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Au nom de Kamel Daoud - Par Fawzia Zouari, Ecrivaine franco-tunisienne

Au nom de Kamel Daoud

Par Fawzia Zouari, Ecrivaine franco-tunisienne

 

 

La romancière franco-tunisienne Fawzia Zouari prend la défense de l’écrivain algérien Kamel Daoud, et appelle de ses vœux un nouveau discours à gauche affranchi de la peur de l’accusation d’islamophobie. Un discours qui conçoit le fait que les musulmans, comme les chrétiens, puissent aimer ou ne pas aimer leur monde, adhérer ou non à leur religion.

Kamel Daoud a décidé d’abandonner le journalisme suite à une tribune signée par un collectif d’intellectuels dans le Monde lui reprochant son«culturalisme», ses «clichés orientalistes», son «essentialisme», pour ne pas dire son islamophobie ; soit, à quelque détail près, les mêmes accusations qui lui ont valu d’être menacé de mort par les barbus de son pays. Voilà comment on se fait les alliés des islamistes sous couvert de philosopher… Voilà comment on réduit au silence l’une des voix dont le monde musulman a le plus besoin.

Et quel est le motif de ce tir groupé qui a ciblé l’écrivain et journaliste algérien ? Kamel Daoud a eu le tort de pointer sans détours les travers des siens. Plus précisément, il a expliqué que les harcèlements sexuels perpétrés à Cologne par des personnes d’origine arabo-musulmane découlent d’une tradition qui n’a eu de cesse de contrôler la sexualité et de condamner à la frustration ses jeunes. Branle-bas dans les rangs des bien-pensants et avocats d’office des musulmans ! Et pourtant, qui douterait des affirmations de Daoud ? Qui, des signataires du Monde,pourrait démentir que la plupart des sociétés arabes vivent dans un puritanisme outrancier et une grande misère sexuelle ? Les femmes y sont obligées d’arriver vierges au mariage, et les garçons célibataires sont rendus fous par la frustration. La loi religieuse, appuyée souvent par la loi civile, ne permet pas à un homme ni à une femme d’avoir une relation physique avant le mariage. Encore faut-il que celui-ci soit possible en ces temps de crise et de chômage… Ce sont là des réalités concrètes, et non des idées. Et ce n’est pas mentir ni insulter que de dire, oui, le musulman réfléchit souvent de la même façon et agit avec le même réflexe. Oui, le concept de oumma recouvre l’adhésion à des certitudes dogmatiques aujourd’hui plus que jamais attestées sous le voile et le qamis. Oui, il y a une psychologie de la foule arabe. Oui, les femmes sont perçues chez nous comme des corps à cacher. Oui, il y a, dans nos sociétés, un rapport pathologique à la sexualité induit par la morale religieuse. Oui, il y a une forme de racisme qui considère qu’on peut violer une juive ou une chrétienne parce qu’elle vaut moins qu’une musulmane. Oui, les intégristes sont dans la culture de la mort. Oui, les réfugiés en Europe doivent recevoir une éducation à l’égalité des sexes. Oui, il faut leur mettre un traité de laïcité dans la main. Leur enseigner le respect des femmes des autres religions. Des femmes tout court.

Alors faut-il se taire pour plaire aux orientalistes qui s’ignorent ? Se contenter de donner du monde arabe une image lisse et de l’islam, l’unique écho de ses siècles d’or ? Les signataires de la tribune appellent à un «débat apaisé et approfondi». Cela veut dire quoi, au juste ? Qu’on occulte ce qui ne va pas dans nos sociétés ? Qu’on hésite à décrire des réalités amères sous prétexte de devoir faire dans la nuance ? Qu’on se sente coupable d’aimer dans l’Occident l’espace de liberté et d’émancipation qui nous font défaut ? Bien sûr que nous n’ignorons pas que l’Europe possède ses propres excès, ses violences contre les femmes, ses fêtes alcoolisées qui génèrent harcèlements et viols. Et alors ? Cela absout-il les musulmans que nous sommes de nos propres dérives ?

Il existe, en France, une élite de gauche qui entend fixer les critères de la bonne analyse et qui veut faire de nous les otages d’un contexte français traumatisé par la peur de l’accusation d’islamophobie. Une peur qui pétrifie nombre d’élus, d’écrivains, de journalistes et de féministes, quand elle ne les amène pas à défendre les niqabs et les prières de rues, à excuser les violences dans les cités et les propos de gamins qui clament, avec fierté, «Je ne suis pas Charlie». La même élite qui s’essaie à l’exégèse coranique et cherche la bénédiction de religieux devenus ses principaux interlocuteurs, aux dépens des musulmans laïques réfractaires au rôle de victime.

Cette tendance à dicter aux intellectuels arabes ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire sur leurs sociétés confine au néocolonialisme. Elle relève d’un tropisme qui rend incapable de nous voir autrement que comme des «protégés». Elle refuse l’idée qu’il puisse exister des Arabes souverains dans leur tête, des musulmans qui contestent leurs traditions, désobéissent aux consignes de bien-pensance, fissurent les échafaudages spéculatifs autour d’un Orient fantasmé.

Or c’est d’un nouveau discours que nous avons besoin de la part de la gauche. Un discours qui ne soit pas opportuniste ni de façade. Qui conçoit le fait que les musulmans puissent aimer ou ne pas aimer leur monde, adhérer ou non à leur religion. Qui sache qu’il n’y a pas que Kamel Daoud qui soit habité par le désir de changer nos sociétés. Oui. Nous sommes de plus en plus nombreux dans le monde arabo-musulman et ailleurs à penser que le salut de l’islam comprend et exige la relecture de l’islam. Nous refusons la version d’une foi paisible et de peuples innocents, aussi erronée que son équivalent d’une foi haineuse et obscurantiste. Nous n’obtempérons pas aux affirmations selon lesquelles le jihadisme n’a rien à voir avec le référent doctrinal. Nous refusons le refus de l’amalgame. Nous ne nous sentons pas obligés de servir au lecteur occidental nos poésies érotiques de jadis et nos supposées libertés sous le voile. Nous laissons à d’autres, sans les dénigrer ni leur manquer de respect, le soin de chanter les couplets d’une tradition réconciliée avec le sexe, la fameuse liste des synonymes de l’amour ou le millier de contes de Shéhérazade, qui ne viendront pas au secours du jeune Saoudien ou Marocain menacé de prison ou de guillotine pour liaison extraconjugale. Chacun son rôle. Et si certains veulent se constituer en brigade anti-islamophobe, assimilant toute critique de l’islam à un sentiment de peur ou de haine, nous estimons que notre rôle à nous est d’éveiller les consciences sur le poids de nos tabous spécifiques et les maux de nos sociétés en attente de liberté.

Alors qu’on cesse de critiquer d’un côté le silence des intellectuels musulmans sur les violences perpétrées par certains de leurs coreligionnaires, et d’appeler ces intellectuels à se taire dès lors qu’ils dérogent à la pensée correcte sur l’islam. Serions-nous assignés à une parole positive et aseptisée sur notre monde ? N’est-ce pas là une insidieuse façon de nous maintenir dans la mission subalterne d’allumer le feu du temple occidental et de flatter sa prétention à être la mesure de toute réflexion ? Dénoncer nos torts ferait-il de nous des «essentialistes» et des «culturalistes» ? Mais enfin, qui est essentialiste, si ce n’est celui qui fait précéder nos réalités par l’idée qu’il s’en fait et la détermine selon ses grilles de lecture ? Qui sont les orientalistes, si ce ne sont ces détracteurs de Kamel Daoud, qui, souvent, n’ont connu le monde musulman qu’à travers les livres ou pour le soumettre à leurs hypothèses de travail, quand ce n’est à l’absolutisme de principes dans lequel ils s’enferment ?

Daignez donc, Messieurs Dames, reconnaître que les Kamel Daoud peuvent remettre en question votre savoir universitaire. Daignez avouer votre désarroi devant une nouvelle catégorie d’intellectuels arabes qui sort du paradigme de la défense radicale de l’islam tout autant que de son rejet excessif, et qui s’estime capable de penser par elle-même. Sachez que des Kamel Daoud, il en naît tous les jours de l’autre côté de la Méditerranée. Et c’est là un signe de bonne santé. Ces journalistes, écrivains et artistes, menacés dans leur vie pendant que l’on sirote tranquillement son café à Paris, qui ont le courage de forcer leur monde à la critique et au changement, qui aspirent à la liberté de dire, tout simplement, veulent devenir les sujets de leur propre histoire au lieu de rester objet des études occidentales. En cela, et contrairement à ce que vous pensez, ils ne sortent pas de leur monde ni ne souffrent de déni d’identité. Bien au contraire. Ils s’inscrivent dans une autre tradition de l’islam, celle des poètes rebelles et des penseurs du doute qui ont maintenu et maintiennent toujours allumée la flamme d’une civilisation musulmane en attente de la révolution qui la sauvera d’elle-même et des autres : la révolution religieuse et sa conséquence naturelle, la révolution sexuelle.

Fawzia Zouari Ecrivaine franco-tunisienne

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