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Delphine Horvilleur, rabbin : les nouveaux lecteurs du Livre, par Sarah Cattan

Delphine Horvilleur, rabbin : les nouveaux lecteurs du Livre, par Sarah Cattan

 

 

EN RENCONTRANT DELPHINE HORVILLEUR,VOUS VOUS TROUVEZ FACE À UNE ÉQUATION SINGULIÈRE ET RICHE DE PROMESSES, RENDANT POSSIBLE LA COEXISTENCE DANS UNE MÊME PERSONNE D’UNE FEMME SOLAIRE, JEUNE, BELLE, MODERNE, MÈRE DE TROIS ENFANTS, ÉCRIVAIN ET RABBIN.

Invitée de l’Institut Français de Tel Aviv, cette jeune femme lumineuse, rabbin du Mouvement juif libéral de France, MJLF, directrice de la rédaction de la revue trimestrielle Tenoua, Atelier de pensée(s) juive(s), milite pour que les religions finissent par reconsidérer le rôle et la place des femmes.

Elle raconte avoir grandi dans une petite ville de province où sa famille était presque la seule famille juive, évoque ces grands-parents paternels d’Alsace-Lorraine, ce grand-père ayant suivi une formation rabbinique, accueillis et protégés pendant la guerre dans le sud de la France, alors que ses grands-parents maternels sont des rescapés d’Auschwitz qui n’ont jamais raconté leur histoire : Mais nous savons simplement qu’ils ont chacun perdu leur conjoint et leurs enfants dans les camps. Après l’enfer, ils ont trouvé la force de fonder une famille, et explique avoir grandi entre ces deux histoires: l’une qui dit « Le monde nous a sauvés », et l’autre qui murmure en silence « Le monde nous a assassinés ». Elle avoue avoir passé son enfance à essayer de réconcilier ces deux modèles familiaux, ces deux expériences difficilement compatibles.

UNE RELIGION RÉSOLUMENT ANCRÉE DANS LA VIE

Marquée par le silence de ses grands-parents maternels, elle dit avoir beaucoup cherché dans ses lectures à comprendre ou à imaginer leur histoire, à remplir les blancs laissés par le vide de leurs paroles, avouant : C’est peut-être aussi comme cela que j’ai fini, bien plus tard, par me pencher sur les textes religieux. Pour comprendre [… ] J’avais besoin d’en passer par là pour (re)découvrir que le judaïsme n’est pas que la mémoire douloureuse de la Shoah, mais qu’il est une religion résolument ancrée dans la vie et dans la transmission, où tout nous encourage à célébrer et à honorer le vivant.

Après un premier court séjour dans un kibboutz, elle décide en 1992 de faire ses études de médecine et poursuivre sa quête d’identité, et raconte avoir été foudroyée, en novembre 1995, par l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin par un étudiant juif israélien opposé aux accords de paix d’Oslo, cet assassinat d’un des siens par l’un des siens la renvoyant avec violence aux deux mondes incompatibles de mon enfance. En 1997, elle rentre en France, où, parallèlement à ses études scientifiques, elle continue à se plonger dans les textes, y découvrant la vitalité d’une pensée talmudique créative et féconde. C’est devenu pour moi une urgence de plus en plus pressante, vitale même, que d’explorer cette tradition pour y ancrer mon judaïsme. Elle décide alors de se consacrer entièrement à l’étude du Talmud, se heurtant à un nouvel obstacle: celui de son genre, la plupart des institutions religieuses et des centres d’études en France n’acceptant pas les femmes. J’ai cherché ce qui pourrait justifier cette interdiction. Je n’ai rien trouvé de convaincant. L’étude est la valeur centrale et sacrée du judaïsme. La refuser aux femmes est une insulte à l’essence même de nos traditions.

Elle part alors étudier à New York, où elle découvre un judaïsme aux visages pluriels, ouvert, créatif, et égalitaire entre hommes et femmes. Elle trouve là son chemin vers le rabbinat. Se mariant à un économiste français, elle a son premier enfant. Devenue rabbin en 2008, elle aurait pu rester à Manhattan, où les postes de rabbin ne manquaient pas et où les femmes rabbins sont nombreuses, mais relève le défi de revenir en France où, traditionnellement, les femmes ne sont pas rabbins. Les responsables du Mouvement juif libéral de France lui proposent de les rejoindre, elle accepte et rentre à Paris juste à temps pour la naissance de son deuxième enfant.

En devenant rabbin, je me suis reconnectée à une identité juive vivante et positive, qui peut marcher main dans la main avec cette autre histoire juive, celle de mes grands-parents. Aujourd’hui, j’essaie de transmettre et d’enseigner, notamment aux générations futures, dont mes enfants – je viens d’avoir une petite troisième –, ce qui constitue la richesse de notre tradition et de notre histoire. Ses tragédies et ses ressources, ses deuils et ses résiliences, sa capacité à dire encore « leh’ayim ! » – « à la vie ! »

L’ERUDITION N’EST PAS LE MONOPOLE D’UN SEXE

 Elle nous dit encore que son histoire lui a donné envie de se pencher sur la place que les religions donnaient aux femmes, sur la manière dont elles parlaient d’elles, et plus spécialement de leur corps, le voile islamique n’étant pas le seul à sous-entendre que le corps découvert des femmes contaminerait les hommes.

Elle explique avoir choisi d’explorer les sources traditionnelles, ajoutant qu’être rabbin lui permettait de dire ces choses depuis l’intérieur du discours religieux, précisant : Je crois que les religions ont besoin de voix libres, subversives, modernes. Elles ont besoin de reconnaître que l’érudition n’est pas le monopole d’un sexe, mais se nourrit du dialogue entre les genres […] Dans le Talmud, il est clairement dit qu’après notre mort nous aurons à rendre compte de ce que nous avons fait alors que c’était interdit. Mais aussi de ce que nous n’avons pas fait alors que c’était permis. C’est cette liberté que je me suis donnée : pour moi, cette rencontre et cette exploration conjointe, mixte des textes ne sont pas une option. C’est un devoir, et c’est le défi de notre génération.

Auteure en 2013 d’En tenue d’Ève : féminin, pudeur et judaïsme, essai sur la place des femmes dans le judaïsme publié chez Grasset, elle y cite en exergue le Talmud : Le monde ne se maintient que grâce au souffle des enfants qui étudient.

Dans ce premier opus, Delphine Horvilleur choisit de s’intéresser aux discours religieux fondamentalistes actuels et à l’obsession croissante de la pudeur des femmes qui s’y exprime. Plongeant au cœur des grandes traditions monothéistes, elle analyse successivement les sens de la pudeur et de la nudité et met à mal les lectures qui font de la femme un être tentateur, notamment celles proférées par les défenseurs du voile islamique, qui affirment que leur appel à la pudeur est au service de la femme alors qu’il vise bien souvent son effacement : il s’agit d’éradiquer pour son bien  la femme de l’espace public et de se débarrasser avec elle du désir qu’elle pourrait susciter, faisant de l’homme ce que Fethi Benslama appelle, dans Le Voile de l’Islam, un homme-pupille, un être obligé de « mater » car incapable de restreindre sa vision. Elle exhorte des voix religieuses de toutes les traditions à revisiter d’urgence la notion de pudeur au cœur des textes sacrés.

Dans un chapitre intitulé No woman’s land, elle évoque à l’appui de son analyse la Ligne Ashdod-Jérusalem de l’autobus 451, ligne dite casher, puisque des juifs ultra-orthodoxes, les H’aredim, tentent d’y imposer une stricte séparation entre hommes et femmes, ségrégation illégale en Israël, mais tolérée dans les faits sur quelques lignes de bus, et raconte ce 16 décembre 2011 où Tanya Rosenblit, jeune femme de 28 ans, décide, nouvelle Rosa Park, de braver l’interdit en s’asseyant juste derrière le chauffeur.

 LA YESHIVA NO WOMAN’S LAND

Elle explique comment la littérature rabbinique oppose la femme soumise, figée dans son statut de mère et d’épouse, à la yatzanit ou insoumise, dévergondée, qualifiée ailleurs demoufkeret, adjectif désignant à l’origine une terre abandonnée, en friche et sans propriétaire, et définissant par extension une prostituée : sans maître ni propriétaire, sa dignité est menacée, et avec elle, la paix sociale. Elle raconte comment toutes les femmes et la femme en général sont tenues à distance de la yeshiva, ou maison d’étude, no woman’s land par excellence.

Elle ajoute que, selon le quotidien Haaretz, un petit groupe ultra-orthodoxe distribuerait depuis 2012 dans les quartiers religieux de Jérusalem des lunettes de pudeur, simple autocollant à apposer sur les verres de lunettes pour brouiller la vision de celui qui le porte, permettant ainsi à l’heureux propriétaire de ne pas remarquer les femmes qui croisent son chemin, et décrit comment l’architecture synagogale fournit l’une des meilleures illustrations de son analyse : l’entrée s’y effectue par étapes, plusieurs portes devant être franchies et un espace intermédiaire devant être traversé avant d’entrer dans le centre du lieu culte, le fidèle accédant alors au cœur de la prière, matérialisé par une arche qui contient les rouleaux de la Torah, dont le texte , protégé dans un écrin, et donc inaccessible à la vue, n’en sera extrait que pour le temps de la lecture, trésor caché au regard : cachez ce saint que je ne saurais voir !

Elle rappelle encore comment, lorsqu’elle tapait aux portes des centres d’études, à la recherche d’un lieu qui lui permettrait d’étudier les textes de la tradition, lui fut opposée la même réponse : nous offrons des cours de Talmud, mais … pas pour vous, étouffant le nom et l’histoire de Berouriah, héroïne talmudique qui apprenait 300 leçons chaque jour de 300 maîtres différents[1] et ose la question de savoir si cette femme érudite exceptionnelle a réellement vécu ou si elle n’était qu’un mythe littéraire, et cite Rashi, le plus célèbre exégète de l’histoire juive, racontant la fin tragique de la jeune femme qui, pour s’être moquée de l’un des passages misogynes du Talmud, fut soumise par son mari à une l’épreuve dont elle sortit vaincue : séduite par un élève de son propre époux, Berouriah confirma le proverbe qu’elle raillait et, l’adultère ébruité, se suicida, sa mort sur l’autel du féminin transgressif , son personnage-même, sorte de grain de sable dans la machine de l’exégèse talmudique, renvoyant à ce que Daniel Boyarin qualifie de fissures du texte, voix dissonante au cœur du système d’hégémonie masculine et d’exclusion du féminin, postée comme un remords , une sorte de mauvaise conscience talmudique.

LE JUDAÏSME EST MISOGYNE. À L’INSTAR DES AUTRES TRADITIONS RELIGIEUSES

Delphine Horvilleur conclut que la force de la littérature rabbinique tient peut-être à ce qu’elle évacue difficilement ses grains de sable, trahissant sa volonté de ne pas se censurer et fournissant même, en de nombreux endroits, les arguments de sa propre autocritique et les éléments de son questionnement interne, elle pose la question de savoir si le judaïsme est misogyne aujourd’hui, par la voix de ses interprètes religieux contemporains, et répond qu’il l’est, à l’instar de toutes les autres traditions religieuses, lorsqu’il ne s’interroge pas sur la place du féminin dans son système de pensée, mais observe cependant qu’au cœur de la tradition juive se trouvent aussi des forces de questionnement d’autocritique et de régénération méritant d’être saluées, revendiquées, et enseignées, assimilant ce travail au réveil de certaines voix endormies du texte, apprendre à relire étant au cœur de tout projet religieux, la religion ne devant plus être usurpée par des textolâtres[2], un texte cessant d’être interrogé meurt et que la seule lecture fidèle assure le sens renouvelé d’un texte constamment revisité.

A l’heure des replis communautaires et des identités figées, Delphine Horvilleur, aujourd’hui âgée de 38 ans, publie chez Grasset Comment les rabbins font les enfants, Sexe, transmission, identité dans le judaïsme, titre impertinent qui introduit un livre très érudit dans lequel elle s’interroge sur la transmission, l’appartenance, le fondamentalisme et le libéralisme, la place que le féminin peut tenir dans une pensée juive renouvelée, ainsi que sur des questions concrètes de la vie de tous les jours comme la sexualité et le désir, le tout en une passionnante déconstruction de la fabrique des identités.

PLAIDOIRIE POUR UNE IDENTITÉ JUIVE PLURIELLE

Invitation à penser ensemble les chemins de la transmission juive, plaidoirie pour une identité juive plurielle qui fasse toute sa place à l’altérité, ce deuxième opus se propose d’explorer les questions de filiation et de procréation. En effet, l’auteure se demande d’abord ce que signifient appartenir et transmettre. Contrairement à ce qu’affirment tous les fondamentalismes, la transmission d’un héritage ne doit pas être une réplication à l’identique. Elle dépend d’une infidélité partielle, garante de surgissements inattendus, aujourd’hui comme hier : Ne pas appartenir condamne à mourir et trop appartenir, à ne jamais devenir soi. Mariant filiation et rupture, la tradition juive ne se renouvelle qu’en étant bousculée et nourrie par sa rencontre avec d’autres, ce qui implique l’ouverture à l’Autre, donc l’ouverture au Féminin. Il s’agit donc bien ici d’un plaidoyer pour une religion matricielle qui, à la manière d’un utérus, serait un lieu de fertilisation, les textes sacrés eux-mêmes devant être fécondés par des lectures inédites.

Illustrant brillamment cette vision ouverte de la religion, Delphine Horvilleur revisitera, loin des interprétations convenues, quelques épisodes fameux de la Genèse, notamment Adam et Eve, Caïn et Abel, premiers parents et premiers enfants de l’humanité, prouvant sa capacité à repenser les grands problèmes contemporains à partir de la tradition rabbinique, abordant successivement trois thèmes: Comment, selon le judaïsme, se fabriquent un parent, une identité, et un désir, c’est-à-dire la possibilité d’enfanter l’avenir.

Procédant avec clarté et humour, citant aussi bien Emile Ajar et Amos Oz que la Genèse et le Talmud, notre rabbin conclura son livre par une analogie entre le Texte et le Féminin, dotés d’une même capacité de croître et de multiplier.

REFUS D’APPARTENANCE ET EXCÈS IDENTITAIRE

Dans une introduction intitulée A-Part-Tenir, elle évoque le personnage éponyme d’Emile Ajar, Pseudo, qui se demande comment quitter cette filiation, ces liens qui engluent et enferment et que le romancier nomme appartenance : Pseudo en effet tente l’impossible pour se construire sans attache, ni famille, ni peuple, ni espèce.

Comprenant notre époque comme une héritière des fantasmes de Gary, prompte qu’elle est, cette époque, à dénoncer toutes les aliénations, notamment celles des familles, et à encenser le principe de Libération de l’individu au nom du droit qu’aurait chacun, dès l’enfance, à s’autodéterminer en se libérant du carcan que la naissance impose, Delphine Horvilleur oppose qu’on peut appartenir à un système et s’en émanciper, l’enjeu étant la liberté, la liberté de faire quelque chose de ce qu’on a reçu.

Nul, on le sait, ne peut se développer sans ancrages culturels, et l’enfant doit savoir qu’il fait partie d’un nous  bien avant de pouvoir dire je , ce principe étant illustré par le fait qu’il a, par exemple, résolument besoin d’un autre  pour acquérir le langage ; ainsi on ne peut devenir soi que sous influence : l’enfant de personne devient personne. Il lui faut quelqu’un pour devenir quelqu’un, écrit Boris Cyrulnik, expliquant que, si ne pas appartenir condamne à mourir, trop appartenir condamne à ne jamais devenir soi.

Mais cette conscience d’une appartenance, si elle crée un sentiment de continuité et de lien entre les générations, peut aussi, trop pesante, empêcher l’émergence d’un individu accablé par le poids de son héritage.

Par ailleurs, il existe aussi, face à ce fantasme de non-appartenance qu’ont certains, un excès identitaire, illustré par ceux-là qui ne sont plus que français de souche, musulmans, juifs ou homosexuels.

Ainsi, refus d’appartenance et excès identitaire sont exacerbés, perçus par le sociologue Jean-Claude Kaufman comme deux conséquences du puissant individualisme de nos sociétés.

LES FILS RESSEMBLENT TOUJOURS PLUS À LEUR TEMPS QU’A LEUR PERE

Delphine Horvilleur en réfère, elle, aux discours religieux fondamentalistes et à leur grille interprétative unique du monde, offrant l’illusion d’une identité intégralement définie par un système, donc intégriste, expliquant que l’intégriste se perçoit, lui, dans la fidélité absolue à un système intact qui l’a précédé et doit lui survivre, forgeant l’identité immuable du il en a toujours été ainsi, qu’elle récuse absolument, opposant le proverbe arabe qui dit avec sagesse que les fils ressemblent toujours plus à leur temps qu’à leurs pères.

Ainsi, la transmission d’une identité n’étant jamais une réplication à l’identique, l’auteure se propose d’explorer ce que les traditions religieuses disent réellement de la transmission et de la construction d’une identité, choisissant pour ce faire le prisme du judaïsme, cette tradition ayant la réputation d’être obsédée par l’appartenance au groupe, se demandant donc comment le judaïsme fabrique des enfants qui pourront assurer la pérennité de la transmission, tout en leur laissant assez de jeu pour ne pas être écrasés sous le poids des héritages…

Ce poids sera-t-il une ancre qui retient le navire à quai, ou sera-t-il la clé d’une libération du  je...

Il s’agirait bien ainsi d’appartenir et en même temps d’à-part-tenir, l’enfant étant toujoursfonction des générations qui l’ont précédé, et c’est donc en explorant cette fonction à multiples inconnues que Delphine Horvilleur va analyser comment les rabbins fabriquent des enfants, c’est-à-dire du sens.

On prête au parent juif une personnalité envahissante et intrusive, la mère juive étant représentée comme une sorte d’anti-Tefal  relationnelle qui surprotège et infantilise sa progéniture, donnant naissance à une fusion pathologique qui compromettra toute autonomie. Mais la mère juive n’est ni toujours juive, ni toujours femme : elle est parfois un père goy. L’humour juif, nourri par Les Promesses de l’Aube de Romain Gary ou Portnoy et son complexe de Philip Roth fait de cette parentalité envahissante un élément d’identité collective, un trésor de son patrimoine. Mais la mère juive habitait-elle déjà les pages de laBible et du Talmud ? Au commencement on le sait, Dieu crée un monde, puis une humanité sans parent, dans cet orphelinat qu’est l’Eden. Adam et Eve étant les deux premiers membres d’une humanité sans père ni mère : C’est pourquoi, dit la Genèse, l’homme abandonne son père et sa mère et s’unit à sa femme et ils deviennent une seule chair. (Genèse 2 :23-24 )

Le plus grand de tous les pères, Abraham, surgira dans l’histoire biblique plus tard. Il naît Avram, et deviendra plus tard Abraham, le père d’une multitude. Fils de Terah’ et enfant de Mésopotamie, escorté de sa femme stérile Saraï, son neveu et ses serviteurs, il obéit un jour à un appel divin le sommant de quitter le pays de son enfance et la maison de son père pour aller vers une terre que Dieu lui indiquera.

En rompant avec son père Terah, marchand d’idoles, adorateur polythéiste, Abraham est sorti de la nuit idolâtre, pour devenir le père d’un monde nouveau, le pionnier, un précurseur capable de casser les idoles de ses origines.

Cette lecture fait d’Abraham un révolutionnaire, qui n‘est plus le fils de personne, et n’est plus qu’un père, notre père.

 L’EGYPTE, OUM EL DOUNIA, LA MÈRE DU MONDE

Mais un autre verset de la Genèse nous raconte l’histoire différemment: c’est d’abord Terah qui, ayant quitté Ur, s’arrête en chemin et s’établit à Haran. C’est justement là que son fils entendra l’appel divin et se dirigera vers la destination qui avait été celle de son père, reprenant la route engagée par la génération précédente, prolongeant un sillon paternel vers la terre promise, tout premier  silloniste  et donc premier sioniste en chemin vers sa terre promise : cette lecture-là fait d’Abraham un père et un fils, un pionnier et un héritier, celui qui trace une voie inédite tout en poursuivant un chemin, parce qu’il a entendu l’injonction de départ adressée un jour à son père et l’écho de cet appel à sa propre génération. Ainsi l’Abraham libéré de son père est-il devenu le père de tous les croyants, et nous, enfants d’Abraham, serions soumis filialement à un fils insoumis et rebelle, brisant avec lui les idoles des pères.

Qu’en est-il de nos mères ? Les matriarches et héroïnes de la Genèse sont encensées pour leur capacité d’engendrement. Mais pour la littérature rabbinique, la figure matricielle par excellence n’est pas une femme mais une terre : l’Egypte, surnommée en arabe Oum-el-Dounia, la mère du monde. Delphine Horvilleur nous invite à appréhender la Torah sous la forme d’un récit obstétrical : les Hébreux se multiplient, pullulent et remplissent cette contrée qu’est l’Egypte. Mais l’Egypte est une mère qui enferme sa progéniture et veut la soumettre, lui refusant toute autonomie.

Dès lors, le récit de l’Exode est celui d’un accouchement amorcé avant le terme prévu, dans les douleurs de l’enfantement : dix plaies s’abattent sur la mère et la frappent dans sa chair, pendant que s’ouvre le passage que les Hébreux prématurés devront emprunter. Libéré de l’Egypte, ce peuple devra apprendre l’autonomie, tout en reconnaissant qu’il n’est pas apparu ex nihilo. Et voilà les Hébreux, apatrides et a-matrides, en route vers une terre ditepromise.

Abraham et l’Egypte constituent donc pour les rabbins les figures paroxystiques de la paternité et de la maternité, leur histoire racontant toujours celle d’une coupure nécessaire entre les générations.

Cette histoire dit donc qu’il nous faut impérativement reconnaître nos ascendances pour pouvoir nous extraire de la nuit de nos origines

 LES VOIX DE LA LIBERTÉ ET DE LA MÉMOIRE

De là, naît l’inévitable dialogue entre nos voix intérieures : les voix de la rationalité et du devoir, celles de la liberté et de la mémoire, se font en effet entendre dans un débat qui surgit bien évidemment au détour d’une naissance, nous enjoignant de choisir ce qu’on aspire à transmettre à la génération suivante, l’exemple type étant celui de la circoncision, perçue par les uns comme une mutilation quand d’autres y voient une bénédiction. Selon le judaïsme, la circoncision, appelée en hébreu Brit-Mila, serait l’outil de libération d’une aliénation naturelle. Là où le français parle de sceller une alliance, l’hébreu dit exactement l’inverse, en proclamant qu’une alliance se brise, se coupe : ainsi il est dit à la mère, dans un message ritualisé lors de la cérémonie, que l’enfant qui est né d’elle n’est pas elle et qu’il entre dans le monde des hommes et dans celui du masculin, le prépuce étant d’ailleurs perçu comme un élément anatomique femelle dont il convient de se débarrasser. La circoncision est donc la coupure nécessaire entre la mère et l’enfant, la séparation opérée par la coupure du cordon ombilical se rejouant en public. La circoncision, en créant un manque inscrit dans la chair, permettra le chemin vers l’autre, un être indemne ayant moins de raisons qu’un autre de tendre la main vers son prochain.

Il faut donc se couper pour advenir. Tels Zeus et Œdipe, tel Ulysse, Moïse aussi devra s’éloigner tour à tour de sa mère biologique hébraïque puis de sa famille adoptive égyptienne pour accéder à son destin.

CAÏN ET ABEL, LES DEUX PREMIERS ENFANTS DE L’HUMANITE

Naissance, filiation, culpabilité, violence, c’est ce que raconte l’histoire du fratricide de Caïn et Abel, les deux premiers enfants de l’humanité. A l’origine du fratricide, ce qui est perçu comme une injustice, comment comprendre l’injustice lorsqu’elle vient du divin ou d’un parent idéalisé ? Caïn saura-t-il faire de cet événement le pilier de sa reconstruction : c’est ce que Dieu lui en lui offrant la possibilité de se relever de son passé, aussi douloureux soit-il, ces paroles constituant la définition biblique de la résilience. A Caïn qui se relève pour abattre son frère, plaidant non-coupable puisque selon lui, c’était à Dieu de protéger son frère, c’était aussi à Dieu de ne pas être injuste à son égard, et c’était à ses parents de ne pas s’absenter, de le protéger lui de sa violence, lui n’étant qu’une victime que le système aurait poussée au meurtre, Dieu répond que la faute est tapie à l’intérieur.

Quelle part de libre arbitre a donc Caïn dans ce qui lui arrive? Est-il victime du passé de sa mère, un passé sur lequel il n’a aucun pouvoir ? Se pose la question de la responsabilité : on a en effet le choix de ne pas être condamné par sa naissance.

La violence des fils surgit dans d’autres textes bibliques. Ismaël fils d’Hagar, Absalon fils de Maaka, prisonnière que David prit pour lui parmi le butin de guerre, Simon et Levi, fils de Léa, donc tous fils de femmes abusées ou délaissées, blessées ou mal aimées, tous les hommes violents de l’histoire biblique portant la pleine responsabilité de leurs actes, mais étant aussi chargés d’une douleur maternelle qui aurait nourri leur rage…

METTRE EN GARDE CONTRE L’INQUESTIONNÉ

Delphine Horvilleur montre là comment les générations se transmettent un traumatisme et une violence dont il est difficile de s’extraire tant que la parole n’a pas surgi, et explique que c’est pourquoi nous chantons le soir de Pessah Had Gadya, chant qui déroule en famille la chaîne des causalités, chant symbolisant la libération entonné le soir de la Pâque juive, fête de la parole et du récit, chacun, autour de la table, étant invité à se poser la question continuellement renouvelée : quelle est donc mon Egypte ? Quel est l’esclavage dont ma génération est victime ? Quel est celui dont je dois personnellement m’extirper ? Centrée sur la relation intergénérationnelle, la Pâque juive invite parents et enfants, autour de la table du dîner, à dialoguer autour du texte ou grâce à lui. La génération nouvelle est invitée à interroger la précédente, les enfants entamant une série de Pourquoi  auxquels les parents sont sommés de répondre.

C’est ainsi que se conçoit la transmission juive, elle n’est pas le passage d’un savoir détenu par les pères et reçu passivement par les fils, qui le transmettraient à leur tour à l’identique :c’est au contraire un processus amorcé par celui qui veut s’emparer activement d’un héritage, en l’interrogeant ; l’enfant doit oser prendre la parole, il doit interroger aussi  la responsabilité parentale sans pour autant être dédouané de sa propre culpabilité. Ainsi, s’il est vrai que chacun de nous est porteur du poids de l’histoire de ses ascendants, il nous est proposé d’interrompre la chaîne de violence, grâce à un contrôle –mashal en hébreu -, ce terme signifiant parabole, la parabole étant un récit qui éclaire, grâce à une sortie de route, ce que la route ne permettait pas de voir.

Delphine Horvilleur suggère dès lors que le judaïsme, loin d’avoir pour obsession la transmission d’un héritage immuable d’une génération à l’autre, est fait d’une tradition qui met en garde contre l’inquestionné. Chaque enfant reprend le contrôle sur son héritage, etc’est pour ne pas transmettre à l’identique que les juifs font des enfants.

Dans un deuxième temps, Delphine Horvilleur va s’interroger sur la fabrique de l’identité. Partant de l’interrogation récurrente du qui est juif ? Chère aux antisémites, elle propose de définir les limites la spécificité de l’identité juive. Existe-t-il par exemple un critère exclusif d’appartenance. Qui est juif, du point de vue de la tradition, et comment le devient-on ?

 DANS LA THORA, LES LIGNÉES SONT RATTACHÉES À LA FAMILLE DU PERE

Elle remet en cause la réponse du judaïsme orthodoxe qui affirme qu’un juif est l’enfant d’une mère juive. Elle rappelle que dans la Thora, les lignées sont rattachées clairement à la famille du père et les enfants d’un mariage mixte biblique constituent les modèles par excellence de la transmission encensée : quand Juda, un des fils de Léa et Jacob, lui qui deviendra l’ancêtre du roi David, prend pour femme une Cananéenne et que son frère Joseph épouse en Egypte la fille d’un prêtre local, leurs enfants Ephraïm et Manassé, loin d’être considérés comme étrangers au groupe, sont évoqués chaque vendredi soir dans la bénédiction suivante : Que l’Eternel fasse que tu sois à l’image d’Ephraïm et Manassé.Moïse, comme le roi David, feront des mariages exogames et leurs descendants intègreront instantanément le clan du père, alors que la conversion n’existait pas à cette époque : ainsi,dans la loi biblique, lorsqu’une femme rejoint la tribu de son époux et vit en milieu israélite, ses enfants sont considérés comme tels. Mais si une israélite épouse un non-israélite, et vit sur son territoire à lui, comme Dina, fille de Jacob, ses enfants semblent sortir de la filiation biblique.

« Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu « 

L’auteure admet que d’autres voix bibliques sont moins conciliantes et dénoncent fermement, à l’image du scribe Ezra qui aurait invité tous les hommes à abandonner leurs femmes non juives, la menace que représente pour le groupe la mixité, idéologie qui serait une tentative de décontamination culturelle. A l’opposé de cette idéologie, le livre de Ruth la Moabite s’inscrit en faux contre ce refus exogamique et est une forme de plaidoyer pour l’insertion des femmes étrangères dans le judaïsme.

Quand, et où surgit alors, dans la tradition, l’idée d’une transmission par la mère ? Dans laMishna, sous la forme de jurisprudence, il est dit que seul le mariage valide et légal donne à l’enfant la même identité que son père, par héritage patrilinéaire. La femme non-juive ne pouvant épouser un juif, alors son enfant aura son identité à elle, même si le père est juif : c’est à partir de ce texte, édité au IIe millénaire de notre ère, que la transmission maternelle semble devenir normative dans le monde juif, alors même qu’elle n’est pas conforme au modèle biblique de la transmission. Pour justifier cela, sera même énoncé le proverbe latinmater certa, pater incertus, argument douteux puisque ne s’appliquant pas au mariage endogame, dont la Mishna dit que s’y exerce pleinement le lien patrilinéaire.

TOUT ENFANT DE COUPLE MIXTE BÉNÉFICIE D’UNE PRÉSOMPTION DE JUDÉITÉ

La question se pose donc encore. Et à l’heure où selon un sondage publié en 2002 par l’Arche, 40% des juifs mariés âgés de moins de 30 ans auraient en France un conjoint non juif, la réponse varie selon les sensibilités du judaïsme contemporain : la réponse matrilinéaire prévaut toujours dans le monde orthodoxe et traditionnaliste, même si une certaine souplesse est prônée par les autorités du Consistoire français par exemple, qui invita par une circulaire parue en 1846 les rabbins à faire cesser toute recherche intolérante à l’égard des personnes […] et à adopter le principe que tout individu né d’un père ou d’une mère israélite et se disant lui-même israélite devait être considéré comme membre de la communion.[3]

Delphine Horvilleur déplore que cette souplesse interprétative et cette présomption de judaïsme soient rarement à l’œuvre aujourd’hui au sein des instances orthodoxes françaises, mais explique qu’elles sont formalisées par les mouvances libérales, confortées par la Conférence Centrale des rabbins américains qui accorda en 1983 la présomption de statut juif à la progéniture de tout mariage mixte, cette déclaration déterminant donc que tout enfant de couple mixte bénéficie d’une présomption de judéité, qui pourra être confirmée par une éducation juive  exclusive et manifeste, le judaïsme devenant alors affaire de culture et de pratique, plus que de filiation biologique.

En France aujourd’hui, les rabbins juifs libéraux, tout en reconnaissant le principe traditionnel de la matrilinéarité, facilitent la pleine intégration dans le judaïsme des enfants dont seul le père est juif dès lors qu’ils souhaitent confirmer cette identité, par un processus d’apprentissage et de régularisation de leur statut, Haïm Korsia déclarant au sujet de ceux-là qu’ils étaient issus de la semence d’Israël et qu’il fallait en conséquence faciliter leur confirmation identitaire, parlant à juste titre de régularisation et non de conversion.

Nous voilà renvoyés à un problème de fond inextricable : le judaïsme est-il affaire de biologie ou d’apprentissage, de culture ou de conviction, de nation ou de communauté religieuse… Delphine Horvilleur répond exhorte à faire de nos enfants nos constructeurs, idée clé inscrite dans le nom que porte chaque juif dès la naissance, le nom hébraïque donné à l’enfant étant toujours un nom accolé au nom du parent par la particule fils ou fille de, la racine des mots fils et fille, en hébreu ben ou bat, est la même que le verbe construire.

LE FŒTUS EST UN ÊTRE SAVANT, PARLANT,DÉBATTANT ET ARGUMENTANT

Ainsi, être juif est ce qu’en ont dit nos pères et ce qu’en feront nos fils et nos filles, se conjuguant à la fois au passé et au futur, comme un héritage et comme un devenir.

Delphine Horvilleur nous rapporte comment la figure de l’embryon est commentée dans de nombreux textes bibliques, expliquant que dans la littérature rabbinique le fœtus est un être savant, parlant, débattant et argumentant, le Talmud décrivant l’enfant à naître replié comme un carnet de notes[4], le fœtus recroquevillé étant donc aux yeux du Talmud comme une carte roulée sur elle-même, un croquis de construction, une lucidité, lumière d’avant la vie , étant reconnue à cet embryon omniscient, l’enfant à naître étant témoin de temps miraculeux de l’histoire juive[5] grâce à ce que l’auteure appelle la paroi-aquarium  d’un ventre maternel devenu soudainement transparent, sauf que, toujours selon le Talmud, un ange à la naissance rend visite à tous les enfants, les frappant juste au-dessus de la bouche, d’où la fente que nous portons tous au-dessus de la lèvre supérieure, dite marque de l’ange, ce geste suscitant instantanément notre amnésie de savoir, car, rappelle Delphine Horvilleur,pour naître il faut oublier.

Ces embryons omniscients illustrent le rapport particulier du judaïsme à l’histoire et au temps : la narration des deux temps forts de l’histoire juive, Libération par la sortie d’Egypte et Révélation au mont Sinaï, est constamment réitérée dans les rites, la sortie d’Egypte étant racontée chaque année au soir de Pâques comme s’il s’agissait d’une libération que chacun d’entre nous doit entreprendre de son Egypte personnelle, métaphore de ses propres espaces d’enfermement, ce souvenir étant également réactivé le vendredi soir lors du kiddouch, l’entrée de shabbat convoquant la mémoire de la sortie d’Egypte et en faisant un événement à la fois passé et présent ; de même la fête de Chavouot commémore chaque année la révélation de la Thora au mont Sinaï, la tradition juive invitant ce jour-là à considérer que toutes les âmes juives, nées ou à naître, étaient présentes au mont Sinaï.

Nous sommes donc tous, explique Delphine Horvilleur, ceux qui étaient là sans y être, ceux qui étaient présents malgré notre absence , ce qui fait la pérennité de la transmission, transmission garantie dans le judaïsme par l’enchaînement des générations, la mémoire étant comme fertilisée par la narration et le rite, et la nouvelle génération étant chargée de tisser un lien entre le passé et l’avenir, faisant du judaïsme une affaire de parcours et d’édifice de vie.

LA SEXUALITÉ CONDITION DE L’ÉPANOUISSEMENT

Dans un dernier chapitre intitulé La fabrique du désir, Delphine Horvilleur se propose d’analyser le rapport des rabbins à la sexualité, et explique d’entrée de jeu que la sexualité est décrite dans de très nombreux textes juifs comme une condition primordiale de l’épanouissement de l’homme et de la femme : elle n’est pas envisagée dans l’unique but de la procréation, et l’homme n’a que deux contraintes : se soucier du plaisir de son épouse et procréer. Cette injonction de procréation , selon certains commentateurs, ne concerne que l’homme et ne constitue pas une obligation pour la femme, le but de cette procréation étant de remplir et soumettre la terre, deux actions perçues par les commentateurs comme propres au masculin ; ainsi s’inscrit dans la loi rabbinique une profonde différence de traitement entre les deux partenaires, différence qui entraîne des répercussions complexes : selon la loi juive par exemple, la femme, n’étant pas astreinte à la procréation, ne pourra demander le divorce en cas de stérilité de son mari mais l’homme pourra répudier son épouse stérile, puisqu’elle l’empêcherait de réaliser un commandement auquel il n’a pas le droit de se soustraire. On notera encore que, selon le Talmud, l’homme qui refuse de procréer est parfois comparé à un criminel, ne pas engendrer revenant en somme à assassiner les âmes dont il empêche l’arrivée sur Terre.

Ajoutons que la Kabale conçoit une conception à trois, une fécondation avec tiers donneur, une Procréation Dibboukement Assistée, sorte de PDA, le dibbouk étant un esprit contributeur qui, s’infiltrant en la femme stérile, lui permettrait de concevoir, le recours à un parent tiers dans un cadre de don très spécifique étant toléré par les kabbalistes. La fabrique du désir va se clore avec une scène qui se passe dans la maison d’étude de Soura, prétexte à un débat qui demande si la chambre à coucher est aussi une maison d’études, au même titre que la bibliothèque, l’enseignement de la Thora ne se trouvant alors pas que dans les livres. On notera que le débat se fait devant l’épouse muette, tandis que les deux hommes, maître et élève, interprètent la loi dans ce lieu d’intimité conjugale où la voix du féminin est donc étouffée, la sexualité féminine devant être silencieuse.

LE LIVRE ENSEIGNE À AIMER L’AUTRE DAVANTAGE QUE LA LECTURE

Mais alors avec qui les rabbins font-ils vraiment l’amour ? De nombreux textes du Talmud et de la mystique juive font de la Thora le féminin désiré, l’amante idéalisée, symbolisant la puissance érogène de l’étude, l’attirance quasi irrépressible que le Livre exerce sur les sages, une compétition s’exerçant alors entre deux désirs, celui du livre et celui du corps : Delphine Horvilleur rassure son lecteur en assurant que malgré cette attirance pour le texte, le judaïsme rabbinique ne fait jamais le choix de l’ascétisme complet et de la vie totalement monacale, mis en garde qu’il est contre un fondamentalisme de la lecture : le livre enseigne à son lecteur à rencontrer et à aimer l’Autre davantage que la lecture, tout repli identitaire étant une forme de menace.

Je pense, conclut Delphine Horvilleur, qu’il y a encore aujourd’hui dans toutes nos religions un problème avec la place qu’on ne fait pas aux voix et aux corps des femmes. La question du féminin dans la religion est d’autant plus critique qu’un système qui ne fait pas de place aux femmes est un système qui ne fera de la place à aucun Autre. Voilà pourquoi il est urgent que le discours religieux sur les femmes change. Bien sûr, les femmes sont tout à fait en droit de se réapproprier les rites religieux et de les interpréter autrement que comme une soumission à un ordre masculin. Mais tant que le discours religieux officiel n’évolue pas lui aussi dans le sens d’une plus grande place faite aux femmes, le rite est comme contaminé  par les archaïsmes.

AINSI CE QUI UNIT LES JUIFS A TRAVERS LES GÉNÉRATIONS C’EST UN RAPPORT AU TEXTE QUI LEUR SERT DE MATRICE ABRITANT EN CHAQUE GENERATION DES EXTENSIONS DE SENS, ET SI LES RABBINS FONT DES ENFANTS JUIFS C’EST D’ABORD POUR FABRIQUER AU LIVRE DE NOUVEAUX LECTEURS .

SARAH CATTAN

[1] Talmud de Babylone, Traité Pessahim 62b

[2] Le terme est de Marc-Alain Ouaknin

[3 Archives Consistoire central, 1 C8, Copie des lettres, 12 mars 1846.

[4] Traité Nida 30b

[5] Le moment où Dieu fend miraculeusement les flots de la mer Rouge ou encore la révélation de la Thora au mont Sinaï

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