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AVRAHAM B. YEHOSHUA : Dans le miroir du cinéma

 

AVRAHAM B. YEHOSHUA : Dans le miroir du cinéma

 

Avec son nouveau roman «Rétrospective», le grand écrivain israélien interroge les mécanismes de la création. Rencontre à Paris.

 

Les livres de l’Israélien Avraham B. Yehoshua s’offrent comme une brassée de branches et de fleurs odorantes qui nous emmènent vers un ailleurs qui pourrait bien être en nous-mêmes. Après Le responsable des ressources humaines et Un feu amical, il nous offre, avec Rétrospective, un récit luxuriant et complexe ayant pour cadre le monde du cinéma.

Son personnage principal, Yaïr Mozes, célèbre réalisateur israélien en fin de carrière, est invité à Saint-Jacques-de-Compostelle en compagnie de Ruth, son actrice fétiche, pour assister à un hommage qui lui est consacré. Il est d’emblée troublé par le tableau accroché dans sa chambre d’hôtel et qui représente une «Charité romaine», soit une jeune femme donnant le sein à un vieillard emprisonné. Il se souvient alors qu’une scène similaire aurait dû figurer dans l’un de ses premiers films et que sa suppression a débouché sur la rupture avec son scénariste Trigano. La rétrospective, uniquement consacrée à ses œuvres de jeunesse, achève de le désarçonner.

Roman de la réconciliation possible, interrogation sur les rapports entre l’art et la vie, ce livre – dont la seconde partie se passe en Israël – échappe à toute saisie univoque. Une seule lecture ne suffit pas, et de loin, à en percevoir toutes les subtilités. L’auteur lui-même s’en amuse et se plaît à nous suggérer des pistes. Rencontre à Paris avec cet immense écrivain parfois qualifié de balzacien, un humaniste qui s’est profondément engagé en faveur du processus de paix israélo-palestinien et qui a notamment participé à l’Initiative de Genève.

Vous êtes né en 1936 à Jérusalem et vous appartenez, apprend-on dans une de vos biographies, à la cinquième génération de Juifs séfarades installés en Israël. Pouvezvous nous en dire un peu plus sur vos origines?

Certaines familles sont arrivées en Palestine bien avant le sionisme. C’est le cas de mes ancêtres côté paternel qui sont venus de Salonique au milieu du XIXe siècle. Ils ne se sont pas installés à Jérusalem dans le but de créer un Etat, mais simplement pour retourner à la terre sacrée. Ma mère, elle, a quitté le Maroc dans les années 30 déjà, alors que la majorité de la communauté juive d’Afrique du Nord a émigré plus tard.

Votre père était orientaliste. Parlez-vous aussi l’arabe?

Mon père avait fait sa thèse sur la presse palestinienne au début du sionisme. Moi, malheureusement, je ne sais pas l’arabe. A l’école, il faisait mes devoirs à ma place et par la suite, avec ma femme, nous avons vécu plusieurs années en France. Elle était tombée amoureuse de Paris et a mis comme condition pour m’épouser que nous allions y terminer nos études.

Yaïr Mozes, le protagoniste de votre livre «Rétrospective», est lui aussi fasciné par l’Europe, en l’occurrence par Saint-Jacques-de-Compostelle et sa cathédrale…

La relation entre l’Est et l’Ouest se retrouve dans tous mes livres, et en particulier dans celui-ci. Elle est à la base de l’identité israélienne, puisque notre population est constituée de deux parties, l’une venue de la civilisation occidentale, l’autre de la civilisation arabe et musulmane. Dans Rétrospective, cette dualité est symbolisée par la relation entre Mozes et son scénariste Trigano, un gars d’Afrique du Nord qui a émigré en Israël avec sa famille. Ils incarnent cette coopération, cette intégration, mais aussi sa rupture. En fait, j’ai écrit ce roman pour les réconcilier. Oui, je savais que je devais aller vers une réconciliation. Parce que je suis un homme de gauche, et qui plus est marié à une psychanalyste, je suis pour le changement, et je crois qu’il est possible.

Vous dites que votre femme est psychanalyste. Craignez-vous qu’elle se penche sur l’«inconscient» de vos livres?

Non, mais je redoute de lui raconter mes rêves parce qu’elle travaille très bien avec les rêves. Alors de temps en temps, j’hésite à les lui raconter. Ma femme avait aussi quelques réserves sur Mozes, elle le trouvait trop narcissique. Et c’est vrai qu’il est toujours bien protégé, content, sûr de lui. Même quand il va se confesser, il prévient qu’il n’a pas de problèmes, qu’il ne parlera pas de sa vie privée. Alors pour casser cette carapace, dans le livre, j’ai choisi à un moment donné de passer de la troisième à la deuxième personne, du «il» au «tu».

Votre roman «Rétrospective» se passe dans l’univers du cinéma. Cet art vous intéresset-il particulièrement?

Une dizaine de mes livres ont été adaptés au cinéma. Certains films furent de très bonnes expériences, d’autres un peu moins. C’est donc un monde qui, professionnellement, ne m’est pas inconnu. Jusqu’à maintenant, j’avais toujours évité que mes protagonistes ne soient des artistes. Je déteste tous ces livres qui parlent de l’écrivain fatigué qui a cessé d’écrire et qui soudain découvre le manuscrit d’un auteur mort. Ce qui m’intéresse n’est pas d’écrire sur moi-même, mais de pouvoir analyser la dynamique de la création. Alors pourquoi le thème du cinéma? Comme écrivain, je suis à la fois scénariste, metteur en scène et photographe. Je réunis toutes ces fonctions. A travers l’angle du cinéma, je pouvais séparer ces activités, les transformer en personnages et créer une histoire autour des rapports qui s’établissent entre eux.

Et puis il y a Ruth, une femme dont tous, y compris le directeur de la photographie Tolédano, sont amoureux…

Ruth, c’est le centre érotique de la petite équipe, tout le monde tourne autour d’elle. Mais pour Mozes dont elle partage la chambre d’hôtel à Saint-Jacques-de-Compostelle, Ruth n’est pas une femme, c’est un personnage, une abstraction. Elle est actrice, donc elle est devenue quelqu’un d’autre. Au fil des pages, toutefois, elle se transforme pour, de personnage, devenir une femme réelle à laquelle Mozes demande d’ailleurs de l’épouser.

La rétrospective évoquée dans le roman présente plusieurs films que vous décrivez de façon très précise. Existent-ils réellement?

J’ai commencé ma carrière en écrivant des nouvelles. De courts textes un peu absurdes et sans ancrage spatiotemporel, dans la veine de Beckett ou de Camus. Deux des films de la rétrospective (Le train et le village et Le sommeil des soldats) sont tirés de ces récits. Les Israéliens les identifieront donc immédiatement. Un troisième film (l’histoire d’une bête qui habite des années durant dans une synagogue) est inspiré d’une nouvelle de Kafka. Les autres ont été inventés de toutes pièces pour le livre.

Vos livres sont très structurés. Comment écrivez-vous?

Le début est très difficile. Les trente ou quarante premières pages me prennent environ six mois. J’en ai besoin pour vérifier quel sera le ton du roman, quelle sera exactement sa langue. Et surtout pour définir le personnage principal, savoir par exemple si le récit sera à la première ou à la troisième personne. Une fois surmontée cette ouverture, tout est plus facile. Je sais où je vais.

Parallèlement à votre activité d’écrivain, vous vous êtes engagé très activement pour la paix. Comment jugez-vous la situation en Israël?

Je suis un petit peu désespéré. Parce que je vois Israël – et j’accuse Israël – continuer aveuglément l’installation des colonies dans les territoires occupés et détruire ainsi la possibilité d’un Etat palestinien. Cela signifie que nous allons, pas après pas, vers un Etat binational, et ce sera… terrible. Je pense aussi que les Palestiniens ne bougent pas assez, mais j’accuse surtout Israël. On doit faire la paix avec les Palestiniens. C’est à nous de le faire.

Et vous n’avez jamais pensé à partir?

Quitter Israël? Non. Comme je dis toujours, quand les nazis étaient là, est-ce que les Français pensaient qu’il fallait s’en aller et rejeter l’identité française? Je ne suis pas un Juif errant. Il y a quelque chose de très profond dans la capacité du Juif de s’installer dans la peau et la chair des autres peuples. Et c’est, à mon avis, notre grand malheur. Quand on est en Pologne, on prend la jaquette polonaise, puis on la jette pour prendre la jaquette française, puis on l’abandonne encore pour prendre la jaquette américaine. L’identité israélienne, pour moi, ce n’est pas une jaquette, c’est la peau. Je vais donc toujours rester en Israël.

«Rétrospective». D’Avraham B. Yehoshua. Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. Grasset, 478 p.

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