Je suis américain, juif et gay et j'ai peur
Les gens comme moi n'ont pas leur place dans l'Amérique de Trump
Pour ce que j'en sais, c'est mon arrière-grand-mère qui a voulu rester. Parce qu'ils avaient vécu dans ce pays toute leur vie, parce qu'ils ne connaissaient rien d'autre. Parce que tout ce qu'ils aimaient était là. Pourquoi partir?
C'était en Pologne, en 1933. Juifs laïcs, ils menaient une vie douce et moderne. Ils savaient qui était Hitler, bien évidemment. Ils savaient pour Hindenburg et ses compromissions pathétiques qui avaient permis son essor. Ils lisaient les journaux. Ils savaient le boycott des commerces juifs, les lois raciales de Nuremberg, la Nuit de Cristal –un autre 9 novembre, il y a 78 ans. A l'invasion de l'Allemagne, mon arrière-grand-mère a insisté. Non, on reste. Pris de panique, ses amis juifs allaient fuir, mais elle dira: non, ça ne va pas nous arriver, pas ici. Puis les soldats les ont installés dans le ghetto. Un ami fortuné, qui savait comment quitter le pays sans prendre trop de risques, proposera de les aider dans l'exil. Mon arrière-grand-mère ne cédera pas: non, on reste.
Ensuite, ils ont été déportés vers les camps. Le reste de l'histoire n'est pas difficile à deviner. Mon grand-père a survécu, de justesse. Pas mon arrière-grand-mère. Je ne l'ai jamais connue parce qu'elle a été assassinée par ceux qui, selon elle, n'allaient jamais lui faire ça. Pas ici, non, ça n'arrivera pas.
En tant que Juif né en Amérique, on m'a élevé dans cette double et contradictoire croyance: que les États-Unis sont un endroit sûr, mais que le monde, à tout moment, peut basculer dans le fanatisme et la violence. Mercredi matin, aux premières heures du jour, ces deux bouts de croyance se sont télescopés dans ma tête. Donald Trump venait d'être élu président. D'un côté, l'Amérique était toujours une démocratie libérale, avec des libertés civiles et des garde-fous institutionnels. D'un autre, ces libertés semblaient s'éteindre rapidement. Trump et ceux qui ont permis son essor contrôlent désormais toutes les branches du gouvernement. Trump n'a rien à craindre du Congrès, pour lui c'est une simple chambre d'enregistrement. Et par le jeu des nominations, Trump envahira bientôt la justice de ses acolytes. Quel magistrat peut accepter de soutenir un type qui affirme que Gonzalo Curiel, juge fédéral né dans l'Indiana, est incapable d'impartialité parce qu'il est «mexicain»? Quelqu'un qui ne s'intéresse ni à l'indépendance de la justice, ni aux principes fondamentaux du droit et de l'équité. Un juge dont le seul intérêt est le pouvoir, dans sa forme la plus brute.
Je suis un journaliste gay et juif. Trump me fait horreur et je ne l'ai jamais caché. Toutes les semaines, je recevais les mails, les tweets, les messages privés: youpin, pédale, sale juif. Leur chef a sifflé l'antisémitisme en ultrasons et leurs oreilles ont parfaitement capté le message. J'ai eu les menaces de mort. Ils veulent me tuer, m'expliquent-ils, ils savent comment s'y prendre. Et je ne suis pas le seul concerné, ça s'applique à tous les gens comme moi. Les Juifs qui veulent ruiner le pays. Les Juifs qui l'ont souillé. Les traîtres de journalistes. On va bientôt nous rendre la monnaie de notre pièce, me disent-ils, on aura mérité notre sort. Ils ont un plan. Ils ont des armes. Ils nous feront payer.
Les États-Unis sont un endroit sûr. Il y a des gardes-fous institutionnels. Il y a la Déclaration des Droits. Mais de quels droits parle-t-on s'il n'y a pas de justice impartiale pour les faire appliquer? Que sont l'égalité devant la loi et le droit à un procès équitable si aucun tribunal n'oblige les gens à les respecter? Rien. Des principes abstraits qui font joli sur le papier. Sans aucun sens dans la réalité. Bientôt, des centaines de juges seront nommés par un homme affirmant que le Juge Curiel est incapable de remplir ses fonctions parce qu'il est «mexicain». Quel genre de juge cet homme peut-il choisir? Des magistrats qui respectent son agenda politique, pas l’État de droit. Des juges qui n'ont pas le moindre intérêt à protéger des gens comme moi.
Pédé, youtron
Chaque semaine, les menaces déferlent. Ils savent où j'habite, me disent-ils. Trump veut que les gens comme moi déguerpissent. Qu'ils disparaissent, qu'ils crèvent. Ils m'expliquent comment ils s'y prendront. C'est toujours avec une arme à feu. Les tantouzes gauchistes n'ont pas leur place dans le nouveau monde, m'expliquent-ils. Parfois, on sentirait presque de l’insouciance dans leurs mises en garde. C'est tout simplement que les gens comme moi n'ont pas leur place dans l'Amérique de Trump. Pédé, youtron. Avant l'élection, jamais je n'avais entendu ces mots, dirigés contre moi. Maintenant, ils sont partout. Ils ont leur place dans l'Amérique de Trump.
J'ai peur. Je suis mort de trouille, et ça ne m'était jamais arrivé. Que faut-il faire? Jamais nous n'avions vécu quelque chose de semblable. Le ressac de l'histoire nous pousse de plus en plus loin vers le large. La côte s'éloigne et les falaises s'écroulent. Faut-il combattre le courant? Faut-il se laisser emporter? Admettre qu'il ne sert à rien de combattre quelque chose sur laquelle nous n'avons aucune prise?
Mon autre arrière-grand-mère a fui. Sa famille était aisée, laïque. Ils étaient propriétaires d'un studio de photographie réputé. Parfois, je regarde leurs portraits, ceux qu'ils ont tirés juste avant de faire leurs valises et de partir pour toujours. Il n'y a pas de panique dans leurs yeux. Ils savaient ce qu'ils avaient à faire et ils l'ont fait. En arrivant en Amérique, ils n'étaient pas particulièrement heureux, mais ils étaient en vie. Derrière eux, ils ont laissé leurs anciennes vies, ils savaient qu'il n'y aurait bientôt plus grand-chose à sauver. Depuis mercredi matin, je pense à eux, à leurs yeux. Et je pense à mon arrière-grand-mère, celle que je n'ai pas connue.
Non, a-t-elle répété inlassablement à sa famille. On reste, cela n'arrivera pas. Pas ici.
Slate.fr