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“En Tunisie, nous n’avons pas tous fait la révolution pour les mêmes raisons”, Anissa Daoud, comédienne et dramaturge

“En Tunisie, nous n’avons pas tous fait la révolution pour les mêmes raisons”, Anissa Daoud, comédienne et dramaturge

 

 

On pourrait en faire l'égérie de la Tunisie postrévolutionnaire, l'icône d'un tourbillon démocratique où se mêlent force et grâce, exaltation et tourments. Mais pas sûr (du tout) que cela plaise à Anissa Daoud… La jeune comédienne et dramaturge franco-tunisienne a certes le verbe haut – elle pourrait parler pendant des heures de « l'indigence » de la gauche tunisienne, du cruel non-renouvellement des élites, de « l'absence de réflexion » pour demain… Mais pas question d'incarner à elle seule un printemps arabe complexe, « bien moins manichéen que les médias ne l'ont décrit », ni de prendre la parole à la place des autres. La politique, de toute façon, elle a le sentiment d'« en faire tous les jours, avec [s]on métier ».

A Tunis, elle vient de terminer le tournage d'Une jeunesse tunisienne, un téléfilm d'Arte qui nous ramène trois ans en arrière, lors des premiers remous de la révolution, et où elle joue Noura, une manifestante exaltée. L'occasion de revivre ces quelques semaines où tout a basculé et de ressentir à nouveau la fierté mêlée de peur des rassemblements – Anissa n'hésita pas à descendre dans la rue et coorganisa même une marche des artistes, brutalement réprimée. Mais selon la réalisatrice Raja Amari, le film, prévu pour la fin de l'année, entend aussi « rappeler ce qu'était réellement la dictature de Ben Ali », alors que de plus en plus de Tunisiens, à la mémoire un peu courte, disent déjà regretter la stabilité de l'ancien régime.

« Le problème, c'est que nous ne nous sommes pas donné assez de temps pour savoir ce que nous voulions pour notre pays, soupire Anissa. Avant de tourner la page, il aurait peut-être fallu la lire ! » Pour démonter les mécanismes de la dictature, elle a coécrit avec ses complices Lotfi Achour et Jawhar Basti la pièceMacbeth, Leila and Ben, a bloody story, une « trahison » de la célèbre tragédie anglaise, commandée par le World Shakespeare Festival et donnée la semaine prochaine à Paris.

Elle y explore le rapport « ambigu » que les Tunisiens entretiennent au pouvoir, à travers notamment la figure controversée de Leïla Trabelsi, épouse de l'ex-président Ben Ali et incarnation moderne de la sanguinaire lady Macbeth. « Notre ambition est surtout d'instruire notre propre procès, afin de comprendre comment nous avons pu accepter la dictature aussi longtemps », explique la comédienne, qui a choisi d'interpréter elle-même l'ex-première dame tant détestée.

Macbeth, Leila and Ben, a bloody story (extrait).

Gonflé ? « J'ai toujours été en décalage », admet Anissa, avec ce sérieux dont elle se départit peu. A Djerba déjà, où elle grandit dans les années 80, elle est vue comme « la fille des colons » – sa mère, enseignante, est franco-italienne. Quand elle déménage à Tunis, quelques années plus tard, elle devient la plouc de service, attachée aux valeurs d'hospitalité du Sud, alors que la capitale ne mise que sur l'enrichissement personnel et l'apparence.

A Paris, où elle s'exile à 16 ans pour suivre des cours de théâtre, elle est carrément« la folle intégrale ». « La première fois que j'ai vu la bibliothèque de mon lycée, avec tous ces livres, j'ai pleuré. » De joie – elle se voyait enfin satisfaire sa « faim de loup ». De rage aussi, en saisissant le cruel dénuement de la Tunisie.

« Anissa est une femme perpétuellement en colère, affirme son ami et metteur en scène Lotfi Achour. C'est de là qu'elle tire sa force, son engagement. » A ses débuts, ce bouillonnement intérieur lui cause du tort. A Paris, ses premiers castings ne sont guère concluants. « J'étais soit trop arabe, soit pas assez ! » A Tunis, elle ne fait pas mieux, supportant mal les baronnies du petit monde du théâtre et les courbettes obligatoires au pouvoir en place.

En 2009, sa colère trouve un formidable exutoire artistique. Pour dénoncer le regard que la Tunisie porte sur les femmes, théoriquement protégées par des lois progressistes mais toujours soumises aux interdits, au sexisme et au harcèlement, elle passe à l'écriture et co-imagine Hobb Story, sex in the arab city. Une pièce de théâtre archi documentée, où deux femmes et trois hommes abordent frontalement la question de la sexualité dans les sociétés arabes et parlent plaisir, virginité, amour libre, homosexualité…

La pièce fait salle comble, s'exporte à l'étranger et crée la polémique – à Tunis, les représentations sont perturbées par plusieurs alertes à la bombe. Pas de quoi arrêter la comédienne. « Elle ne lâche jamais rien !, s'amuse le chanteur Jawhar Basti, avec qui elle travaille sur chacune des pièces. Cela peut être épuisant mais elle est comme ça : c'est une intello qui réfléchit tout le temps et remet tout en question. »

Aujourd'hui, avec la nomination du nouveau Premier ministre, Mehdi Jomaâ, la Tunisie semble enfin sortir des mois de crise politique qui ont suivi les assassinats des opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Mais Anissa se méfie. « Nous sommes en train de nous rendre compte que nous n'avons pas tous fait la révolution pour les mêmes raisons, analyse-t-elle. Cela amène de nombreuses déceptions. Quant au véritable changement, je ne sais pas quand il aura lieu. Les politiques doivent d'abord apprendre à laisser la place aux jeunes et aux femmes, ils doivent adopter un fonctionnement véritablement démocratique. Cela prendra du temps. Peut-être faudra-t-il qu'on accepte d'être une génération sacrifiée… »

Les désillusions ne lui font pourtant pas baisser les bras. Ces derniers mois, Anissa Daoud a multiplié les engagements – en soutien aux artistes de la ville du Kef, agressés par des salafistes ; en faveur du réalisateur Nejib Abidi, arrêté par la police… Aucune intention d'entrer en politique mais toujours la volonté farouche de porter la voix et de raconter le monde.

Dans sa besace, la dramaturge porte déjà de nombreux projets. Parmi lesquels, l'adaptation au cinéma de l'Odyssée d'Homère. Le voyage d'Ulysse s'y effectuera sur fond de conflit israélo-palestinien. Peu probable qu'on y parle uniquement de Cyclopes et de Sirènes…

A voir

Macbeth, Leila and Ben, a bloody story, d'Anissa Daoud, Lotfi Achour et Jawhar Basti, mise en scène Lotfi Achour, du 28 janvier au 7 février 2014, Théâtre du Tarmac, Paris 20e.

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