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À Cordoue, on vivait en arabe, on pensait en grec, on priait en hébreu

 

À Cordoue, on vivait en arabe, on pensait en grec, on priait en hébreu

 

Par Jacques Attali

 

Dans le cadre du dossier consacré aux successeurs de Maïmonide et Averroès qui figure dans le nouveau numéro de l’Arche, six personnalités évoquent ces deux penseurs et leur influence. Voici le témoignage de Jacques Attali, auteur de plusieurs livres sur le sujet.

 

Il est important, lorsqu’on parle d’Averroès, de citer son nom arabe Ibn Rushd. Averroès est un nom latin qui lui a été donné au XVe siècle par des gens qui ne l’aimaient pas. Ce qui rapproche ces deux hommes, c’est la concordance des dates. Ils sont nés au même endroit, avec quinze ans d’écart. Il est possible, et c’était d’ailleurs le sujet du roman que j’ai écrit à leur propos, qu’ils se soient rencontrés, bien que ce soit peu probable. Les deux sont des Espagnols issus de Cordoue. Ils sont partis au Maroc pendant un moment. Fils de juristes et avocats, ils professent le métier, entre autres, de médecin. On peut difficilement faire plus proches. Évidemment, ils sont aussi tous les deux, et c’est peut-être le plus important, des juges et de grands théologiens de leurs univers, musulman pour l’un et juif pour l’autre, mais surtout fanatiquement proches de la pensée d’Aristote. Sachant qu’Ibn Rushd a quinze ans de plus que Maïmonide, il est vraisemblable, en regardant leurs textes, qu’il a été influencé par son aîné. Pas le contraire.

 

Ibn Rushd est plus audacieux dans ses propos que Maïmonide. En particulier sur l’éternité de l’univers. Par contre, Maïmonide est plus audacieux qu’Ibn Rushd sur un point précis : le caractère totalement abstrait de Dieu.

 

Ce qui les distingue, c’est que l’un a fini sa vie très mal, progressivement abandonné par les dirigeants du monde musulman, conscients qu’il était trop audacieux pour eux. Si Ibn Rushd avait été suivi, il aurait amené l’islam dans une toute autre direction. Sa grande thèse étant qu’il n’y a pas de contradiction entre la raison et la foi. Une thèse oubliée peu après lui par l’islam… et par le catholicisme. Maïmonide est resté la référence suprême de son peuple, considéré comme un grand maître, rayonnant auprès des juifs, puis en Occident en général. Tandis qu’Ibn Rushd a été totalement censuré par l’islam qui a suivi, pratiquement jusqu’aujourd’hui. Ce qui est d’autant plus regrettable, Ibn Rushd étant un plus grand penseur que Maïmonide. Aristotéliciens, les deux hommes ont tenté de concilier le monothéisme et la science telle que le philosophe grec la concevait.

 

Maïmonide est clairement un penseur organique, tandis qu’Ibn Rushd se voulait organique. Mais en raison de ce qui s’est passé, à savoir la victoire de l’obscurantisme à ce moment-là, il s’est révélé un penseur critique. Mais aucun ne se voulait critique, désirant penser à l’intérieur de leur foi.

 

Leurs successeurs sont nombreux. À commencer par Thomas d’Aquin, René Descartes et Giordano Bruno. Et puis, bien entendu les Lumières. C’est par eux, plus que par Byzance et Florence, que la pensée grecque va revenir en Occident. Ils vont donc être très importants dans la naissance du monde des Lumières. Maïmonide a été beaucoup utilisé et a nourri la pensée juive par ses commentaires, plus qu’Ibn Rushd, étudié depuis peu. En 1149, la victoire des plus orthodoxes à Cordoue a conduit progressivement à éteindre les Lumières de l’islam qui étaient alors bien plus audacieuses que les Lumières de l’Occident. Ceux qui aujourd’hui encore dans l’islam se réfèrent à Ibn Rushd sont souvent contestés. Tous les intellectuels musulmans modernes se réfèrent à lui comme tous les intellectuels juifs sont conscients de l’importance jouée par Maïmonide dans la transmission de la jurisprudence.

 

L’âge d’or andalou se réfère à cette époque où on passait d’une religion à l’autre, on allait aux fêtes des uns et des autres. Comme disait un poète juif : « On vivait en arabe, on pensait en grec et on priait en hébreu. » Tout cela constituait une extraordinaire symbiose. Malgré tout, ils vivaient sous une dictature théologique. Les juifs, tout comme les chrétiens, vivaient comme des dhimmis, des citoyens secondaires. Cet âge d’or impliquait donc à la fois de grandes tolérances et de grandes fermetures.

 

Propos recueillis par Steve Krief

Jacques Attali est économiste et auteur du roman La Confrérie des Éveillés, consacré aux deux penseurs (Fayard, 2004).

l'Arche

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