Albert Memmi, Testament insolent

Albert Memmi, Testament insolent

"L'identité n'est pas identique". Retour avec Albert Memmi sur son Testament insolent

Propos recueillis par Monique Zetlaoui

 

Monique Zetlaoui : Vous intitulez votre dernier ouvrage « Testament insolent » Avez-vous été impertinent toute votre vie ?

Albert Memmi : L’impertinence ou l’insolence sont pour moi un trait de caractère mais si vous évoquez mon œuvre, ce que vous percevez comme impertinence n’est que la nécessité de comprendre. Je suis issu du ghetto juif tunisien, un milieu clos, feutré ; il s’est ouvert devant moi un monde nouveau, celui de la culture française et occidentale, celui de l’art, de la littérature. Je voulais, je le redis, comprendre, voir la vérité mais aussi dire la vérité et souvent c’est à ce moment-là que l’on heurte ou l’on dérange les autres et alors j’étais perçu comme insolent ou impertinent. Oui, j’ose dire que certaines œuvres de Picasso m’éblouissent et d’autres pour moi n’ont rien à voir avec l’art, je le dis haut et fort comme je pense que tout n’était pas génial chez les surréalistes et qu’ils ont causé un tort considérable à la littérature, cela aussi peut-être considéré comme impertinent. De même ce que d’aucuns considéraient comme de l’insolence n’était que mon désaccord avec l’intelligentsia locale.

Vous évoquez toujours vos origines et le fait que le français n’était pas votre langue maternelle.

Si mon père se débrouillait tant bien que mal en français, parce que les hommes avaient des occupations à l’extérieur, ma mère ne parlait que l’arabe dialectal ou le judéo-arabe qui est ma langue maternelle.

Donc vous apprenez le français au Lycée français où vous vous familiarisez avec cette nouvelle langue.

Non, ce fut la seconde étape, c’est à l’école de l’Alliance israélite que j’ai appris le français. L’alliance israélite a fait un travail colossal dans de nombreux pays y compris en Tunisie pour scolariser les enfants juifs et leur enseigner cette nouvelle langue, cette nouvelle culture, les initier en quelque sorte à la France.

Le français c’est un choix ?

Nous n’avions pas le choix, l’arabe littéraire n’était pas la langue des juifs, c’est la langue du Coran, des érudits musulmans et les juifs s’exprimaient dans un dialecte judéo-arabe qui n’était qu’une langue orale. C’était la seule voie pour accéder à la culture comme à la connaissance.

Ce que vous qualifiez de testament n’est-ce pas parfois un règlement de compte ? D’ailleurs vous n’êtes pas très tendre envers nombre de vos contemporains.

Sans doute cela est-il vrai en partie. J’ai été enseignant toute ma vie. Au début de ma carrière, je n’étais pas titulaire, chaque fin d’année je ne savais pas si mon poste serait renouvelé, avec les angoisses que cela génère surtout lorsque l’on est en charge de sa famille. Mais ce livre, tout comme ma vie, est guidé par mon désir constant de comprendre. J’ai utilisé le privilège de l’âge pour dire ce que je pensais de certains de mes contemporains. La vieillesse a aussi des avantages…

Vous avez une très jolie formule : « l’identité n’est pas identique ». Quel est le ciment ou l’alchimie mystérieuse qui font l’identité de la France aujourd’hui ?

Payer ses impôts, oui cela peut vous sembler curieux, ce n’est pas du tout une plaisanterie. Mais évidemment l’identité c’est la langue, cette langue que nous parlons tous et que les enfants immigrés apprennent rapidement à maîtriser grâce à l’école de la République. La langue commune et certains idéaux des Lumière font de la France un ensemble cohérent. On peut rajouter une adhésion aux principes de la laïcité, du moins pour une partie d’entre eux.

I
Vous venez d’évoquer l’école de la République. Dans votre ouvrage, vous revenez sur la laïcité…

Je suis et je demeure un laïc. La laïcité est la seule forme institutionnelle qui nous permette de vivre ensemble au mieux. La société laïque est tolérante ce qui n’est pas le cas vous en conviendrez des sociétés religieuses et seule la laïcité peut nous protéger des dérives intégristes. En France, plus de 50 % de la population se déclare laïque.

Le laïc que vous êtes est tout de même très obsédé par la question juive.

Il est vrai que la condition des juifs a été une de mes préoccupations. Cela a éloigné de moi certaines catégories de lecteurs, qui ne m’ont pas reconnu complètement comme un écrivain du tiers-monde. Le juif est minoritaire et, de là il a été longtemps le dominé en milieu la plupart du temps hostile. Cette position de précarité l’a aussi amené à choisir toujours les vainqueurs parce que pour sa survie, il n’avait pas le choix. Né dans une famille juive, j’ai subi cette condition depuis toujours et c’est sans doute là que très tôt j’ai appris ce qu’est un minoritaire. Cela dit, étant profondément laïc et définitivement laïc je brocarde autant le judaïsme que les autres religions dans leurs pratiques qui parfois s’avèrent dangereuses et peuvent avoir des conséquences redoutables.

Pensez-vous que les religions monothéistes soient moins tolérantes et plus dogmatiques ?

Je crois que le monothéisme pur n’existe pas, c’est tout simplement une tentative propre à toutes les civilisations d’unifier la pensée. Et nous savons que toute unification aboutit à l’intolérance.

Vous êtes tout de même sévère et amer vis-à-vis du monde arabe…

Je ne veux pas parler de retard, je n’aime pas ce mot, mais je considère que l’islam (et non les Arabes) est en décalage de deux siècles dans son approche du monde et de la démocratie qui reste et demeure la seule valeur en dépit de ses défauts et faiblesses. Je suis inquiet et triste de ne pas voir les prémices d’une Renaissance dans le monde arabe. Autant les décolonisations étaient pleines de promesses autant la ploutocratie à la tête des classes dirigeantes, l’utilisation de la religion dans la vie de la cité, l’autoritarisme qui va de pair avec souvent la corruption de nombre ces régimes ont ôté mes illusions. L’indigence des dirigeants actuels est affligeante et inacceptable.

La définition du terme élevage du Littré est la suivante : « Ensemble des opérations qui ont pour objet la multiplication et l’éducation des animaux domestiques » pourtant c’est le mot que vous avez choisi pour évoquer la fonction et le rôle d’éducatrice des femmes, donc des mères. Votre choix est-il une provocation ?

Je tiens à vous rappeler que j’ai rédigé très tôt un des premiers textes féministes mais néanmoins je pense que l’on ne peut faire abstraction de la différence biologique entre l’homme et la femme et sur ce point d’ailleurs je ne suis pas d’accord avec Elisabeth Badinter pour qui j’ai beaucoup d’estime par ailleurs. Le fait que la mère porte l’enfant, le fait qu’elle le nourrisse avec ses seins crée une relation spécifique. La femme a un rôle déterminant reproduire l’espèce. Mais le choix du mot n’est en aucun cas sexiste mais colle à une réalité biologique qu’il serait malhonnête de nier.

Les thèmes majeurs de votre œuvre demeurent les notions de domination et de dépendance. Les décolonisations ayant eu lieu en quasi-totalité il y a plus de cinquante ans, ces notions, en politique, vous paraissent-elles encore d’actualité ou obsolètes ?

La dominance et la dépendance me semblent toujours les deux caractéristiques les plus présentes dans les conduites humaines. La colonisation en est un cas particulier entre autres.

 

 

Propos recueillis par Monique Zetlaoui

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