Ce que l'on n'ose pas dire
Par Eric Conan (L'Express)
Non, le monde musulman n'est pas victime de l'Occident, mais de son propre archaïsme et de l'incurie de ses dirigeants. Non, les musulmans de France ne doivent pas «adapter» la laïcité mais s'y plier. Un an après le choc du 11 septembre, plusieurs ouvrages l'affirment et ouvrent le débat sur ce sujet explosif...
C'est un effet paradoxal du choc du 11 septembre 2001: loin de provoquer un débat sur l'islam réel, il a engendré une langue de bois qui aura régné durant l'année écoulée. Au nom du refus de l' «amalgame» - entre un bon islam, majoritaire, paisible et fidèle au Coran, et les dérives minoritaires de radicaux trahissant le texte sacré - fut ainsi affirmé que l'islam ne posait guère plus de problème que le judaïsme et le christianisme. Motivée par les meilleurs sentiments, cette «ligne» a renforcé plus qu'affaibli les tabous qui pesaient déjà sur deux interrogations. L'islam a-t-il une part de responsabilité dans la situation (absence de démocratie et de liberté d'expression, statut minoré de la femme, analphabétisme) de quasiment tous les pays à Etat musulman, dont beaucoup sont loin d'être pauvres? Et quelle attitude faut-il adopter face aux revendications de l'islam dans nos sociétés occidentales postreligieuses?
Déclin historique.
Mettant fin à cette année de mutisme gêné, plusieurs livres importants - d'auteurs, d'approches et de contenus différents - lancent aujourd'hui un vrai débat, sérieux et difficile. Mettant tous en cause la méconnaissance et la naïveté qui règnent sur ces questions, ils partagent la conviction que le problème de la place de l'islam est devant nous (musulmans comme non-musulmans), tout comme la question catholique, dont on a oublié la violence, est derrière nous.
C'est le premier mérite du grand islamologue Bernard Lewis que de montrer, en mettant en perspective l'histoire des pays islamiques, que le sentiment de déclin historique constitue depuis des siècles une question discutée par leurs propres élites. Dans un essai étincelant de clarté - Que s'est-il passé? L'Islam, l'Occident et la modernité (Gallimard) - ce grand spécialiste au sommet de sa carrière estime que, loin d'être les victimes d'un Occident diabolisé que beaucoup d'entre eux dénoncent, les pays musulmans souffrent d'un blocage historique qui s'explique avant tout par l'emprise des particularités religieuses de l'islam sur ces sociétés.
Contre l'histoire révisée d'un islam brisé par les colonisations, Bernard Lewis rappelle que la grande civilisation musulmane, réceptacle des acquis gréco-romains, triomphante militairement et en avance sur l'Occident sur les plans économique et culturel du VIIe au XIIIe siècle, s'effondra d'elle-même dès le XVIe siècle, laissant définitivement la place au rayonnement européen entamé avec la Renaissance. Que s'est-il passé? Cette question, les musulmans sont alors les premiers à se la poser. Face à leur infériorité nouvelle en matière d'armement et de guerre, les califes réclamèrent aux docteurs de la loi une «innovation inouïe»: les musulmans peuvent-ils utiliser le savoir des «barbares infidèles»? Oui, si c'est pour les combattre plus efficacement, répondirent les religieux. Mais, malgré l'adoption des fusils et des canons, la défaite écrasante devant Vienne (1683) constituera une leçon sans équivoque.
Rejet de la science.
Dès cette époque, l'élite, consciente d'une crise majeure, se divise. Certains prônent l'imitation de cet Occident qui les a dépassés. Mais, «pour la plupart d'entre eux, la source de tous ces maux tenait au fait qu'on s'était écarté des bonnes vieilles traditions, musulmanes et ottomanes, auxquelles il s'agissait maintenant de revenir», note Bernard Lewis, qui constate que, plusieurs siècles après, «ce type de diagnostic et de remède est encore largement répandu au Moyen-Orient».
Car le retard ne fut jamais rattrapé, et Bernard Lewis isole une particularité: alors que le monde islamique fut à une époque le lieu de la synthèse féconde des savoirs grec et persan, et de l'articulation entre l'algèbre et la numération indienne, la situation s'est inversée et la science y fait aujourd'hui l'objet d'un «rejet» qui constitue «l'un des traits les plus frappants qui distinguent le Moyen-Orient des autres régions du monde ayant subi, sous une forme ou sous une autre, le choc de la civilisation occidentale. A l'heure actuelle, de nombreux pays asiatiques participent activement au développement scientifique, lequel n'est plus occidental, mais mondial. Hormis quelques enclaves occidentalisées et une poignée de chercheurs originaires du Moyen-Orient travaillant en Occident, la contribution de la région - telle qu'on peut la mesurer, par exemple, au nombre de publications dans des revues internationalement reconnues - fait pâle figure comparée à celle d'autres parties du monde non occidental ou, pis, comparée à son propre passé».
Ce handicap contribue à un sous-développement économique dont l'ONU vient de dresser un bilan accablant: malgré le quadruplement du prix du pétrole, le taux d'accroissement du revenu par habitant y est le plus bas du monde, à l'exception de l'Afrique subsaharienne, et la productivité, qui augmente partout, y a baissé. Pour Bernard Lewis, ces échecs ont une origine culturelle, l'anesthésie de la créativité temporelle par une religion totalisante: «L'idée qu'il puisse exister des êtres, des activités ou des aspects de l'existence humaine qui échappent à l'emprise de la religion et de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane.» Et cette pensée présente le handicap supplémentaire de prôner l'immobilisme: «Selon la doctrine musulmane, l'homme n'a pas le pouvoir de légiférer; pour les croyants, il n'existe qu'une seule loi: la sainte loi révélée par Dieu.»
Une vérité absolue dont il ne faut pas s'éloigner et à laquelle il faut toujours revenir. Alors que l'Occident a entamé son développement dès son émancipation de l'idée de vérité divine absolue. Libération permise par le christianisme, «religion de la sortie de la religion», selon la formule de Marcel Gauchet, puisque sa séparation entre temporel et spirituel a livré la société à l'initiative humaine, qui a fini par repousser, non sans remous ni souffrances, la question divine dans le seul espace privé. Pour l'islam, le passage à la laïcité est plus problématique: Mahomet n'a pas créé d'Eglise, mais une armée et un Etat soumis à la parole de Dieu.
Rappelant que les docteurs de la loi se sont opposés pendant trois siècles à l'entrée de l'imprimerie dans l'Empire ottoman, Bernard Lewis estime que «c'est le manque de liberté qui est à la base des maux dont souffre le monde musulman»: «Liberté de l'esprit affranchi des dogmes et de la censure; liberté de l'économie affranchie de la corruption et de l'incurie; liberté des femmes affranchies de l'oppression masculine; liberté des citoyens affranchis de la tyrannie.» Mais il constate que les partisans de cette libéralisation sont actuellement moins influents qu'au XIXe siècle.
La faute de L'autre.
Le décalage croissant entre la fierté de relever de la version ultime et achevée de la foi et le constat de la place décevante qu'elle occupe dans le monde incite à trouver un responsable. «Qui nous a fait ça? Quand tout va mal, il est bien sûr humain de se poser cette question, relève Bernard Lewis. Il est généralement plus facile et plus gratifiant d'imputer à d'autres la cause de ses malheurs.»
Ce victimisme a d'abord visé la colonisation. «Interlude relativement court, la domination des Anglais et des Français a pris fin il y a un demi-siècle; la situation avait commencé à se détériorer bien avant leur arrivée; elle continue sur la même lancée depuis leur départ», réfute Bernard Lewis. Le rôle du coupable échoit ensuite aux Etats-Unis, à Israël, aux juifs et plus généralement à l'Occident. «Pour les gouvernements à la fois autoritaires et inopérants qui règnent sur presque tout le Moyen-Orient, ce jeu remplit une fonction utile, sinon essentielle: expliquer la pauvreté qu'ils sont incapables de réduire, légitimer un pouvoir despotique qui ne cesse de s'alourdir, détourner le mécontentement croissant de la population vers d'autres cibles.»
Islam mondialisé.
Depuis quelques années, la mondialisation a permis à ce victimisme à la recherche de boucs émissaires de se déployer. Dans L'Islam mondialisé (Seuil), le spécialiste français Olivier Roy décrit l'émergence d'un islam qui est non plus localisé dans les pays arabes et asiatiques mais en Occident (Etats-Unis, Canada, Europe). Le néofondamentalisme joue un rôle primordial dans cet islam cosmopolite: il s'adapte à toutes les sociétés et s'adresse aux individus en leur proposant un «code de comportement fondé sur le licite et l'illicite» et en les incitant à «mettre en place des espaces islamisés». Olivier Roy montre que c'est dans cet islam d'Occident, composé de pratiquants diplômés et émancipés des autorités religieuses traditionnelles, que se recrutent les acteurs d'une minorité islamiste violente: tous les militants, sans exception (dont de nombreux Français), impliqués dans les attentats antioccidentaux de ces cinq dernières années ont vécu ou fait leurs études en Occident et étaient de «parfaits produits de l'occidentalisation et de la globalisation».
A côté de cette minorité de groupuscules terroristes, le reste de cet islam mondialisé n'a pas de mal à paraître «modéré»: «A la différence des terroristes, ils rassurent le policier et le magistrat, qui en font d'ailleurs des interlocuteurs privilégiés. En revanche, ils devraient inquiéter les sociologues et les politologues, car ils érigent lentement, mais sûrement, une société en marge des communautés nationales, qui rejette, de facto, l'intégration dans les pays d'accueil», note Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l'Orient, qui publie un copieuxDictionnaire mondial de l'islamisme (Plon).
Rappelant que le débat sépare toujours les réformateurs, qui souhaitent aller de l'avant pour moderniser et adapter l'islam, et ceux qui veulent faire un retour en arrière, Olivier Roy précise que la tendance générale est à la régression: «Pourquoi les réformateurs sont-ils si peu lus?» s'interroge-t-il en constatant que la majorité des nombreux sites Internet de cette «oumma virtuelle» sont néofondamentalistes et d'une grande «pauvreté conceptuelle»: «L'injure, l'exclusion, la calomnie, la rumeur ou l'information invérifiable et orientée sont les traits marquants de ce type d'échange.» Contredisant le lieu commun selon lequel l'islam va se moderniser plus facilement en Occident, Olivier Roy estime que les sociétés libérales sont au contraire des lieux confortables au néofondamentalisme, à ses réseaux et à ses militants: il y rencontre moins de contraintes que dans beaucoup d'Etats musulmans.
C'est un paradoxe qui désespère les musulmans réformateurs: non seulement le discours néofondamentaliste est à l'aise en Occident, mais certains pays le favorisent à leur détriment, comme le montre le cas français. Dans La République et l'islam. Entre crainte et aveuglement (Gallimard), Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach se penchent sur la politique menée en France à l'égard des comportements et revendications de certains musulmans. Ce travail d'enquête qui fourmille d'exemples et de découvertes montre que l'Etat a, de fait, déjà concédé à l'islam ce qu'il avait interdit au catholicisme, au protestantisme et au judaïsme. Les auteurs se sont aussi appliquées à lire et à écouter les leaders présentés comme «modérés» et associés à la consultation officielle organisée par le ministère de l'Intérieur. Elles en concluent que «le désir d'appliquer la charia en France ressort aussi bien des propos de certains leaders d'opinion musulmans dits modérés que de ceux qui seraient de tendance islamiste, la différence résidant essentiellement dans le ton».
Contre l'assimilation.
Ces leaders prétendent représenter tous les «musulmans de France». Mais qu'entend-on par «musulman de France»? Première confusion, leur nombre est systématiquement gonflé dans une vision archaïque du religieux: toute personne, française ou pas, issue de l'immigration maghrébine est considérée a priori comme musulmane, alors que l'on sait par exemple que plus de la moitié des immigrés nés en Algérie déclarent ne pas avoir de religion ou ne pas pratiquer. «A l'évidence, les chiffres qui sont donnés reposent sur un compte islamique faisant fi de la liberté de conscience, de la liberté de changer de religion et de l'éventail possible des pratiques. Il va de soi que l'on naît musulman et que l'on ne peut que mourir de même», notent Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach, en précisant qu'il ne s'agit pas d'une figure de style: le consulat marocain de Bordeaux s'est opposé récemment à la volonté de se faire incinérer d'un citoyen français d'origine marocaine et les pouvoirs publics ont cédé devant cette logique communautaire qui veut que l'individu ne s'appartienne pas mais relève d'une tribu statuant contre ses croyances personnelles. Tout comme le ministère de l'Intérieur a cédé à certaines organisations musulmanes en retirant du texte de sa consultation officielle la mention au droit de changer de religion...
Le flou des chiffres s'accompagne du flou des notions. Les deux auteurs montrent comment l' «insertion» a remplacé l' «assimilation», cassant une machine à intégrer qui a pourtant produit la France actuelle, où «le cinquième de la population est issu de vagues d'immigration dont les descendants sont aujourd'hui des Français comme les autres». Une inversion s'est donc produite pour la dernière vague, d'origine musulmane, parce que l'on a pris au mot ceux qui disent la représenter: l'islam ne serait pas conciliable avec la laïcité française, et c'est à cette dernière d'évoluer pour accueillir ses particularités. L'assimilation est dénoncée comme une oppression et, au lieu d'initier les nouveaux Français aux règles minimales communes, il s'agit désormais de sensibiliser les anciens aux valeurs identitaires de l'islam.
Notion de communauté.
Les auteurs de La République et l'islamconcluent que l' «on peut donc changer subrepticement de modèle politique sans changer la loi ni engager un débat national»: «Les élus se sont défaussés sur les experts des plus hautes instances juridictionnelles pour infléchir de façon décisive le modèle politique français.» Ce fut l'œuvre du Haut Conseil à l'intégration et surtout du Conseil d'Etat, dont l'inventivité en matière de droit positif est allée jusqu'à reconnaître un droit ethnique à la polygamie. Les politiques, de droite comme de gauche, ont laissé le Conseil d'Etat supprimer le principe de neutralité religieuse à l'école en théorisant l'obsolescence d'une «première conception de la laïcité» au profit d'une «seconde conception», qui «implique le respect de la différence».
Différence de règles réclamée ouvertement par certains représentants religieux «modérés» comme Amar Lasfar, imam de la mosquée de Lille-Sud et président de la Ligue islamique du Nord: «Dans l'islam, la notion de citoyenneté n'existe pas, mais celle de communauté est très importante, car reconnaître une communauté, c'est reconnaître les lois qui la régissent. Nous travaillons à ce que la notion de communauté soit reconnue par la République.» Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach recensent de nombreux domaines où la règle commune ne s'applique déjà plus. Elles ont fait des découvertes à propos de financements publics illégaux de mosquées: la loi de 1905 qui s'applique aux cultes, exigeante et contraignante, est régulièrement violée au profit d'un détournement de la loi de 1901, comme à Rennes.
Ce traitement différentiel aboutit à une «mise entre parenthèses de nos propres valeurs». Deux questions paraissent centrales: la laïcité et l'égalité des femmes. Depuis que le Conseil d'Etat a considéré l'école comme un lieu public ordinaire, avec droit de manifestation religieuse, la laïcité, conçue comme un principe de neutralité permettant la vie en commun, est ravalée au rang d'une croyance parmi d'autres. Ce qui fait écrire à un journaliste du Monde que «les collégiens et lycéens de confession musulmane ont une conception plus ouverte de la laïcité que leurs camarades non musulmans, parce qu'ils sont plus favorables à l'introduction de cours de religion et de signes religieux à l'école». C'est la thématique en vogue de la «nouvelle laïcité», «ouverte», «plurielle», qui doit clore ce que le penseur musulman Tariq Ramadan qualifie d' «étape de la tradition française» - la séparation du religieux et de l'Etat - pour s'adapter à l'islam, qui, «dans son essence», «marie la sphère privée et la sphère publique».
La question féminine est le point crucial de la confrontation entre l'islam et l'Occident: contraint d'accepter, sur de nombreux fronts, la modernisation, l'islam en a fait une question résiduelle de résistance identitaire, comme le montre bien Bernard Lewis à propos de l'asymétrie des transformations vestimentaires au Moyen-Orient. Or, selon lui, le «sexisme musulman» n'est pas étranger aux difficultés de ces pays: «La relégation des femmes à un statut d'infériorité non seulement prive le monde musulman des talents et des énergies de la moitié de sa population, mais encore confie l'éducation, à un âge crucial, de l'autre moitié à des mères analphabètes et opprimées. Une telle éducation, a-t-on dit, produit des individus arrogants ou soumis, en tout cas inaptes à la vie dans une société libre et ouverte.»
La soumission des femmes n'est pourtant pas une fatalité musulmane: il n'y a pas si longtemps, la charia reléguait dans la même sous-humanité les esclaves, les non-musulmans et les femmes. «Abolir l'esclavage relevait quasiment de l'inconcevable. Interdire ce que Dieu permet est un crime presque aussi grand que de permettre ce qu'Il interdit», précise Bernard Lewis. Or l'islam l'a fait. Et, concernant la femme, quelques pays de l'aire musulmane ne tolèrent déjà plus ce qu'accepte la France.
Stratégie de surenchère.
«La femme n'est pas une question, mais laquestion», estiment aussi Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach, qui s'interrogent sur ce curieux apartheid fondé sur la soumission des femmes au nom de la différence au sein d'une société politico-médiatique française obsédée par l'égalité féminine. Reprenant l'affaire du voile, elles montrent qu'il relevait bien d'une stratégie délibérée des fondamentalistes et décrivent, une fois leur victoire accomplie, leur stratégie de surenchère (refus de cours d'éducation physique, de piscine, contestation de certains programmes, nourriture communautaire) avec, au sein de l'école, pression et intimidation sur les «tièdes». L'association d'étudiants musulmans Unir, élue au conseil de l'université Paris XIII, met ainsi aujourd'hui en cause la légitimité, pour un «professeur de culture occidentale», de juger le travail d'un étudiant musulman.
Cet apartheid revendiqué reçoit d'ailleurs le chaud soutien de l'extrême droite, comme le résume l'hebdomadaire nationalisteRivarol: «Mieux vaut des mahométanes en tchador, ce qui évite ou, à tout le moins, limite le métissage.» Sur cette question, Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach relèvent que le nombre de mariages forcés augmente, frappant dans l'indifférence des dizaines de milliers de jeunes Françaises, et que, dans certains quartiers ou certains établissements, un nouveau code vestimentaire s'installe: «Si la dissimulation totale du corps féminin représente le comble de la pudeur, il ne faut pas être grand clerc pour imaginer l'appréciation qu'un jeune musulman peut porter sur une jeune fille coquette, en jupe et en talons! Est-ce un hasard si les jeux de la séduction, qui constituent une forme de civilité, se raréfient dans nos banlieues au profit des viols en bandes organisées?»
Ces revendications différentialistes ont donc déjà des effets. C'est ce que montrent à propos de l'écoleLes Territoires perdus de la République (Fayard-Mille et Une Nuits), recueil de témoignages d'enseignants sur la montée du sexisme, de l'antisémitisme, de la francophobie et du racisme à l'école (voir les extraits pages 106 et 107). Les mêmes propos provoquent scandales et manchettes des gazettes quand ils sortent de la bouche d'un nazillon, mais silence et désintérêt quand ils émanent d'un jeune Français qui se proclame musulman. Les raisons de ce strabisme sont multiples: la mauvaise conscience coloniale et le fait de considérer qu'une victime ne peut qu'avoir raison et que toute rébellion, quel que soit son contenu, doit être saluée. C'est ce qui avait conduit, derrière Michel Foucault, une partie de la gauche radicale à s'enthousiasmer pour la révolution de Khomeini.
Amnésie.
La tradition française d'aveuglement, qui s'est illustrée face au socialisme réel au détriment des dissidents, se reproduit avec l'islam réel au détriment de ses réformateurs ou critiques, qu'il s'agisse de ceux d'hier, comme Mohammed Abdou, Qurrat al-Ayn ou Mansour Fahmy, dont on vient de rééditer la thèse courageuse, soutenue à la Sorbonne en 1913 (La Condition de la femme dans l'islam, Allia), ou de ceux d'aujourd'hui, tels Mohamed Charfi, Javad Tabatabai, Mohammed Harbi, Hanan el-Cheikh ou Abdelwahab Meddeb. Et, en France, c'est dans le plus grand silence que l'imam Amar Saïdi a été congédié de la mosquée de Rouen pour avoir célébré des mariages mixtes et prêché en français.
Peu d'attention non plus pour les mises en garde du mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, et Leïla Babès contre la consultation officielle du ministère de l'Intérieur, qui renforce le poids des fondamentalistes. Ni pour celles de Hanifa Cherifi dénonçant dans le voile un «mode de socialisation plus conforme à la société saoudienne qu'à la société française égalitaire». Et, quand le cheikh Tantaoui, imam d'al-Azhar, au Caire, rappelle aux musulmans de France qu'ils ont «le devoir de se conformer aux lois du pays où ils vivent» et qu'ils ont «le choix de s'y plier ou de quitter le pays», il se trouve un éditorialiste pour parler de propos «à connotation plus ou moins lepéniste».
D'où vient ce manque de solidarité avec les musulmans qui luttent pour moderniser l'islam? «Nous avons désappris de nous battre contre les prétentions des religions à déborder de leur cadre spirituel. C'est la rançon de la paix religieuse que nous devons précisément à la laïcité», estiment Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach. Cette amnésie va loin, puisqu'elle nous conduit aujourd'hui à placer au cœur du débat public l'interprétation d'un texte religieux - le Coran permet-il ou non de faire ceci ou cela? - comme si l'on avait déjà admis sa prééminence sur les lois communes pour une partie de la population française non concernée par la laïcité.
C'est ce qui pousse Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach à conclure que l'universalisme n'est pas seulement attaqué: il n'est plus défendu. Et qu'un relativisme s'installe petit à petit. Il y a des règles pour les uns et des règles pour les autres. Des indignations à géométrie variable. Libération, qui a tant fait pour le combat antisexiste, dresse ainsi un portrait ému d'une «figure de l'islam de France», le président de l'association Les Imams de France, qui explique doctement que «la dominance masculine est un invariant transculturel» qui repose sur «une différence irréductible, le fameux chromosome Y». Et une publicité de la firme laitière Candia sur la crème fraîche Babette («Je la lie, je la fouette») fut terrassée au terme d'une impressionnante tempête médiatique et militante, avec le renfort de la ministre des Droits des femmes, alors qu'une maison d'édition, sise au cœur du Quartier latin, peut diffuser depuis dix ans un manuel en français de bonne vie musulmane (Le Licite et l'illicite en Islam, éd. Al Qalam) expliquant pourquoi et comment un bon époux doit battre sa femme: «Avec la main», sans «fouet» ni «morceau de bois». Et «en épargnant le visage».
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