Oïe oïe oïe! Je crois que je n’ai jamais autant prononcé ce « oïe oïe oïe » que depuis quelques mois.
Vous savez qu’en yiddish, en principe, le « oïe oïe oïe » cherche à exprimer une plainte ou une inquiétude, mais en réalité, tous les spécialistes le savent, cela sert exactement à faire le contraire : en trois syllabes, cela suggère qu’il est peut-être possible de prendre un peu de distance avec ce qui nous arrive, ou du moins d’essayer. C’est en tout cas ce que les Juifs ont toujours fait dans les moments les plus noirs de leur histoire – cela et aussi, évidemment, raconter des blagues, des histoires drôles, beaucoup plus drôles que des plaisanteries sur des « nazis sans prépuce ». C’est comme si la fonction de l’humour juif était la mise à distance du désespoir par l’autodérision et un pied de nez hyperpuissant à tous les haineux qui nous entourent. Alors maintenant, bien sûr, c’est le moment où je suis obligée de vous raconter une blague !
Il y en a une que Denis Olivennes m’a racontée juste après le 7 octobre ; je crois que j’ai dû la répéter dix mille fois – pardon pour ceux qui l’ont déjà entendue et qui la connaissent –, mais à mon sens c’est la meilleure blague juive du moment. Elle dit : « Quelle est la différence entre un Juif pessimiste et un Juif optimiste ? Le Juif pessimiste dit : Cela ne pourrait pas être pire. Et le Juif optimiste dit : Mais si, cela pourrait être pire. » Et ce soir, avec vous, j’ai très envie d’être optimiste. Je sais que certains se disent qu’on joue avec les mots. Mais précisément, je pense qu’aujourd’hui, il est urgent, urgentissime de reprendre la main sur les mots et sur le langage. Je crois que plus que jamais, il faut pouvoir penser leur pouvoir, au moment où certains leur font dire n’importe quoi, les manipulent, les contorsionnent, se cachent derrière des mensonges ; au moment où certains vous affirment que, promis juré, ils ne sont pas du tout antisémites mais juste antisionistes, sans pouvoir dire exactement ce qu’ils entendent par là à part, abracadabra, l’évaporation de sept millions de Juifs au Proche-Orient ; au moment où d’autres, pas du tout antisémites, je le conçois très bien, manipulent sans l’entendre eux-mêmes des clichés antisémites éculés, une rhétorique ancestrale archiconnue, et se mettent à parler une langue un peu à leur insu ; au moment où tant de gens laissent libre cours à cette haine sur les campus des universités, boycottent des manifestations culturelles et sont persuadés – je les cite – d’être « du bon côté de l’Histoire ». Au moment où se développe un étrange antisémitisme vertueux de personnes qui sont convaincues dur comme fer d’être du côté du bien, du juste, du pur, peut-être convient-il plus que jamais de parler du langage de cette haine et de la mémoire qu’on doit toujours en avoir. La haine du Juif dans l’Histoire, elle a toujours – en tout cas, très souvent – touché des gens qui se croyaient bien sous tous rapports, qui pensaient avoir la bonne croyance, la bonne théologie, la bonne idéologie, et qui étaient convaincus que le Juif empêchait leur famille, leur pays ou le monde entier d’être en paix et de tourner rond. Paradoxalement, c’est très souvent au nom de l’amour du prochain, de la paix dans le monde ou d’un souci d’unité qu’on a détesté le Juif ; c’est une des forces de cette haine ancestrale, capable de muter à chaque époque. On pourrait presque le résumer en une minute à peine, faire une espèce de petit cours d’antisémitisme accéléré, accessible à n’importe quel étudiant – même à Science Po ! « On a reproché aux Juifs tout et son contraire. On les a accusés d’être trop riches et trop pauvres, d’être un danger pour le système ou d’être le système, d’être capitalistes et bolchéviques, d’apporter des maladies ou de contrôler les lobbies pharmaceutiques, d’être trop discrets, trop “bling bling”, de se mêler aux autres, de refuser de se mêler aux autres, de ne pas se défendre ou au contraire de trop se défendre, d’être apatrides ou au contraire d’aspirer à un pays » – et l’on pourrait poursuivre très longtemps cette liste absurde. Dans les sociétés patriarcales, le Juif a souvent été jugé trop féminin : il aime l’argent et il est hystérique comme les femmes. Mais c’est magique : il suffit que la société se soucie enfin des droits des femmes pour que certains se mettent à juger le Juif un peu trop viril, un peu trop mâle alpha, et pour que certaines féministes peinent à défendre les femmes israéliennes violées parce qu’elles seraient un peu trop masculines.
Ne cherchez pas. En fait, c’est simple : selon les temps et les contextes, le Juif sera toujours celui qu’on accuse de ce dont on veut se débarrasser. Il est celui qu’on attaque pour tenter de recréer un semblant d’unité. Je l’ai écrit dans mon dernier livre, et je suis prête à faire ce pari avec vous : demain, face à la crise environnementale, vous verrez qu’on accusera les Juifs de trop polluer et de mal recycler ; et si des espèces animales viennent à disparaître, les zèbres, par exemple, eh bien, j’en suis convaincue, on dira que c’est la faute des « ZHébreux ».
Alors bien sûr, on peut en rire, mais c’est terrifiant. Cependant, le diagnostiquer, ce n’est pas céder au désespoir, mais je crois que c’est commencer à se donner des outils pour le repérer, même dans la bouche de ceux qui parfois le diffusent sans s’en apercevoir, puisque, encore une fois, tout passe par les mots et le langage. Moi, depuis le 7 octobre, je n’arrête pas de me demander s’il ne faudrait pas changer de langue, trouver des mots pour faire entendre ce que beaucoup de gens refusent d’entendre – parce que, vous l’aurez remarqué, à chaque fois que l’on fait remarquer à quelqu’un que sa parole porte de l’antisémitisme, très vite il vous accuse d’agiter ce foulard comme un paravent, de chercher à couvrir le crime. C’est comme s’il fallait inventer d’autres mots, peut-être des néologismes, pour que son oreille entende ce que sa bouche est en train de dire. Comment fait-on donc cela ? Certains, dans l’Histoire, s’y sont essayés : Gary – on en a parlé –, Zweig, Perec – beaucoup d’autres. Et comme beaucoup d’autres gens, moi aussi, aujourd’hui, je cherche. L’autre jour, avec quelques amis, je ne trouvais plus de mots pour parler de ce qui nous arrive, et j’en ai finalement inventé un, un mot qui n’existe pas du tout, dans aucun dictionnaire : je leur ai dit que c’était le moment de rechercher, partout autour de nous, la menschitude, c’est-à-dire de se mettre en quête de ce que, dans la tradition juive, on appelle les mensch : des hommes et des femmes dignes qui se lèvent toujours à un moment donné pour sauver l’humanité.
C’est avec ce mot qui n’existe pas que je voudrais conclure, parce que je suis optimiste. Je me dis que peut-être, grâce à Bernard-Henri Lévy, grâce à La Règle du jeu, grâce à vous, pourrait souffler sur nous un vent de menschitude, et pourraient encore se lever des hommes et des femmes qui refusent ces haines qui nous défigurent. Et je veux croire que nous saurons encore nous tenir ensemble, non pas seulement pour sauver les Juifs, mais pour sauver notre humanité commune que l’antisémitisme toujours tente d’assassiner.