Grandeur et décadence de Mohamed Bouazizi
Malade de son moralisme et en manque de repères, le peuple tunisien s’est créé une légende, la glorifiant au début, pour ensuite la descendre en flammes et la réduire en cendres.
Par Mohamed Amine Mankai
Le 17 décembre 2010, s’immolait par le feu un jeune homme tunisien de 26 ans, inconnu du grand public. Sans le savoir, il avait embrasé avec lui tout un pays. Des millions de gens se sont reconnus en ce vendeur ambulant de fruits et légumes. Et de là est parti le mouvement de contestation, puis de révolte qui a fait déchoir Ben Ali.
Un symbole, une icône… un héros national
Bouazizi étant le catalyseur de la révolte, il a fallu inévitablement le glorifier, voire le déifier. On a dit alors de lui qu’il avait fait des études supérieures, qu’il était diplômé mais que les portes du marché du travail s’étaient refermées devant lui. Les témoignages de ses proches l’ont fait apparaitre comme un jeune homme se battant contre l’injustice du système, retroussant ses manches et travaillant jour et nuit pour l’unique bien de sa famille. Et ce n’est pas fini!
Pour compléter ce portrait idyllique, on a ajouté qu’il a été maltraité par les agents de police, ignoré par les responsables du gouvernorat, et giflé par un agent municipal, qui plus est, était une femme. Alors là, c’en était trop! On ne pouvait que se prendre d’affection pour ce jeune homme, et le sentiment de haine que vouaient des millions de gens à ce système gangréné par l’injustice et la violence n’a fait que se décupler. Il n’en fallait pas plus pour que Bouazizi devienne un symbole, une icône… un héros national.
Les jours sont passés, les mois sont passés… Bouazizi décédé, la Tunisie libérée! Mais l’euphorie a perdu de sa superbe et la période post 14 janvier s’est révélée bien plus périlleuse que prévu, le peuple tunisien est redescendu sur terre et les choses ont commencé à changer… surtout pour Bouazizi.
Un clochard, un moins-que-rien…
On a alors découvert que l’image du «Che Guevara», que le peuple tunisien s’était fait de lui, n’était pas aussi lisse qu’on se l’imaginait. Il s’est avéré qu’il n’avait pas fait d’études supérieures, son niveau scolaire ne dépassant pas le baccalauréat. De plus, les agissements de ses proches n’ont fait qu’empirer les choses. On a dit que leur comportement était indigne avec les habitants de Sidi Bouzid, fief de la révolte. On a dit aussi qu’ils avaient la folie des grandeurs, qu’ils avaient emménagé à la Marsa, banlieue huppée au nord de Tunis… Bref, ils étaient devenus… les nouveaux Trabelsi. Pas moins!! De surcroît, Fedia Hamdi, l’agent municipal qui incarnait à elle seule l’inhumanité et la barbarie d’un système tout entier et qui avait prétendument giflé Bouazizi, a été innocentée par la justice. Elle est même apparue comme une victime, harcelée et humiliée par le jeune homme. Ont suivies alors plusieurs déclarations dont celle du juge Farhat Rajhi, ex-ministre de l’Intérieur, décrivant Bouazizi comme «un clochard, un moins-que-rien, le genre de type à éviter quand tu te promènes avec ta femme ou ta sœur». Le pseudo-puritanisme tunisien a repris alors le dessus, se refusant d’avoir comme symbole un personnage aussi odieux que celui-là.
Le Tunisien a vite oublié que sans Bouazizi, il n’y aurait rien eu. Que sans Bouazizi, il n’aurait pas pu s’asseoir sur les terrasses des cafés pour jouer les analystes politiques et obliger les autres à écouter les bêtises qu’il passait son temps à asséner. Le Tunisien a oublié aussi que, dans les jours qui avaient suivi le 17 décembre, ce sont les «clochards» amis de Bouazizi qui, faisant face aux menaces et à la violence, avaient tenu tête aux autorités et exprimé leur mécontentement durant des jours, et que c’est grâce à cet acharnement et à ce courage que la révolte a pris une réelle ampleur.
Malade de son moralisme et en manque de repères, le peuple s’est créé une légende, la glorifiant au début, la rendant presque prophétique, pour ensuite la descendre en flammes et la réduire en cendres.
L’histoire écrira que le 17 décembre 2010, un jeune homme de 26 ans nommé Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, provoquant une révolte populaire qui a mis la Tunisie – je l’espère – sur le chemin de la démocratie. Tout autre commentaire ne serait que superflu.
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