LE JUIF ET L’ARGENT ? DU VIEUX PRÉJUGÉ HISTORIQUE AU MEURTRE ANTISÉMITE, PAR MARC KNOBEL

LE JUIF ET L’ARGENT ? DU VIEUX PRÉJUGÉ HISTORIQUE AU MEURTRE ANTISÉMITE, PAR MARC KNOBEL

 

Roger Pinto, sa femme et son fils ont été séquestrés, violentés et détroussés dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 septembre à leur domicile de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis), "une agression antisémite" condamnée dimanche par le CRIF et le ministre de l'Intérieur. Une première ?

Un vieux préjugé historique

Le cliché selon lequel « les Juifs ont de l’argent » est (bien) ancré dans les esprits et cela ne date pas d’aujourd’hui. L'antisémitisme «économique» est une conséquence de l'antijudaïsme religieux: considéré comme le peuple «déicide» (pour avoir tué le Christ), les Juifs sont mis au ban de la société par les chrétiens (1). Comme le rappelle le sociologue Michel Wieviorka dans une interview à l'Obs (2): «au Moyen Age, les juifs ont souvent été, sinon expulsés, maltraités et confinés à des fonctions liées à l'argent, ce qui était mal considéré. Beaucoup travaillaient dans la banque. Ils ont alors commencé à subir des accusations de rapacité et d'avarice.». L'un des exemples les plus connus de ce stéréotype figure dans le livre de William Shakespeare, « Le Marchand de Venise », dans le caractère de Shylock, un usurier juif qui demande du héros, Antonio, un litre de viande quand celui-ci ne peut rendre le prêt.

Mais c'est à l'orée du XIXème siècle, avec l'émergence du capitalisme industriel, que le cliché des Juifs et de l'argent s'affirme avec une nouvelle force. Les Juifs sont alors accusés d'être les promoteurs du capitalisme mondialisé. Le cliché se transforme en complot». L'historien Gerald Krefetz dans son livre « Les juifs et l'argent: les mythes et la réalité », résume l'idée de l'antisémitisme économique en une phrase: «[les juifs] contrôlent les banques, la réserve monétaire, l'économie et les affaires — de la communauté, du pays, du monde» (3).

Plus près de nous : l’horrible précédent : le meurtre d’Ilan Halimi

Remontons le temps.

Le 20 janvier 2006, Ilan Halimi a rendez-vous dans la soirée avec la jeune Emma, qui l’a abordé trois jours plus tôt dans le magasin de téléphonie où il effectuait un remplacement. La mineure est un appât « loué » par un certain Youssouf Fofana, dont le plan est d’enlever un Juif « parce qu’ils sont bourrés de thunes ». Emma entraîne Ilan dans le sous-sol d’un immeuble à Sceaux. Là, ses complices le neutralisent, puis l’emmènent jusqu’à un appartement vide à Bagneux. Pendant les semaines suivantes, Ilan est torturé. Le 21 janvier, Youssouf Fofana envoie depuis un cybercafé une photo d’Ilan à sa famille, sur laquelle le jeune homme apparaît menacé par un pistolet. Fofana exige une rançon de 450 000 euros. Il quitte ensuite la France pour la Côte d’Ivoire, laissant l’otage à des complices. Ceux-ci, devant l’absence de réaction de la famille, s’impatientent. Les jours passent, les échanges téléphoniques avec la famille se multiplient, le montant de la rançon ne cesse de changer. De retour en France, Fofana avertit un rabbin « qu’un Juif a été kidnappé » et le guide jusqu’à une boîte à lettre, où l’homme découvre une cassette audio sur laquelle est enregistré un message de l’otage « en sanglot, à bout de force, parlant des sévices subis ». Au même moment, Fofana doit libérer l’appartement où est détenu Ilan. Dans la nuit du 29, il le transporte jusque dans les caves d’un immeuble voisin. Le 31, un cousin d’Ilan trouve une cassette vidéo de l’otage, suppliant qu’on paye la rançon, ainsi qu’une photo de lui, en peignoir, menotté. La situation s’enlise.

Dimanche 12 février 2006, Youssouf  Fofana rentre à Paris. Ses complices en ont assez, visiblement. Il leur assure qu'il va laisser partir Ilan, qu'il roue quand même de coups (une nouvelle fois) pour obtenir d'autres coordonnées de la famille. Pour effacer les indices, Ilan est lavé, ses cheveux sont rasés. Le 13, à 5h00, les anciens geôliers voient Fofana partir au volant d'une voiture volée, son otage se trouve dans le coffre. Trois heures et demie plus tard, une conductrice repère Ilan le long d'une voie de chemin de fer, à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il est nu, il est menotté et bâillonné. Le corps est recouvert de brûlures. Il meurt en route vers l'hôpital (4).

Dans une autre affaire (Créteil), nous fûmes confrontés également au silence et au déni…

Le quartier du Port, à Créteil, ressemble à beaucoup d’autres de la banlieue parisienne. Des immeubles de 5 à 6 étages, aérés par des allées de verdures et des jeux pour enfants, des parkings de voitures au pied de chaque bâtiment. Des groupes de jeunes traînent en bas des immeubles ou circulent à scooter. Ce quartier, comme l’ensemble de la ville de Créteil, abrite une importante communauté juive.

Le 1er décembre 2014, Jonathan, 21 ans, et sa compagne, âgée de 19 ans, sont agressés à leur domicile dans le quartier du Port, à Créteil (Val-de-Marne), par trois hommes. Le jour des faits donc, trois hommes cagoulés et armés s'engouffrent dans l'appartement du couple. Ils recherchent de l'argent et des bijoux. «Les juifs, ça met pas l'argent à la banque», s'agace l'un d'eux devant le maigre butin récolté. Sous la menace d'une arme, Jonathan donne son numéro de carte bleue avant d'être entravé. Alors qu'elle se trouve seule dans une chambre, sa compagne est violée par l'un des malfaiteurs.

En février 2017, la qualification antisémite de l'agression est supprimée par le juge d'instruction chargé de l'affaire. Les agresseurs sont donc poursuivis pour "viol en réunion", "vol avec arme", "séquestration", "association de malfaiteurs" et "extorsion", mais pas pour violences "en raison de l'appartenance religieuse". Cependant nous apprenons ce 26 mai 2017 que le parquet de Créteil estime (enfin) que les agresseurs qui avaient braqué un couple à domicile et violé la jeune fille en 2014 les avaient ciblés à cause de leur religion. Là où le juge en charge de l'enquête n'avait donc pas retenu précédemment cette incrimination (Le Parisien, 26 mai 2017). Dans ses réquisitions du 17 mai, le parquet de Créteil revient à la lecture initiale du dossier. En évoquant le vieil homme initialement ciblé, la procureur estime que les agresseurs «savaient quelle était la confession de leur cible». Quant à l'agression du couple, le 1er décembre, les victimes ont «relaté que certains de leurs agresseurs avaient explicité leurs agissements par référence, cette fois encore, au préjugé selon lequel les juifs, ça a de l'argent ou les juifs, ça met pas l'argent à la banque», avance la magistrate. «Je suis ravi que le parquet ait redonné tout son sens à cette affaire. Si on ôte son caractère antisémite, on ne peut pas la comprendre», se réjouit Me Patrick Klugman, l'un des avocats du couple (Le Parisien, 26 mai 2017).

En 2015, encore…

Juillet 2015, une famille juive est agressée dans son pavillon du Blanc Mesnil (région parisienne) par trois individus qui sont entrés dans la résidence par effraction, révèle le BNVCA (Bureau National de Vigilance contre l'Antisémitisme). Dans une interview exclusive accordée à i24news, le président de l'ONG Samy Ghozlan livre les détails de cette agression à caractère antisémite. « Vers 5 heures du matin, trois hommes armés et cagoulés sont entrés par effraction dans le pavillon de cette famille juive. Ils ont séquestré, violemment molesté, et attaché les trois membres de la famille, un père, une mère et leur fils, avant de leur dérober de l'argent et de s'enfuir », affirme-t-il. « Le caractère antisémite de cette agression est indiscutable. Les agresseurs ont reconnu les objets de culte juifs qui étaient disposés dans l'appartement. A chaque fois qu'ils les frappaient, ils disaient : 'vous êtes juifs, vous avez de l'argent, on est venu chez vous parce que vous avez de l'argent ». Les auteurs de cette agression auraient volé 2.500 euros, le véhicule de la famille. Ils auraient également pris les clés de la bijouterie de la famille, qui se trouve à Paris dans le dixième arrondissement. Selon Samy Ghozlan, les victimes ont été très traumatisées et très marquées par cette agression. "Le fils a eu une vingtaine de points de suture, la mère a été atteinte à l'œil. L'agression a été très violente".

Et de nos jours ? Que disent les sondages ?

En 2014, la Fondation pour l’innovation politique mène deux enquêtes avec l’Ifop. La première a été menée auprès d’un échantillon de 1 005 personnes, représentatif des Français âgés de 16 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont eu lieu par questionnaires auto-administrés en ligne du 26 au 30 septembre 2014. Cette enquête révèle que 25% des Français pensent que les Juifs « ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » (25 %)

En 2015-2016 et durant 18 mois, l'Ipsos enquête sur le « vivre ensemble » en France. Et plus particulièrement sur la façon dont sont perçues les communautés juive et musulmane dans notre pays. L'étude, qui a été commandée par la Fondation du judaïsme français (janvier 2016), révèle surtout le sentiment de défiance qui traverse notre société.

Si « les Français considèrent massivement que les juifs sont bien intégrés », plus d'un sondé sur deux (56 %) estime qu'ils ont « beaucoup de pouvoir », ou qu'ils sont « plus riches que la moyenne des Français ».Pour 41 %, ils sont même « un peu trop présents dans les médias » et 60 % pensent qu'ils ont leur part de responsabilité dans la montée de l'antisémitisme. Résultat : pour plus d'un sondé sur dix (13 %), « il y a un peu trop de juifs en France » (5).

Après le sondage paru dans le Journal du dimanche, c’est au tour du Parisien de publier un autre sondage. Le quotidien reprend un sondage de l'Ifop (étude de l'Ifop menée en ligne auprès de 1468 personnes entre le 3 et le 5 février), commandé par SOS Racisme et l'UEJF, sur les préjugés supposés sur les juifs, avec des questions (cependant) caricaturales (6). Entre un tiers et un quart des interviewés adhèrent à l’idée que les juifs utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi (32%), qu’ils sont plus riches que la moyenne des Français (31%), qu’ils ont trop de pouvoir dans les médias (25%) ou dans le domaine de l’économie et des finances (24%, contre 19% s’agissant de la politique)(7).

Enfin, en octobre 2016, un sondage d’opinion CNCDH/SIG/IPSOS révèle que 35% des Français pensent que « les Juifs ont un rapport particulier avec l’argent » (66% par rapport à janvier 2016) (8).

Au final, nous voyons (très rapidement ici) que les préjugés antisémites sont loin d'avoir disparu. Les sondages récents montrent qu'une forte proportion de Français pense que les juifs sont riches ou qu'ils ont une forte influence dans la société. Hélas et depuis quelques années, cet antisémitisme (primaire) connaît un nouvel écho.

 

Notes :

  1. Pour les chrétiens, comme pour les Grecs, le temps n'appartenant pas aux hommes, ils n'ont le droit ni de le vendre ni de le faire fructifier. Le prêt est une activité malsaine qui permet de gagner de l'argent sans travailler. Enfin, le prêteur peut s'enrichir, ce qui concurrence le projet de l'Eglise d'être le lieu principal d'accumulation des richesses. L'Eglise assimile donc le prêteur au diable: il est comme le dealer qui fournit de la drogue, une nouvelle forme de la tentation.

  2. http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141204.OBS7030/les-juifs-et-l-argent-il-faut-eduquer-des-l-ecole-apres-c-est-trop-tard.html

  3. L’ouvrage de référence : Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : histoire économique du peuple Juif, Paris, Le Livre de Poche, N° 15580, octobre 2007.

  4. Voir à ce sujet, Marc Knobel, Haine et violences antisémites. Une rétrospective : 2000-2013, Paris, Berg International Editeurs, pp.169-184.

  5. Les sondages de 2016 seront très critiqués. Les questions seront jugées tendancieuses et caricaturales.

  6. Idem.

  7. http://www.ifop.com/media/poll/3296-1-study_file.pdf

  8. Sondage CNCDH/SIG/IPSOS, réalisé du 17 au 24 octobre 2016, sur un échantillon de 1006 personnes. Voir à ce sujet le rapport de la CNCDH, « La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », Paris, La Documentation Française, pp. 58 et suivantes.

Marc Knobel

Historien. Directeur des Etudes au CRIF

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