai en tête », a répondu Sartre. Et, en effet, « il le connaissait par cœur », assure Daniel. Et Sartre d'insister : « Je veux, Jean Daniel, je dis bien je veux que mon entretien avec Victor soit publié dans l’Obs. C’est moi Sartre qui vous parle. Je compte sur vous ».
 
Tout le talent de Laurent Touil-Tartour a été d'élucider le mystère de cette relation qui fonde son récit. Son livre, passionnant, est une enquête philosophique qui s'appuie sur une documentation riche et partiellement inédite.
(1)Laurent Touil-Tartour. Achever Sartre. Figures/Grasset. Janvier 2024
(2) Jean Daniel. Avec le temps. Carnets 1970-1998. Grasset. Septembre 1998.
 
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