Allocution du Président de la SHJT
DISCOURS PRONONCE LE 11 DECEMBRE 2011 A L’OCCASION DE LA CEREMONIE ORGANISEE PAR LA SOCIETE D’HISTOIRE DES JUIFS DE TUNISIE AU MEMORIAL DE LA SHOAH A LA MEMOIRE DES JUIFS DE TUNISIE VICTIMES DES NAZIS.
Monsieur le Grand Rabbin de France,
Monsieur le Représentant de l’Ambassadeur d’Israël empêché,
Monsieur le Conseiller économique à l’Ambassade de Tunisie,
Monsieur le représentant du Ministre de la Défense Nationale et des Anciens Combattants,
Monsieur le représentant de Monsieur Pierre Lellouche Secrétaire d’Etat au Commerce Extérieur,
Madame Vieu-Charrier Maire-adjoint représentant Monsieur Delanoë Maire de Paris,
Madame Seroussi représentant Monsieur Pupponi Député-Maire de Sarcelles,
Madame le Maire du 4ème arrondissement de Paris
Mesdames et Messieurs les Elus,
Monsieur l’Imam
Monsieur l’Aumônier général israélite des Armées,
Messieurs les Rabbins, Madame et Messieurs les Aumôniers militaires israélites,
Monsieur le Président des Consistoires de France et de Paris,
Monsieur le Représentant de la Communauté juive de Tunisie,
Monsieur le Président du Fonds Social Juif Unifié,
Monsieur le Vice-président du C.R.I.F.,
Messieurs les Présidents et représentants des associations d’anciens déportés et d’anciens combattants,
Monsieur le Président de la Fédération des associations d’originaires de Tunisie, et mesdames et messieurs les présidents desdites associations,
Madame la Présidente de la Fondation Aladin ; messieurs les représentants de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, du Mémorial de la Shoah et de l’Amitié Judéo-musulmane de France,
Messieurs les porte-drapeaux,
Mesdames, Messieurs,
En ce lieu chargé d’émotion, nous sommes venus pour nous souvenir d’une page dramatique de l’histoire des Juifs de Tunisie, pour partager un moment de recueillement, de prière, d’espérance. Je remercie Monsieur le Grand Rabbin de France qui pour la deuxième année consécutive a bien voulu accepter la présidence de cette cérémonie et lui confère ainsi toute sa signification spirituelle, ainsi que les personnalités qui s’y associent par leur présence ou y associent les gouvernements et institutions qu’elles représentent.
Je ne puis m’empêcher en cet instant d’évoquer Jacques Taieb cofondateur de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie décédé au mois de mai dernier qui tenait tant à cette commémoration comme historien et comme juif, et le Grand Rabbin de Paris David Messas (z’l) décédé il y a trois semaines. Depuis qu’en 1997, nous avons repris à Paris l’organisation de cette cérémonie, le Grand Rabbin Messas n’y avait pas manqué une seule année. Je saisis cette occasion pour rendre à sa mémoire l’hommage de notre Association et pour prier Monsieur le Grand Rabbin de France de rapporter à sa famille l’expression de notre compassion attristée.
Le XXème siècle restera pour l’histoire, celui de la plus grande entreprise de destruction de l’homme par l’homme. D’une manière préméditée, planifiée, organisée scientifiquement, avec les techniques les plus élaborées, un Etat européen qui avait atteint l’un des plus hauts degrés de raffinement et de civilisation, qui avait donné à l’humanité de grands philosophes, de grands écrivains, de grands musiciens,, a entrepris de faire disparaître tous les hommes femmes et enfants dont les ancêtres avaient proclamé «Tu aimeras ton prochain comme toi-même » et avaient transmis au monde le message du Sinaï repris par les autres religions monothéistes.
Depuis la guerre, il y a eu hélas, d’autres phénomènes de négation de la condition humaine, souvent sur des fondements raciaux ou ethniques, notamment au Cambodge, au Rwanda, au Kosovo. Mais, ce qui fait la singularité et l’unicité de la Shoa c’est qu’elle a été pensée pour tous les continents, appliquée à une population non combattante et non agressive, sur tous les territoires où les nazis ont pris pied fusse ce pour quelques jours comme à Rhodes ou pour six mois comme en Tunisie.
Alors pourquoi ce silence trop peu souvent rompu sur les Juifs d’Afrique du Nord comme s’ils n’avaient pas souffert eux aussi des persécutions raciales, comme s’ils avaient été préservés des malheurs de la guerre, en un mot comme s’ils avaient survécu à l’écart des malheurs de la Shoah ?
Certes, le nombre des victimes est infime par rapport aux pertes subies par le judaïsme européen. Une occupation courte, de rares déportations due en raison de l’obligation de les assurer par voie maritime ou aérienne, empêchent de comparer la situation tunisienne à celle des pays occupés d’Europe Orientale ou Occidentale. Mais la Shoah sous peine d’être banalisée ne doit pas être comptée, tronçonnée, comprise comme une succession de meurtres commis ici ou là. La Shoa a été pensée comme la destruction d’un ensemble. Ce qui s’est passé en Tunisie est un élément d’un plan concerté, méthodique, universel.
Voici pourquoi nous sommes là, pour nous souvenir, pour raconter et pour transmettre à nos enfants afin qu’ils transmettent à leur tour et je me réjouis de voir ici avec leurs enseignants les enfants de deux synagogues parisiennes dont celle des Juifs originaires de Djerba.
Le 8 novembre 1942, les troupes anglo-américaines débarquaient en Algérie et au Maroc, heureux prélude à la libération de l’Europe du joug nazi.
Hitler comprit que pour éviter que les troupes de Rommel qui se battaient en Libye contre le 8ème Armée de Montgomery et les Forces Françaises Libres de Larminat et de Koenig, ne soient prises à revers, il fallait occuper la Tunisie et diriger ses forces vers l’Algérie pour tenter de rejeter les Alliés à la mer et les priver de ces bases de départ vers l’Europe. Le 10 novembre 1942 les premières troupes allemandes prirent pied en Tunisie. Une campagne de six mois allait s’ouvrir sur le sol tunisien, une campagne dure et meurtrière, la dernière bataille frontale de la seconde guerre mondiale, où la machine ne domine pas encore et où l’homme est encore le principal moyen de combattre.
Alors que la situation militaire aurait du retenir toute leur attention, là comme partout où ils passèrent, à Tunis, à Sousse, à Sfax, à Nabeul, à Kairouan, comme à Paris et à Varsovie, comme à Rome et à Salonique, comme à Budapest et dans la petite île de Rhodes, les Allemands entreprirent de persécuter les Juifs.
A la tête de cette entreprise de persécution le colonel S.S. Walter Rauff. Responsable de l’extermination de milliers de juifs d’Europe de l’Est par les camions à gaz ancêtres des chambres à gaz, Rauff avait été envoyé en 1942 à Athènes dans la perspective en cas de victoire de l’Afrika Korps de liquider les Juifs d’Egypte et de Palestine. Serge Klarsfeld a retrouvé il y a trois ans son ordre de mission. Empêché de la mener à bien par la résistance des Britanniques, Rauff se propulse à Tunis sans aucun doute pour y réaliser la mission qu’il n’a pu accomplir ailleurs.
Onze mois avant, dans la petite ville de Wansee, les dirigeants nazis avaient arrêté leur programme de destruction des Juifs. Et les travaux historiques récents ont mis en évidence, que contrairement à une appréciation ancienne, les Juifs d’Afrique du nord avaient été compris dans le programme de Wansee .
Les mémoires du diplomate Rahn représentant le gouvernement allemand en Tunisie nous apprennent que des tentatives furent faites pour inciter la population musulmane à un véritable pogrom et réaliser ainsi une partie du programme d’extermination. La sagesse des chefs de la communauté musulmane et les liens tissés par la présence séculaire des Juifs en Tunisie empêchèrent cet horrible dessein.
Aussi le 9 décembre 1942, Rauff et ses S.S. passent eux-mêmes à l’action. Ils cernent de bon matin le quartier de la Grande Synagogue, arrêtent tous les Juifs qui passent, profanent le Temple, détruisent les rouleaux sacrés, les livres et les objets de culte, traquent jusque dans les caves où ils croyaient pouvoir se réfugier les fidèles en taleth surpris au moment de la prière, des vieillards, des enfants.
Une rafle similaire eut lieu aux alentours de l’école de l’Alliance Israélite. Toute la journée plusieurs milliers de juifs furent arrêtés et acheminés à pied sous la garde de soldats allemands vers des camps de travail qui ne furent connus que plusieurs jours plus tard par la Communauté. La première victime fut un jeune homme de 19 ans, Gilbert Mazouz, qui portant un appareil orthopédique trébucha et tomba épuisé au bout d’une marche de 50 kms, malgré tous les efforts de ses compagnons d’infortune. Un S.S. le tua d’un coup de fusil.
Pendant que cent personnalités juives étaient incarcérées à la prison militaire de la Kasbah, promis à une mort certaine, 5.500 juifs de Tunis furent envoyés dans des camps allemands, utilisés comme main d’œuvre dans des conditions contraires à toutes les lois de la guerre et du droit des gens, sous les coups de cravaches de gardiens allemands, victimes de sévices, d’exactions et parfois hélas d’assassinats.
A Nabeul, à Kairouan, à Sfax, à Sousse les Allemands agissent de même. Et partout des réquisitions mobilières, des pillages, des amendes collectives (23 millions à Tunis, 25 à Sousse, 20 à Sfax, la totalité des dépôts juifs dans les banques à Gabès, 20 kg. d’or à Djerba, des viols même.
Puisqu’il y a ici des enfants de Djerba, je rappellerai que Rauff et ses commandos arrivèrent à Djerba un jour de chabat. Ils exigèrent la remise de 50 kilos d’or et contraignirent le Grand Rabbin à faire le tour de l’île en auto ce jour sacré entre tous, pour collecter des bijoux destinés à constituer la rançon exigée. 20 kgs furent réunis en fin de soirée. Le commando s’en empara et promit de revenir le lendemain pour recevoir le solde. Le lendemain, l’île était conquise par les forces britanniques.
Au début d’avril 1943 commencèrent les déportations. Un premier contingent partit par avion de Tunis pour l’Italie et de là vers les camps d’Oranienburg, de Mauthausen, d’Auschwitz. Heureusement moins d’un mois plus tard, le 8 mai 1943, les armées de l’Axe prises en tenaille entre les forces Alliées venues de Tripolitaine et celles venues d’Algérie étaient contraintes de capituler. Les archives allemandes retrouvées très récemment ont révélées que les SS avaient pour instruction de fusiller tous les travailleurs des camps si la contre-offensive allemande avait été victorieuse et si les forces de l’Axe avaient pu progresser sur l’Algérie.
Raconter l’histoire c’est aussi rendre hommage à ceux, musulmans ou chrétiens qui ont aidé les Juifs. Qu’il me soit permis de citer simplement le Bey Moncef et les membres de la famille husseinite, les ministres Chenik, Materi, Aziz Djeloulli, Monseigneur Gounod Archevêque de Carthage, des fonctionnaires comme Lamotte, Binoche, de Saint-Paul, des médecins comme Bouquet et Dubosc.
Raconter l’histoire c’est aussi rendre hommage aux dirigeants de la Communauté et au premier chef le Grand Rabbin Haïm Bellaiche et le Président Moïse Borgel, mais également Paul Ghez, Elie Nataf, Léon Moatti, David Hassid etc… Je citerai encore Serge Klarsfeld :
« Si la situation des Juifs de Tunisie n’a pas été pire encore, ils le doivent à l’intelligence et à l’habileté des dirigeants de leur communauté, interlocuteurs exclusifs de terrifiants tueurs de juifs, qu’ils ont réussi à manœuvrer pour le plus grand bien de ceux qu’ils représentaient ».
Raconter l’histoire c’est évoquer hélas la collaboration de certains émules des nazis mais c’est aussi raconter le courage de ceux qui ont dit non : le Général de Gaulle, les Français Libres qui se battaient au même moment dans les sables de Libye et les résistants de tous bords qui s’organisaient et s’armaient pour refuser l’inacceptable. Parmi des Juifs de Tunisie : Max Guedj, jeune avocat natif de Sousse dont Pierre Clostermann a dit qu’il était le plus grand des héros de l’Aviation Française Libres, Compagnon de la Libération, cité par le Général de Gaulle dans ses mémoires ; Alfred Rossi également avocat, militant du Betar qui après avoir avec son réseau saboté des navires italiens, menacé d’arrestation réussit à s’enfuir à Malte et de là à Londres. Devenu agent du B.C.R.A. il devait périr fusillé par les fascistes lors d’une mission clandestine en Sicile ; Victor Attias également évadé d’Allemagne, un tant affecté au cabinet du Général de Gaulle à Londres avant de rejoindre comme pilote, le Groupe Lorraine avec Saint-Exupéry ; les courageux Ankri et Maurice Taieb qui n’hésitèrent pas alors qu’ils étaient dans un camp de travail à poursuivre leur travail de sabotage ce qui leur valut la déportation.
Je salue leur mémoire comme je salue celle de tous ceux qui combattirent pour la chute du nazisme et la liberté : les engagés volontaires juifs tunisiens, les combattants des campagnes de Tunisie, d’Italie, de France et d’Allemagne, les résistants. Les noms de ceux qui sont tombés pour la défense et la sauvegarde de la liberté seront unis dans quelques instants au nom de ceux qui sont morts assassinés par les ennemis de cette liberté.
X X X
Se souvenir c’est aussi s’engager. Il ne s’agit pas en effet d’évoquer seulement ces disparus innocents. Il ne s’agit pas seulement de partager ensemble un moment d’émotion et de tristesse. Le drame de la Shoah ne nous quitte pas. Il nous crée des obligations. Le souvenir de nos morts nous appelle à l’incessant combat pour la dignité et la liberté de l’homme. Renoncer sous prétexte que l’on ne peut rien, renoncer sous prétexte que l’homme est toujours victime de ses démons, de ses instincts, c’est reconnaître que nos morts sont morts pour rien ! Combattre en rappelant les méfaits du racisme, c’est honorer leur mémoire.
En France le racisme ne doit pas avoir de place. On ne saura jamais assez ce que représentait en ces temps là, pour tant d’âmes juives la France. On se répétait que la Révolution Française, pour la 1ère fois dans la monde avait fait des Juifs des citoyens libres et égaux en droit, que ses soldats avaient cassé les chaînes des ghettos partout où ils avaient porté le drapeau tricolore. Et c’est cette idée de la France que les responsables de Vichy reniaient comme ils avaient renié la République. Et aujourd’hui, nous aimons la France, nous l’aimons au point de la vouloir elle-même, fidèle aux principes de 1789, aux principes d’égalité et de liberté, ouverte et accueillante à tous, fidèle à l’esprit de Voltaire défendant le protestant Callas, de Victor Hugo luttant pour les Juifs Russes, de Zola, d’Anatole France, de Clemenceau luttant pour Dreyfus.
Emile Fackenheim a parlé de la voix prescriptive d’Auschwitz. Cette voix nous commande de travailler au règne de la justice, de la fraternité et de la paix et de la démocratie.
Parti de Tunis, nous avons vu au début de cette année un formidable mouvement de jeunes qui manifestaient à Tunis, à Tripoli, au Caire, à Damas et ailleurs au nom de la Démocratie. Ces jeunes ne criaient pas « A bas l’Occident », « A bas Israël », « A bas les Juifs », non, ils réclamaient la démocratie, la liberté, le respect des droits de l’homme, la transparence. Si la démocratie triomphe comme ces jeunes le voulaient, si ce mouvement n’est pas confisqué, il sera l’aube de la paix au Ponant comme au Levant.
Une cérémonie comme celle d’aujourd’hui en nous rappelant les noms de nos martyrs n’a de sens que si nous demeurons fidèles à leur mémoire en luttant toujours, partout contre tous les racismes , contre toutes les exclusions, contre toutes les atteintes à la dignité humaine. Elle requiert de nous, exigence, fidélité, pour que tout homme soit traité comme homme non comme un animal, pour qu’il n’y ait plus jamais d’Auschwitz.
La mémoire des morts de la Shoah m’appelle à agir, sinon pourquoi déplorais-je qu’ils sont morts ? La tâche est difficile, elle est immense et la marge de chacun infinitésimale. Mais changer les choses de façon infinitésimale c’est déjà contribuer à changer l’ordre du monde. Renoncer sous prétexte que l’on ne peut rien, c’est oublier ceux qui sont morts, c’est donner à Hitler une victoire posthume.
Que le rappel des souffrances et des combats qui nous réunit aujourd’hui soit le souffle du rêve de fraternité.
La flamme de l ‘ossuaire qui brille dans cette crypte comme un défi à la nuit, laisse échapper comme l’écrit Châteaubriant dans les Mémoires d’Outre-tombe, une large fumée blanche, et cette fumée blanche c’est la lueur de l’espérance.
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