ARABIE SAOUDITE/IRAN : VERS LA GUERRE ?
Alain Rodier
Le 2 janvier 2016, 47 détenus ont été exécutés dans 12 centres pénitentiaires saoudiens. Dans quatre prisons, les suppliciés ont été fusillés et dans les autres, ils ont été décapités. Tous avaient été condamnés à mort pour actes de terrorisme. Parmi eux, quelques chiites, dont le cheikh Nimr Baqer Al-Nimr, une haute autorité religieuse saoudienne, opposant farouche à la famille royale. Il se livrait régulièrement à des prêches enflammés contre les Saoud, surtout depuis le "printemps" arabe de 2011. Il refusait d'entamer le moindre dialogue avec les officiels saoudiens et réclamait une autonomie - voire l'indépendance - d'une partie est du pays, la région de Qatif, peuplée majoritairement de chiites. Or, cette zone est particulièrement riche en pétrole ce qui rend encore plus insupportable pour le pouvoir en place à Riyad cette volonté séparatiste. Al-Nimr a été arrêté violemment en 2012 sous les chefs d'inculpation « d'actes visant à affaiblir le système politique (...) et de nuire à la réputation du royaume ». Condamné à mort octobre 2014 pour « terrorisme, port d'armes, sédition, désobéissance au souverain, insulte aux érudits de la loi islamique », son exécution (et celle de 50 terroristes) avait été annoncée comme imminente dès le 23 novembre 2015 par le ministre de l'Intérieur, le prince héritier Mohammed Ben Nayef. Le pouvoir avait certainement prévu cette campagne d'exécution de longue date puisque huit bourreaux supplémentaires avaient été recrutés en mai 2015. Il était aussi important d'effectuer ces exécutions dans différentes villes, même si pour des raisons pratiques, elles auraient pu être regroupées dans un seul lieu. En effet, elles devaient servir d'exemple aux « déviants » saoudiens tentés de mettre le régime en cause. Auparavant, la seule fois où un évènement d'une telle ampleur eut lieu fut le 9 janvier 1980 quand 63 terroristes ayant participé à la prise de la grande mosquée de la Mecque deux mois plus tôt furent exécutés dans huit villes différentes.
Pourquoi ces exécutions ?
La famille Saoud se sent menacée. Le roi Salmane âgé de 80 ans serait en mauvaise santé et préparerait sa succession. Son héritier politique désigné est son neveu, le prince Mohammed Ben Nayef ; le second sur la liste étant son fils, le prince Mohammed ben Salmane, responsable de la cour royale et surtout, ministre de la Défense. Des rumeurs insistantes laissent entendre qu'une sourde compétition existerait entre les deux hommes, sans compter que des dissidences agitent la pléthorique famille royale qui compte plus de 4 000 princes.
Le prince Salmane est en première ligne dans la guerre qui a été déclenchée par l'Arabie saoudite, à la tête d'une importante coalition arabe, au Yémen contre les rebelles Houthi et les partisans de l'ex-président Saleh. Le dernier cessez-le-feu a été levé le 3 janvier mais aucune des parties ne semble en mesure de l'emporter à court ou moyen terme. Le prince ben Nayef est lui responsable de la sécurité intérieure et de l'unité du royaume. C'est donc lui qui serait à l'origine de la récente vague d'exécutions.
Celle-ci semble d'abord destinée à usage interne pour faire rentrer dans le rang tous ceux qui remettent en cause la famille royale, au premier rang desquels se trouve la minorité chiite[1]. Les Saoud font une véritable fixation sur les chiites en général et sur l'Iran en particulier. Même en dehors de toute logique géopolitique, ils pensent que les mollahs iraniens veulent conquérir le monde musulman dans son ensemble, ce qui n'était certes pas faux du temps de l'ayatollah Khomeiny, mais qui ne semble plus aujourd'hui d'actualité. Si Téhéran se voit toujours en défenseur des chiites (et apparentés), il a perdu ses illusions de domination sur le monde sunnite.
La famille Saoud s'est par ailleurs rendue compte, depuis déjà un certain temps, que les salafistes-djihadistes d'Al-Qaida « canal historique », puis de Daesh, représentaient un risque existentiel pour elle. En effet l'objectif premier officiellement annoncé par les dirigeants de ces deux mouvements est de reconquérir les lieux saints de l'islam et de renverser ceux qui sont au pouvoir, considérés comme corrompus et « déviants » vis-à-vis de la religion telle qu'ils l'interprètent[2] . La famille Saoud se sait donc condamnée si par malheur les salafistes-djihadistes parvenaient à prendre le contrôle du pays. Il convient donc de ramener à la raison ceux qui seraient tentés de suivre le mouvement en leur montrant le sort qui pourrait leur être réservé. Le fait que les exécutions aient eu lieu à l'intérieur des prisons - alors que pour les délits de droit commun, elled se déroulent en public - est à ce titre significatif : servir d'exemples certes mais surtout ne pas en faire des martyrs.
D'un autre côté, la famille royale ne peut se mettre à dos les autorités religieuses saoudiennes très anti-chiites qui n'apprécient guère l'exécution de salafistes jugés très proches de la doctrine wahhabite. C'est aussi pour cette raison que des chiites ont également été exécutés, afin de faire effet de « contrepoids ». Il était important de montrer qu'ils n'étaient pas punis pour leurs croyances mais pour leur volonté insurrectionnelle destinée à abattre le régime.
Les réactions
Comme il fallait s'y attendre, les réactions ont été très vives dans le monde chiite. Des manifestation ont eu lieu au Bahreïn - Etat à majorité chiite mais gouvernée par le roi sunnite Hamed ben Issa al-Khalifa[3] -, au Liban - où le Conseil suprême chiite libanais a déclaré que « l'Arabie paiera un prix élevé » -, en Irak - où l'ayatollah Ali Al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite du pays a condamné sans appel ces « assassinats »[4] -et surtout en Iran. Le Guide suprême de la Révolution, l'ayatollah Ali Khamenei, a affirmé : « le sang de ce martyr versé injustement portera ses fruits et la main divine le vengera des dirigeants saoudiens (...). Ce savant opprimé n'avait ni encouragé les gens à prendre les armes ni comploté en secret, il a seulement proféré ouvertement des critiques ». Les pasdaran ont pour leur part émis le communiqué suivant : « une terrible vengeance frappera les Al-Saoud dans un proche avenir et provoquera la chute de ce régime pro-terroriste et anti-islamique ». Des manifestations des bassidjis s'en sont pris aux représentations diplomatiques saoudiennes. Celles-ci n'ont rien de spontané car il est de notoriété publique que les bassidjis ne font alors qu'exécuter les ordres qui leurs sont donnés par le corps des pasdaran dont ils dépendent. D'ailleurs, l'organisation bien huilée et les pancartes et étendards préparés à l'avance par les manifestants le confirment. Les « arrestations » qui ont suivi ne se sont produites que pour « amuser la galerie ». D'autres manifestations moins bien organisées ont également eu lieu en Irak, au Pakistan, au Cachemire indien et en Malaisie. Les Occidentaux sont restés beaucoup plus prudents tout en s'inquiétant de l'exacerbation des tensions religieuses que ces exécutions allaient provoquer au Proche-Orient.
Si l'on parle beaucoup des chiites, il est moins question des activistes d'Al-Qaida « canal historique ». Or, Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) avait prévenu que si ses militants étaient exécutés, il passerait à l'action. Il est donc probable que des conséquences vont être ressenties au Yémen où une sorte de deal de non-agression entre AQPA et les forces saoudiennes existait jusqu'alors, les deux coopérant contre l'ennemi commun du moment : les rebelles Houthi et les partisans de l'ex-président Saleh. AQPA est en effet obligé de réagir de manière à ne pas laisser le champ libre à Daesh qui commence à lui faire de l'ombre sur ce théâtre d'opérations. Il est possible que les intérêts saoudiens soient également visés en dehors du Yémen, AQPA étant le bras armé de la maison mère pour les opérations extérieures (cf. les attentats de janvier 2015 en France).
Vers une guerre frontale ?
L'Arabie saoudite et l'Iran s'affrontent déjà par procuration sur différents théâtres d'opérations. Au Yémen où Téhéran soutient les rebelles contre la coalition militaire emmenée par Riyad. En Syrie où les rebelles dits « modérés » - mais aussi le Front al-Nosra, la branche armée officielle d'Al-Qaida « canal historique » - sont soutenus en sous-main par l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie qui se retrouvent pour une fois alliés pour défendre un but commun : abattre le régime alaouite (proche des chiites) de Bachar el-Assad. En Irak, c'est actuellement moins marqué car, "officiellement" Daesh ne reçoit plus de soutien extérieur. Toutefois, tous les attentats anti-chiites qui y ont régulièrement lieu ne peuvent que réjouir Riyad.
Les relations diplomatiques avec Téhéran ont été rompues par Riyad le 4 janvier ce qui ne va pas faciliter le dialogue, surtout au moment où des négociations internationales portant sur la situation au Yémen et en Syrie doivent reprendre. Il est également possible que des incidents ponctuels se produisent ici ou là, entre des aéronefs ou/et des navires de guerre des deux pays, notamment dans le Golfe persique, zone particulièrement sensible. Riyad va aussi renforcer le blocus autour du Yémen pour empêcher l'arrivée de l'aide iranienne. Cela pourrait donner lieu à des incidents pouvant mal tourner.
Mais il est peu probable qu'une guerre frontale éclate pour plusieurs raisons. L'Arabie saoudite est dotée d'armements modernes mais, en dehors de son aviation qui est servie par des personnels compétents, motivés et entraînés (Américains), ses composantes maritimes et encore moins terrestres ne sont guère de grande qualité. L'armée saoudienne est forte de 235 000 hommes plus 25 000 réservistes. La balance penche en faveur des Iraniens dont les forces armées s'élèvent à 750 000 hommes. La faiblesse de Téhéran réside dans son aviation composée de 480 aéronefs hors d'âge contre les 650 appareils saoudiens modernes et bien entretenus. Ce handicap est en partie comblé par la capacité des nombreux missiles sol-sol qui peuvent être mis en œuvre par les pasdaran sans parler de sa capacité à bloquer le détroit d'Ormuz[5].
De plus, les forces saoudiennes sont accaparées par la guerre au Yémen, la protection de sa frontière avec ce pays mais aussi celle avec l'Irak et le maintien de l'ordre à l'intérieur. Il faut dire que pour la première fois dans son histoire, la famille Saoud rencontre une période d'austérité qui pourrait entraîner une crise sociale de grande ampleur. Si l'Iran va certainement intensifier ses efforts en Syrie, en Irak et dans le domaine des opérations secrètes (Yémen, Bahreïn, etc.), Téhéran n'a aucun intérêt à déclencher une guerre contre Ryiad car son objectif actuel est la levée des sanctions internationales suite à l'accord sur le nucléaire avec les 5+1[6] signé en 2015. Le retour de la prospérité économique et, en résultante, du bien-être des populations, passe obligatoirement par là.
[1] Les chiites représentent10 et 15% de la population essentiellement répartis entre l'est (en face de Bahreïn) et le sud-ouest du pays, aux frontières du Yémen.
[2] Pourtant, le salafisme-djihadisme est un prolongement idéologique du wahhabisme. Tout deux prônent un retour aux origines en respectant à la lettre les textes sacrés de la période dite médinoise.
[3] Qui avait déjà dû réprimer une contestation violente avec l'aide des forces saoudiennes en mars 2011.
[4] Pourtant réputé pour sa relative « modération ».
[5] L'Arabie a pris soin de réinvestir le 11 décembre 2015, l'île stratégique Grande Hanish qui commande l'entrée nord du détroit de Bab-el-Mandeb. Si les Iraniens avaient installé des batteries sol-mer sur cette île qui était alors aux mains des rebelles yéménites, ils auraient pu tenter de bloquer aussi la mer Rouge et donc le canal de Suez.
[6] Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU plus l'Allemagne.
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