Et maintenant, que vont-ils faire ? (info # 011808/16)[Analyse]
Par Stéphane Juffa © MetulaNewsAgency
La bataille de Manbij, dans le nord de la Syrie, à 29 km de la frontière turque, qui a duré 75 jours, est maintenant terminée. Selon Perwer Emmal, le correspondant permanent de la Ména dans cette région, qui a fait plusieurs reportages sur le front, les effectifs engagés par les Forces Démocratiques Syriennes ont compté entre 5 000 et 7 000 combattants [suivant les phases de l’offensive], à majorité kurdes, incluant également environ 2 000 membres des tribus arabes autochtones, et aussi quelques centaines de Turkmènes.
Ils ont été massivement soutenus par les frappes aériennes de la coalition anti-DAESH, réalisées, pour la plupart, par des chasseurs-bombardiers américains.
Au sol, les FDS ont également bénéficié de la participation active au combat de plusieurs commandos d’élite des armées occidentales, à l’instar des hommes des Forces Spéciales d’Intervention U.S (United States Special Interventions Forces (SOF)), des Forces Spéciales du Royaume Uni (United Kingdom Special Forces (SOF)), du COS français (le Commandement des opérations spéciales), et de ceux du (KSK, Kommando Spezialkräfte), l’Unité des Forces Spéciales de la République Fédérale d’Allemagne.
Les Allemands nient leur participation à l’offensive et les Britanniques ne la commentent pas, ce qui n’a peu d’importance, car Perwer Emmal a rencontré et parlé dans leur langue avec une cinquantaine de KSK allemands en uniformes distinctifs, et il a aperçu les commandos britanniques en opération sur le front.
Notre camarade indique également que les forces d’élite de ces Etats étrangers, les meilleures dont ils disposent, n’ont pas représenté des milliers ni même des centaines d’hommes, mais quelques dizaines. Ces commandos ont toutefois eu une empreinte déterminante sur le déroulement des opérations, lançant des attaques extrêmement efficaces sur des positions-clés de l’ennemi, que les Forces Démocratiques Syriennes n’étaient pas parvenues à enlever après plusieurs tentatives, ou qu’elles auraient mis trop longtemps à prendre et au prix de trop lourdes pertes.
L’envoyé de la Ména confirme que l’aptitude au combat, le mode opératoire, l’armement dont disposaient les commandos occidentaux et aussi leur efficacité, sont sans commune mesure avec ceux des FDS, y compris des Unités de Protection du Peuple (YPG) kurdes, qui comptent pour l’essentiel du contingent aligné et qui en assure le commandement.
Perwer Emmal observe également que les commandos occidentaux ne s’attardent pas sur le théâtre des opérations : ils y accèdent en véhicules blindés ou par hélicoptères, à partir de bases-arrières situées dans le Rojava (le territoire kurde situé dans le nord de la Syrie) contrôlé par les YPG, effectuent des opérations ciblées et se retirent aussi rapidement et discrètement qu’ils étaient venus. Le reporter de la Ména précise que, selon ce qu’il a vu, "les commandos de ces pays ne se mélangent pas mais accomplissent chacun des missions tactiquement coordonnées".
L’Offensive de Manbij avait débuté le 31 mai dernier par le franchissement de l’Euphrate d’Est en Ouest par les FDS en deux endroits, dans la zone du barrage de Tishrin. Son objectif était la prise de la ville ainsi que de dizaines de villages et de vastes territoires à l’ouest, au sud et au nord de celle-ci.
Manbij représentait la place forte de l’Etat Islamique dans le corridor menant à la Turquie, principalement par le poste frontière de la ville syrienne de Jarabulus [à majorité kurde], toujours aux mains de DAESH. Manbij était, de plus, une agglomération de 70 à 80 000 personnes, qui abritait de nombreux centres de commandement et de renseignement du Califat ainsi que des quantités d’armes majoritairement fournies par le régime de M. Erdogan en Turquie. Perwer Emmal a constaté les marques en turc sur les caisses d‘armes et de munitions, de même que les adresses des fabricants.
Outre ce qui précède, Manbij était un centre de transit pour les volontaires au Djihad, qui, passant par la Turquie, allaient rejoindre les combattants de DAESH en Syrie et en Iraq au rythme d’une centaine par semaine.
Le dix juin, la ville était hermétiquement encerclée, avec environ deux mille miliciens islamistes dans ses murs et des dizaines de milliers de civils. Le souci de préserver la vie de ces derniers, souvent pris en otages par les islamistes, ou tués alors qu’ils tentaient de rejoindre les lignes de leurs libérateurs, a retardé la conquête, de même que les innombrables mines et objets piégés que les combattants ont trouvés sur le chemin de leur progression. A cela, il convient d’ajouter des tentatives de contre-offensives incessantes et sur tous les fronts de la part de DAESH, menées le plus souvent par des attaques au véhicule-suicide, remplis de plusieurs centaines de kilos d’explosifs, dans le but de rompre le siège.
Le bilan des pertes, suite à la prise de la cité, établi par le "Conseil Militaire de Manbij", est le suivant : DAESH aurait perdu 4 180 miliciens, dont les restes de 1 724 d’entre eux se trouvent aux mains des FDS, qui détiennent également 112 prisonniers.
Les Kurdes et leurs alliés ont, pour leur part, perdu 264 combattants. Aucun bilan n’existe à propos des décès dans les rangs des commandos occidentaux, qu’Emmal estime entre 4 et 12 morts.
On dénombre le décès de 438 civils, la prise en otages de plus de 2 000 [dans tout le secteur, surtout des Kurdes] d’entre eux, et le déplacement de 80 000 personnes, qui ont commencé à regagner leur domicile, le plus souvent détruit ou endommagé.
Les FDS ont oblitéré 144 véhicules de combat de l’ennemi, et récupéré 1 268 armes individuelles, 25 mitrailleuses de divers calibres et 34 mortiers.
Manbij est tombée mais rien n’est terminé : DAESH continue à contrôler un couloir de 55 km entre les faubourgs d’Arima – le point le plus avancé de l’offensive des FDS à l’ouest de Manbij – et ceux de Marea, tenus par les forces Kurdes du canton d’Afrin, toujours plus à l’Ouest.
Or ces 55 km fatidiques sont aussi ceux qui empêchent les Kurdes d’accomplir leur rêve de continuité territoriale en recollant le canton d’Afrin à celui de Kobané. D’ailleurs, ils n’ont pas attendu une seule journée après la prise de Manbij pour dévoiler leur prochain objectif : la ville d’al Bab, qui comptait 62 000 habitants en 2004, mais surtout, qui réduirait à 30 km la distance nécessaire à la réalisation des deux objectifs précités : la rencontre avec l’avant-garde des troupes d’Afrin, et la fermeture totale de la voie d’accès de DAESH en Turquie.
Dans l’optique de cette nouvelle offensive, qui a déjà commencé avec la prise de trois nouveaux villages, les FDS ont annoncé la création, dimanche, du "Conseil Militaire d’al Bab", composé de seize officiers issus des organisations syriennes participant aux Forces Démocratiques Syriennes.
Ce Conseil, établi sur le modèle du Conseil Militaire de Manbij, est censé diriger les opérations en vue de la libération de la ville et de ses environs. Il s’agit en réalité de contenter les Turcs, qui avaient exigé des Américains en échange de leur "bienveillance", que la guerre, à l’ouest de l’Euphrate, soit commandée par des Arabes et non des Kurdes, et que les combattants kurdes des YPG évacuent la ville sitôt celle-ci tombée. C’est, en théorie au moins, le Conseil Militaire de Manbij qui est supposé organiser la reconstruction de la cité et l’accueil des civils qui avaient été contraints de la quitter.
Lundi, Adrian Rankine-Galloway, porte-parole du Pentagone, a confié à l’agence de presse turqueAnadolu, au sujet de Manbij, que : "ces opérations seraient conduites de manière consistantes avec les promesses échangées entre les deux pays".
Le ministre turc des Affaires Etrangères, Melvut Cavusoglu, avait réclamé, le matin même, le retrait immédiat des forces kurdes de Manbij, rappelant qu’Ankara entendait que les Etats-Unis et les Kurdes respectent l’ "accord". Rankine-Galloway a répondu que la situation dans la ville était encore "très fluide", et que son pays "n’était pas en mesure de s’engager sur un agenda pour le repositionnement final des forces" ; une manière à peine diplomatique d’envoyer Erdogan "se gratter", les Yankees ayant fini par réaliser qu’Ankara ne combattait pas DAESH mais qu’il était au contraire son principal allié, pourvoyeur d’hommes et de matériel et partenaire économique. Et que la guerre que les Ottomans prétendent livrer à l’Etat Islamique n’était qu’un mince paravent destiné à justifier des interventions turques en Syrie, uniquement destinée à combattre les Kurdes et à les empêcher de réaliser l’unification du Rojava.
Le Conseil Militaire d’al Bab occupée s’est immédiatement adressé à la coalition dirigée par les USA pour lui demander la poursuite de son aide afin de "libérer notre terre et notre peuple des terroristes de DAESH".
Ca ne va pas être simple… Le rêve de l’état-major U.S consistait à transporter les unités des FDS qui ont pris Manbij au Sud-Est afin qu’ils procèdent à l’assaut final contre Raqqa, la capitale de DAESH en Syrie.
Il est sûr que cela constitue l’objectif ultime de la coalition en Syrie et que cela calmerait Erdogan. Certes, mais une offensive immédiate sur Raqqa présente deux complexités majeures que le Pentagone ne sait pas résoudre :
1. L’urgence absolue pour les Kurdes est la libération du Rojava, le désenclavement du canton d’Afrin, et le soutien aux YPG en difficulté dans le quartier kurde d’Alep. Ce, alors que la chute de Raqqa procède d’un intérêt "national syrien", pour lequel les Kurdes ne comprennent pas pourquoi ils devraient être les seuls à se sacrifier au prix d’énormes pertes envisagées – rien à voir avec les 264 combattants perdus à Manbij -. Le seul avantage que les Kurdes envisagent dans la prise de Raqqa, est la fin de la menace-DAESH sur le Rojava et certains gains territoriaux, mais situés hors du territoire qu’ils revendiquent, et dans lequel ils peuvent prétendre à l’existence d’une majorité démographique.
2. Après la prise de Manbij, il reste à traiter le corridor de 55 km de large aux mains de DAESH reliant Raqqa à la Turquie et lui assurant la quasi-totalité de son approvisionnement. La prise de Manbij "sans finir le travail" qui constituait le seul intérêt de cette offensive n’a aucun sens pour les Occidentaux. En revanche, l’isolation hermétique de ces deux entités islamistes-sunnites affaiblirait rapidement Raqqa et toutes les troupes du Califat en Syrie, et faciliterait grandement la prise de Raqqa en novembre ou au printemps. Il est ainsi plus logique de prendre d’abord al Bab et ensuite Raqqa que le contraire.
Quoi qu’il en soit, que Washington décide ou non de continuer son important soutien aux Kurdes dans leur guerre de libération nationale, ces derniers sont bien décidés à poursuivre leur marche vers l’Ouest. Si les avions de la coalition ne les accompagnent pas, ce sera simplement plus long et beaucoup plus coûteux en vies humaines ; et si trop de Kurdes meurent dans la conquête du Rojava, Washington n’aura plus d’alliés pour envisager la bataille de Raqqa.
Sans attendre la réponse d’Obama, les vaillants Peshmerga ont déjà commencé leur progression vers Afrin. Ces derniers jours, ils ont conquis des positions stratégiques autour de la ville d’Arima, la dernière défense d’ISIS avant al Bab, à 20 km de celle-ci.
Ils viennent d’entamer une bataille dont l’issue impactera l’avenir, non seulement des Syriens, des Kurdes et des islamistes, mais également des Turcs, qui risquent de perdre toute frontière commune directe avec la Syrie et vont au-devant d’un soulèvement généralisé de "leurs" Kurdes, adossés au Rojava. Les premiers coups de feu dirigés vers la cité insignifiante d’Arima pourraient bien avoir donné le coup d’envoi de la dernière bataille conduisant à la constitution, au Moyen-Orient, d’un nouvel Etat central, non arabe, démocratique, riche en pétrole et en ressources humaines, et entretenant traditionnellement des relations cordiales avec Israël, l’Europe, les Etats-Unis et la Russie.
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