Le nouveau livre de Héla Msellati, «Piments et Compagnie»: À consommer sans modération !

Le nouveau livre de Héla Msellati, «Piments et Compagnie»: À consommer sans modération !
 

Par Samia Kassab-Charfi - Ceux qui aiment la cuisine, le son des mots qui disent les saveurs et cet alphabet de toute bonne cuisinière qui suit, selon l’almanach culinaire familial, le rythme des saisons et des fêtes religieuses, ceux-là trouveront leur bonheur dans le délicieux livre de Hela Msellati, paru aux Éditions Arabesques il y a tout juste un mois.

Piments et Compagnie. Chroniques gourmandes de Méditerranée ne ressemble à aucun livre connu. Ce n’est pas un livre de cuisine au sens conventionnel du terme. Ce n’est pas non plus une Anthologie des meilleurs crus gastronomiques tunisiens. Si nous devions le définir, nous dirions qu’il est tout cela en même temps et surtout, une véritable Encyclopédie culinaire inclusive : 200 pages qui vous font monter l’eau à la bouche – ah, «l’organza candide de la brik, vaporeux comme un matin de printemps»; lecture déconseillée si vous avez des gargouillis au ventre !), qui revisitent avec une langue exquise les aliments iconiques de notre identité tunisienne, arabe, berbère, juive – en un mot, méditerranéenne.

Hela Msellati nous emporte, toutes marmites dehors, dans un périple qui remonte aux origines de chaque légume, de chaque fruit ou mets préparés à la manière de sa Kmaïra, maîtresse femme qui officie en virtuose aux fourneaux où mijotent, non seulement les délices mais aussi et peut-être surtout l’art de rallumer la flamme du couple inénarrable qu’elle forme avec Si Allala. Si vous aimez redécouvrir les vieilles recettes d’antan, apprendre enfin d’où est venue à nous l’Harissa et reprendre du poil de la bête quand le couple menace de partir en vrille, suivez Kmaïra, Love coach qui n’en finit pas de caracoler, pour la course à la contre-routine dans le couple. Le secret de l’affaire est livré p. 184: «Dans son manuel de séduction gastronomique, cahier Sélecta aux pages giclées de souvenirs culinaires, sa devise reste d’étonner pour toujours régner.»

Cette sarabande de chroniques nous fait faire le tour des pays méditerranéens, composant un Trésor du lexique gastronomique qui puise dans l’agronomie, dans l’histoire des conquêtes et des impérialismes (qui a durablement impacté l’histoire de la gastronomie et les migrations de recettes), dans l’histoire de l’économie également et surtout l’histoire des terroirs, de Kerkennah à Béja, de Djerba à Bizerte… Rompant avecle style des livres de cuisinequi enchaînent les empilages de procédés et techniques dont on arrive à peine à maîtriser le comment tandis que l’on en ignore presque totalement le pourquoi, Héla Msellati se penche sur les fumets et nous donne à entendre le crépitement des oignons qui rissolentetla douce musique des mijotages, avec un tel pouvoir de suggestion que nous nous y croirions presque –délectable téléportation qui nous fait entrer tantôt dans la maison de Lily Boutboul, amie de Kmaïra, pour Rosh Hachana, tantôt dans celle de Mario, son ami italien, pour y savourer un café dont Mario lui raconte «la légendaire découverte par un berger yéménite et sa première commercialisation par un aventurier vénitien»…

Écrit sur un mode allegro qui ne s’affaisse jamais, le livre effectue un travail important de restitution patrimoniale. Il plonge dans l’archéologie méditerranéenne pour faire valoir ce fait capital : que la cuisine est transfrontalière, les recettes enjambant allègrement les murs des Etats pour trouver un souffle nouveau là où elles sont réinvesties, recomposées par des Kmaïra habitées par la créativité et les nécessités de la séduction. Les titres mêmes des sections sont ingénieux: la mloukhiya et son origine sont dévoilées dans le volet «Magie noire», où l’on apprend notamment que « deux continents se disputant son lieu d’éclosion, son ascendance est, aujourd’hui encore, obscure; certains affirment qu’elle serait née en Inde ou dans le sud chinois, quand d’autres scientifiques sont quasiment certains qu’à l’état sauvage, elle aurait vu le jour dans la savane, dans la jachère de champs où son existence fut encouragée par un climat chaud et humide. La légende, elle, raconte une parenté lointaine avec l’antique épinard sacré d’Égypte.» Ainsi, face au raz-de-marée de la malbouffe en Tunisie et au «gigantisme de big burger, big cheese et big coca», le livre de Hela Msellati fait œuvre d’alternative citoyenne, s’inscrivant en faux contre le vénal consumérisme auquel sacrifient certaines Instagrammeuses ayant vendu leur âme au Diable (de la junkfood!).

Mais l’ouvrage, qui inscrit la Mer Méditerranée au centre de son sujet, dépasse toutefois les limites de mare nostrum pour évoquer de très nombreux autres lieux auxquels la Méditerranée voit son destin d’épicentre culinaire lié. En effet, y sont mentionnésle Chili, le Mexique, la Corée, Haïti, le Japon, la Caraïbe, pour ne citer que ceux-là. L’histoire de la debla ou ouedhnine el kadhi  y est amorcée ainsi: «L’oreillette occitane investit le Maghreb pied-noir, khechkhach algérien, oreilles de Ŝtramberk tchèque, jusqu’au goshe é file, oreille d'éléphant afghan, la friandise grésilla dans toutes les oreilles.» Vous n’en reviendrez pas d’apprendre comment l’Empereur de Chine a découvert le thé, par un hasard d’une extrême poésie, ou comment le levain fut inventé, ou encore dans quel contexte, à la fin du XIXème siècle, s’opéra l’introduction du zgougou dans notre assida nationale…

Lisez, régalez-vous, sans modération surtout, avec en point d’orgue la Reine huile d’olive et ces «joyeuses noces de terroir» des «Oueslati, Zalmati, Zarrazi, Jerboui, Fakhari, Toffehi, Chemchéli Zarzis ou Jerba, Tounsi, Marsaline, Sayali, Jemri et tant d’autres». La description de l’extraction et de la pression à froid est elle-même une symphonie pour l’oreille avant d’être un ravissement (pavlovien) pour les papilles. Entre boutargue et poissons, croquez dans la pomme de ce livre génial qui prolonge le De re coquinaria d’Apicius, juste pour le plaisir d’accompagner les rites de préparation culinaire, qui sont notre véritable baptême, à chaque fois réinitié, d’identité tunisienne: «Pour apprêter sa salade, elle convoquera poivrons et tomates, le couple glamour de sa cuisine ancestrale. Grillés et hachés menus à double couteau, ils seront parsemés de câpres acidulées et d’olives noires, charnues et attendries de saumure. Elle nappera leur union de l’or vert, glauque et brillant, des oliviers des plaines du sud. Si Allalla embouchera avec sa grâce innée, l’auriculaire en point d’interrogation. Elle exécutera savamment, il savourera avec énergie, dans une pure jouissance équitablement partagée, celle de satisfaire un goût délicat et celui de flatter une oreille friande.»

Héla Msellati, Piments et Compagnie. Chroniques gourmandes de Méditerranée.
Arabesques, 2023

Samia Kassab-Charfi

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