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Biens des étrangers en Tunisie - Enquête: Le legs ingérable

Biens des étrangers en Tunisie - Enquête: Le legs ingérable

 

En plus de trente ans, seulement 2.500 unités immobilières ont été cédées par la Snit à leurs occupants, sur un total de 7.645 biens appartenant à des Français et acquis par l’Etat tunisien entre 1984 et 1989. 

Les opérations de cession, gérées et coordonnées par deux ministères, sont longues et complexes, aggravant la situation de la Snit, unique gestionnaire de ces biens, qui souffre sous le poids des charges d’entretien et de maintenance de ce vieux patrimoine immobilier vétuste, délabré, parfois menaçant ruine. 

A la Société nationale immobilière, sous tutelle du ministère de l’Equipement et de l’Habitat, comme au ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, le sentiment est à l’exaspération : le dossier est très lourd à gérer et les moyens humains affectés sont très insuffisants. En attendant, les occupants des biens gérés par la Snit se plaignent de leurs conditions d’habitation déplorables et risquées mais refusent d’exécuter les ordres d’évacuation pour réparation. Il reste les cas ingérables des biens menaçant ruine appartenant à des étrangers non connus et non résidents en Tunisie. Dans ce cas, la situation échappe à tout le monde. C’est l’impasse. Pourquoi le dossier des biens des étrangers a-t-il pris des dimensions aussi diverses et parfois même dramatiques ? Ces biens sont-ils tous recensés ? Pourquoi la Snit a-t-elle des difficultés de gestion ? Qu’est-ce qui empêche l’Etat tunisien de tout vendre et de réinvestir dans le relogement des occupants généralement de conditions modestes ? Pourquoi parle-t-on d’arnaque, de malversations ? Qui s’occupe des affaires des propriétaires étrangers? Enquête. 
Les informations dont dispose l’administration tunisienne concernent seulement les biens immobiliers français construits ou acquis avant 1956. Le recensement sur tout le territoire national n’a commencé qu’au début des années 80, époque où l’Etat tunisien s’est engagé à acheter les biens français dans le cadre d’une OPA (1984-1989). Deux conventions bilatérales avaient été alors signées entre les deux gouvernements, tunisien et français, l’une en 1984 concernant Bizerte, l’ancienne base militaire française, et l’autre en 1989 pour le reste des régions de la République. Les biens appartenant à d’autres étrangers, Italiens, Maltais, Belges, Grecs et d’autres nationalités, ne font toujours pas l’objet d’accords bilatéraux, ils ne sont pas définitivement recensés et la plupart des propriétaires ne sont pas connus. Leur gestion incombe par conséquent à l’Etat tunisien, en l’occurrence la Snit.

Opération sociale financièrement très coûteuse et administrativement très lourde

Les difficiles investigations, en l’absence de titres fonciers pour la plupart des biens, ont recensé 12.305 unités immobilières françaises. L’Etat tunisien n’a pu acquérir qu’une partie, soit 7.645 biens. En vertu des conventions bilatérales, les propriétaires français avaient la liberté de refuser de vendre. Puis, la plupart ayant quitté la Tunisie après l’indépendance, ils ont confié la gestion de leurs biens à des agents immobiliers agréés ou des avocats. La gestion des biens acquis par l’Etat tunisien a été, quant à elle, attribuée à la Snit. Un lourd fardeau. Les loyers sont modiques, irréels comparés aux tarifs actuels, des chiffres qui font sourire aujourd’hui : 4 dinars, 10, 20... Les immeubles et autres locaux sont très anciens, la date de construction remonte aux années 10 et 20. L’état de délabrement est très avancé (plus de 50% du patrimoine immobilier), un bon nombre menaçant ruine (200 à 230 unités). L’entretien et la maintenance relevant de la Snit sont trop coûteux. La société y consacre 300 mille à 500 mille dinars par an. Une bagatelle comparée à l’ampleur des dégâts : « Les coûts des réparations dépassent parfois la valeur marchande de l’immeuble, au prix social, cela s’entend », explique Mme Afifa Bouzaïdi, directrice générale chargée des biens des étrangers au sein du ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières ; et considérant les conclusions des expertises techniques qui tranchent pour la démolition intégrale et la reconstruction. 
Le prix social fait partie des mesures prises par l’Etat pour encourager la cession au profit des occupants. La fourchette oscille en moyenne entre 9.000 et 16.000 dinars au centre de Tunis. La tarification fixée par les services compétents de la Snit se situe loin derrière le prix du marché qui, lui, tient compte de la vérité des prix et de l’emplacement et donc peut avoisiner les 100 mille dinars au centre de la capitale. Pourtant, « les occupants ne veulent pas acheter, ils préfèrent louer, c’est plus abordable et plus avantageux pour eux», témoigne Mme Yossor El Fahem, directrice générale à la Snit chargée des biens des étrangers. «Mais il y a là un problème de responsabilité pour nous car ces bâtisses sont trop anciennes et nous craignons qu’elles s’effondrent sur leurs occupants ». La responsable explique son inquiétude et celle de tous les services administratifs chargés du dossier par le fait que «les avis de démolition ne sont pas exécutés ni les ordres de réparation d’ailleurs, car les occupants refusent de quitter les lieux en raison de la cherté de la vie et des loyers excessifs », précise-t-elle. Des accidents, il y en a eu, même après le 14 janvier 2011. Beaucoup se souviennent encore de l’effondrement survenu à la rue Djebel Mansour, heureusement sans dégâts humains. « Il faut avouer, ajoute Mme El Fahem, que pour certaines bâtisses, il est devenu impossible de les réparer, tant elles sont usées. Les expertises conseillent de les raser carrément ». La législation très dense pour ce qui concerne la gestion et la cession des biens des étrangers prévoit en cas de délogement une indemnisation à hauteur de quatre ans de loyer mais ne prévoit pas le relogement. Ce qui représente une raison supplémentaire et non négligeable pour les occupants de ne pas quitter les lieux. 

Priorité de cession aux occupants, mais...

L’opération de cession des biens par la Snit connaît une grande lenteur, pour de multiples raisons, comme l’explique Mme Afifa Bouzaïdi. Le bénéficiaire de la cession doit répondre à deux conditions : être locataire ou occupant de bonne foi (sans effraction ou manœuvres frauduleuses) et en règle pour ce qui concerne le loyer. Il ne doit pas non plus être propriétaire d’un autre bien dans un rayon de 30 km. Par ailleurs, il doit s’acquitter du prix social fixé par la Snit. Si l’occupant ne peut pas payer, le bien est alors vendu au prix du marché à un tiers. Toute l’opération et les procédures afférentes sont examinées et étudiées par une commission nationale créée à cet effet en 1992 par décret (n° 92-1522 du 15/08/1992). Y siègent des représentants des deux ministères sus-indiqués ainsi que des ministères des Finances et de l’Intérieur, de la Banque de l’Habitat et du cadastre. « La loi en vigueur (Décret-loi de 1981) accorde le droit de maintien dans les lieux au locataire de local à usage d’habitation et lui donne la priorité à la cession, mais la procédure est très longue, il faut parfois résoudre d’abord des problèmes fonciers ou d’héritage par la voie judiciaire, ou adopter des dérogations comme le prolongement des délais de paiement dans le but d’aider les familles à rassembler l’argent pour acquérir le logement ; c’est pourquoi l’opération de vente prend beaucoup de temps, jusqu’à dix ans parfois », précise Mme El Fahem. Les lois de 1991 et de 1993 fixent pourtant le délai à neuf mois dont trois pour la constitution du dossier du futur acquéreur et son dépôt à la Snit.
Mais cela ne suffit pas pour réparer ce qu’on peut définir comme une injustice, à savoir l’adoption de la formule location-vente seulement pour les biens se trouvant dans le gouvernorat de Bizerte. « Ce n’est pas notre faute ; Bizerte a été, à l’époque, bien négociée et pour cause; elle a fait l’objet d’une convention à part, le 2e accord bilatéral ne stipule pas cette formule pour le reste des régions », justifie Mme Bouzaïdi, sachant que le ministère des Domaines de l’Etat a fonction de décideur dans la gestion du dossier des biens des étrangers.

Les copropriétés Etat-particulier étranger : un pavé dans la mare

Après la révolution du 14 janvier 2011 et les innombrables problèmes sociaux qui en ont émergé, la décision fut prise d’augmenter le rythme des cessions et d’activer les procédures. En vain. Le manque de personnel dans les deux directions générales s’avère être un grand handicap. «Nous avons adressé une note au ministre de l’Equipement pour renforcer les capacités humaines, logistiques et matérielles de la direction ; nous souhaitons une réponse favorable dans les plus brefs délais », confie Mme El Fahem tout en précisant que les affaires les plus compliquées et les plus contraignantes sont celles qui concernent les immeubles en copropriétés Etat - particulier étranger ou tunisien. Mais ce n’est pas tout. Les affaires les plus ingérables et qui échappent le plus à la Snit sont les propriétés d’étrangers qui continuent d’être vendues à des particuliers, comme avant, à l’insu de leurs occupants ou malgré eux car le prix proposé est beaucoup plus élevé que le prix social. Généralement, ce sont les agents immobiliers ou les avocats en charge de la gestion de ces biens immobiliers qui assurent l’intermédiation pour la vente. « Nous ne pouvons plus contrôler ces opérations de vente légales de particulier étranger à particulier tunisien depuis la décision d’annulation des autorisations de vente délivrées aux étrangers respectivement par le ministre des Domaines de l’Etat (1998) et par le gouverneur dans le but, à juste titre, d’encourager la vente de ce patrimoine ancien et vétuste », indique encore Mme Bouzaïdi. En janvier 2000, l’autorisation de vente à particulier a été, également, accordée aux propriétaires italiens. L’idée étant qu’après l’acquisition, le nouveau propriétaire se chargerait des réparations et de la maintenance. Il en fut ainsi dans certains cas ; d’autres biens ont été purement et simplement revendus plus chers. Résultat, « nous continuons à la Snit d’enregistrer beaucoup de plaintes déposées par les occupants surpris et désabusés par des préavis d’expulsion émanant des nouveaux propriétaires ; parfois, ils ne sont même pas informés de l’opération de vente qui se déroule à leur insu», affirme Mme El Fahem. « Impossible, il y a une procédure en vigueur mentionnée dans la convention tuniso-française stipulant le droit de priorité de l’occupant », conteste Maître Abderraouf Dami, avocat à Immoconsult-Tunisie, une société civile professionnelle d’avocats installée à Sfax et spécialisée dans les enquêtes recherchant les biens immobiliers en déshérence, abandonnés ou perdus d’étrangers expatriés. Créée à l’initiative d’un juif tunisien né à Sfax, Victor Cohen, il y a à peu près cinq ans, la société de droit tunisien se charge aussi de la vente de ces biens. Interrogé sur les accusations d’abus et de malversations portées contre ce type de ventes, l’avocat assure que « le droit de priorité de l’occupant est respecté, il est obligatoirement prévenu par l’intermédiaire d’un notaire, une fois. Mais, généralement, c’est le prix qui pose problème. L’occupant veut acheter au prix social alors que le propriétaire étranger veut vendre au prix du marché. C’est là tout le problème ». Et Maître Dami de confirmer la complexité des dossiers et la difficulté de leur traitement. « Ce sont des dossiers très compliqués, surtout quand il y a plusieurs héritiers vivant dans différents pays ou quand il y a des décès. Ce sont aussi de longues enquêtes pour retrouver les titres fonciers, pour obtenir des documents importants comme les certificats de décès. La vente peut durer jusqu’à 5, voire 6 ans ».

Les décisions qu’il faut oser prendre

La question se pose sans détour : quelles décisions faut-il oser prendre pour enfin fermer définitivement ce dossier lourd, ouvert depuis plus de trente ans et dont les ramifications sont enchevêtrées dans une multitude de procès et d’affaires judiciaires? Le sujet tient à cœur car dans la mentalité tunisienne, l’acquisition d’un logement est synonyme de réussite sociale. La décision politique pourrait-elle s’avérer radicale ? Possible, pensent certaines parties. Mais ce n’est pas si simple. L’Etat n’est propriétaire que d’une partie du patrimoine et il se doit de respecter les intérêts de chaque partie, tunisienne et étrangère. Dans ce cas, ne revient-il pas à l’appareil diplomatique de faire bouger les choses à l’étranger pour favoriser une collaboration plus étroite et plus régulée avec l’Etat tunisien afin de préserver les droits de propriété des premiers occupants ? Sinon, il reste à la Snit l’éventuelle alternative de vendre les biens immobiliers aux plus offrants et d’indemniser les occupants pour permettre leur relogement. Autre solution préconisée, politique à n’en point douter : appliquer la formule location-vente à l’échelle de tous les gouvernorats et débloquer ainsi la situation pour un grand nombre de familles. Et pour gagner davantage en pragmatisme, la proposition est de créer une nouvelle structure qui ne s’occupe que de la cession de ces biens et de mettre, ainsi, fin à la cogestion administrative de ce dossier, un double travail et par conséquent une perte de temps et d’argent.

Auteur : A.Z.

La Presse

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