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« Dégage ! », une plus-value dans le langage contestataire

« Dégage ! », une plus-value dans le langage contestataire

 

N’en déplaise à ceux qui s’en offusquent, l’injonction la plus scandée et quelquefois galvaudée, ces derniers temps, constitue en fait une plus-value dans le langage contestataire des Tunisiens, longtemps brimés et bâillonnés. L’impératif « dégage » s’inscrit dans une logique de discours parfaitement adaptée pour s’adresser à tous ceux qui, pendant des décennies, pillèrent ce pays ou participèrent d’une quelconque manière à couvrir les crimes odieux d’une poignée de crapules sans foi ni loi.

 Quel autre ton, sinon celui de l’impertinence langagière, conviendrait pour congédier les traîtres à la patrie qui ont traité le peuple tout au long de leur règne avec arrogance et mépris ? N’est-il pas juste de leur rendre la pareille maintenant que les positions de force se sont inversées ? On pouvait se contenter de l’adverbe « Dehors » ou de l’interjection « Ouste » pour leur faire plier bagages, mais l’impératif « dégage » fut d’un meilleur effet ; c’est pourquoi on le retint toutes les fois qu’il s’agissait de chasser un nouvel indésirable. On s’en servit également dans toutes sortes de boutades entre amis et collègues. L’autre jour, un professeur l’utilisa malicieusement dans sa classe pour déplacer quelques uns de ses élèves lesquels en rirent à gorge déployée.

Longtemps pourtant, les damnés de ce pays eurent à souffrir tous les synonymes de « dégage » devant les bureaux de leurs patrons, à la porte des administrations, en implorant un supérieur ou même un chaouch. Longtemps pourtant on traita leurs demandes légitimes d’irrecevables et leurs revendications de subversives. Les uns les taxait de « vermine », de « groupuscules délétères », de « brebis galeuses » ; les autres les qualifiaient d’«agitateurs », de « fauteurs de troubles », de « hordes inciviles ». On leur faisait endurer mille autres humiliations alors qu’ils aspiraient à un tout petit peu de dignité, à une infime place au soleil. La Révolution changea la donne et leur offrit une chance de prendre une minuscule revanche sur leurs oppresseurs de la veille. Alors, ils ont choisi cet insolent « dégage » pour venger leur dignité bafouée. Certains en ont peut-être abusé, mais faut-il leur en vouloir pour cet outrage relativement insignifiant par rapport aux offenses et aux affronts essuyés par eux un demi-siècle durant?

Trêve de discours ringards

Il semble néanmoins que la contre-révolution ne se laisse pas désarmer facilement : en effet, certains nostalgiques du lexique de l’ancien régime (qu’il utilisait à l’adresse de tous ses détracteurs) veulent maintenant ressusciter les formules éculées du genre de « pêcheurs en eaux troubles », de « mercenaires à la solde de l’étranger », de « mauvaises graines » etc. D’anciens opposants ne rechignent pas à confirmer cette tendance, et font à leur tour usage des mêmes formules qui naguère les désignaient. C’est en effet un lourd héritage linguistique difficile à décrasser, tenace et finalement jamais hors de service. Cependant et comme la Révolution tunisienne est le fait des jeunes générations, on aimerait qu’elle rompe avec le glossaire des régimes totalitaires : dans ce sens, des formules comme « dégage » ou « game over » bénéficient d’une nouveauté et d’une fraîcheur en parfaite harmonie avec l’âge et l’esprit des principaux meneurs du mouvement contestataire qui a fait chuter Ben Ali. Il y a lieu de remarquer à ce propos la dissonance physique totale entre ceux qui ont fait la Révolution et ceux qui veulent en guider le destin. De vieux adultes jusque-là impuissants à renverser leurs maîtres tout-puissants s’arrogent désormais le droit de décider de l’avenir des jeunes acteurs qui les ont libérés. Cela nous remet en mémoire les propos d’un sexagénaire filmé par l’une de nos télévisions lors d’une récente manifestation: il disait en substance : merci les jeunes, nous n’avons pas, nous autres adultes, pu être à la hauteur de la mission qui nous était dévolue. Nous sommes trop vieux, séniles même et incapables ! Place donc à un autre souffle, à une autre énergie, à une autre forme de courage politique et à un autre langage contestataire, à une autre efficacité enfin. Et trêve surtout de ces discours ringards qui dénotent un masochisme honteux et un immobilisme désastreux !

 

Badreddine BEN HENDA

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