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Hagai Levi : Rencontre avec le père de "En analyse" et "The Affair"

Hagai Levi : Rencontre avec le père de "En analyse" et "The Affair"

 

 - NouvelObs

 

De la très cérébrale "En analyse" à la très sensuelle "The Affair", le créateur israélien ne cesse de sonder les combats intérieurs et de bousculer les lignes. Rencontre avec un génie des séries.

Dans le secret d'un abri anti-atomique reconverti en salle de projection, à l'orée des années 80 en Israël, un adolescent découvre le cinéma, les baisers fougueux, les étreintes licencieuses. Hagai Levi a seize ans. Il est le projectionniste officiel du kibboutz religieux où il a grandi, au creux de la vallée d'Ayalon, entre Tel-Aviv et Jérusalem. Ce qui implique de s'initier à l'art de la censure. Le scénariste se souvient :

Seul dans mon abri, j'avais pour mission de repérer les baisers qui s'éternisaient, les corps qui se dénudaient... J'ai passé des journées entières comme ça, dans le noir, à découvrir le plus de films possibles. Pendant la séance, je devais placer un morceau de carton devant l'objectif ou régler la focale pour flouter les images non autorisées. Evidemment, les scènes de guerre ne posaient aucun problème!"

"Cinema paradiso" version kibboutz. Aujourd'hui, Hagai Levi est acclamé pour la très sensuelle (et, néanmoins, très cérébrale!) "The Affair", histoire d'une liaison passionnée… Qui sème le vice récolte la tempête. Récompensée par le Golden Globe de la meilleure série dramatique après son lancement en 2014 sur Showtime (1), "The Affair" est un nouveau succès américain pour le scénariste israélien déjà repéré, depuis longtemps, par la prestigieuse HBO qui lui avait demandé, en 2008, de se charger, avec "In treatment" ("En analyse"), de l'adaptation de sa propre série "Betipul", créée en Israël. Cette immersion hyper-construite et ultra-sensible dans le cabinet d'un psy ( feu Assi Dayan dans la version israélienne, Gabriel Byrne dans l'adaptation américaine) a, depuis, été adaptée dans pas moins de 17 pays à travers le monde. A l'université internationale de cinéma de Cologne (Ifs, international filmschule), où l'on rejoint Hagai Levi, venu de Tel-Aviv où il habite, pour donner une master-class, le 6 novembre dernier, de futurs auteurs d'une vingtaine d'années se pressent pour écouter ce génie des séries, dont la quête de réinvention formelle ne cesse de bousculer les lignes du genre.

 

Les mots et le sens

Mais pour l'heure, il faut se décider : sauter, ne pas sauter? La vie est un choix qui s'incarne parfois avec urgence devant un ascenseur allemand. En l'occurrence, l'un de ces anciens modèles, comme on en trouve encore dans les bâtiments administratifs d'Europe de l'Est, simples cabines ouvertes en bois qui montent et descendent dans un mouvement perpétuel et requièrent, chez l'utilisateur, une faculté naturelle à savoir saisir l'occasion (l'ascenseur ne s'arrête jamais, il s'agit de s'engouffrer au vol, l'hésitation est une option à risques). Dans le hall de la faculté de Cologne, Hagai Levi sourit en coin devant l'obstacle. Embarquer aussitôt ou attendre le prochain passage? Préférer les escaliers? Un dilemme de plus pour celui qui les bouture avec un masochisme passionné, comme dans "The Affair" qui pourrait se résumer d'un : tromper ou ne pas tromper? En réalité, cela s'avère, sous la plume d'Hagai Levi, bien plus complexe. Mais pas le temps de développer : notre scénariste a déjà bondi dans le Pasternoster. Car, oui, tel est le surnom donné à ces ascenseurs dont le circuit continu évoque la boucle du chapelet et la prière qui l'accompagne… Re-sourire en coin d'Hagai Levi devant cette gourmandise sémantique qui résonne à l'oreille de l'amoureux du texte, aguerri aux jeux du signifiant et du signifié (on ne fait pas d'un psy le héros d'une série télé par hasard). Les mots et le sens. Le jour où on a rencontré Hagai Levi pour la première fois, il y a quelques années de cela, au Forum des Images, à Paris, à l'occasion de la projection croisée d'"In treatment" et de "Betipul", celui-ci confessait :

Je suis né là-dedans. Les mots, c’est toute ma vie. La religion juive est toute entière tournée vers les mots, l’analyse des textes… Ce n’est probablement pas un hasard si Freud était juif. Dans la religion juive comme en psychanalyse, il est question de la même chose : d’interprétation."

Pas un hasard non plus si "In treatment" nous entraîne sur le terrain, miné de lapsus, de malentendus et autres saillies comique, du langage, au fil de ces mots - et de ces silences! - qui savent de nous des choses que nous ne savons pas. "Hamekulalim", mini-série en forme de faux documentaire que le scénariste a récemment consacrée à des artistes israéliens, célèbre la force poétique et performative du verbe. Quant à "The Affair", celle-ci raconte un adultère façon "Rashomon", où chaque épisode donne à voir le point de vue des deux amants, Noah (Dominic West) et Alison (Ruth Wilson) qui racontent, a posteriori, ce tournant de leur existence. La chose et les mots… Leurs récits ne tardent pas à échafauder une réalité augmentée des projections de l'un et de l'autre, des reconstructions de la mémoire. Qui ment? Qui aime? Qui aimante? "Inconsciemment, chacun peut vouloir se donner le beau rôle, mais il ne s'agit pas de manipulations, plutôt d'interprétation, une fois encore", insiste Hagai Levi. Aux étudiants qui l'écoutent religieusement, il confie avoir réalisé un fantasme d'omniscience : "On rêve tous d'avoir accès à ce que l'autre a en tête quand on le rencontre, non?" Même combat avec "In treatment" : "Il me semble qu'on crève d'envie de savoir comment son psy se comporte avec les autres patients - à partir du moment où on accepté qu'on n'était pas son unique patient!", s'amuse le scénariste.

 

La passion du dilemme

Dans la tête d'Hagai Levi, il y a l'envie d'être... dans la tête de l'autre. Démarche hautement contagieuse tant le téléspectateur se retrouve impliqué dans les dispositifs que celui-ci met en place, s'identifiant tour à tout au psy et au patient, au mari volage et à la maîtresse déboussolée, tentant de confronter les versions, envahi par un questionnement insistant : qu'aurions-nous fait? "Au départ pour "The Affair", j'avais même imaginé que le héros serait rabbin, pour rendre son dilemme encore plus prégnant… Je suis foncièrement anti-cynique, je ne supporte pas de regarder une série comme "House of cards", je ne vois pas l'intérêt de personnages qui ne connaissent pas de combat intérieur entre le bien et le mal. Les enjeux humains sont profondément moraux et donc, complexes. S'approcher de cette complexité vous rend plus tolérant sur les autres, plus vigilant sur vous-même. Je ne pense pas que l'homme soit intrinsèquement mauvais, mais qu'il est essentiel d'avoir conscience du mal dont nous sommes capables".

Le temps d'une vie, Hagai Levi, né en 1963, a traversé rien moins que la révolution existentielle de l'homme occidental depuis la fin du XIXe siècle, délivré du carcan religieux qui régissait ses choix les plus intimes, poussé dans le grand bain de la liberté sans fond où l'on a tôt fait de perdre pied… "Enfant, cette idée qu'il suffit d'obéir aux règles pour avoir une bonne vie est très rassurante, mais vers quatorze-quinze ans, je n'arrivais plus à m'en remettre à cette vision des choses, cela me paraissait, justement, immature. Il m'a fallu tout de même cinq années, à partir de là, pour traduire ces doutes en action et quitter le kibboutz, raconte-il. On ne m'a pas retenu : quand vous commencez à poser trop de questions, on ne cherche pas à vous convaincre mais à vous éloigner pour que vous ne contaminiez pas les autres!"

Rejoindre la vie séculière fut "extrêmement angoissant : quoi de plus troublant, quand vous venez d'une société où tout est régulé? Quand vous êtes juif pratiquant, chaque instant de votre vie quotidienne est sous contrôle, vous devez, dans la même minute, respecter trois interdits à la fois". Devant un thé, il joint le geste à la parole  : "Là, par exemple, comme c'est shabbat, je suis censé verser d'abord l'eau, qui ne doit pas théoriquement dépasser une certaine température, puis seulement, mettre le sachet pour éviter ce qui s'apparenterait à une cuisson…" Sa jeunesse a été foudroyée par la solitude et l'angoisse de l'homme moderne : "Je me suis raccroché à la psychanalyse, même si je pouvais passer des séances entières sans proférer un mot, cela me donnait une structure à laquelle me tenir. Jusqu'à 25 ans, j'ai traversé des années très sombres…". Evidemment, il est le premier à faire le lien avec son appétence pour les règles en fiction : "J'ai besoin d'un cadre strict pour m'y confronter, le dépasser. La contrainte est créatrice : je n'aime rien tant que l'épisode 4 de la première saison de "The Affair" où les deux héros sont seuls sur une île : dans cette unité de lieu et de temps, chaque détail devient signifiant…". Une recherche formelle qui prend la forme d'une quête "quasi mystique" :

Pour chaque sujet, j'ai la conviction qu'il existe une forme particulière qui m'attend quelque part et que je dois trouver. Certains aiment raconter des histoires, moi, je suis plus obsédé encore par la façon de le faire".

Pour "In treatment", il a inventé un procédé narratif unique : chaque épisode, enraciné dans le cabinet du psy, dure pile le temps dune séance (une trentaine de minutes), sans flash-backs ni ellipse temporelle. Au fil de la saison, chacun des quatre patients a rendez-vous pour une séance hebdomadaire. Le dernier jour de la semaine, c'est au psy d'avoir rendez-vous avec… sa propre psy ! A cet architecte obsessionnel du récit, la série télé offre la possibilité de déployer en grand format ses minutieux échafaudages, sans que jamais l'émotion n'y perde du terrain. Pas de démonstration de force intellectuelle chez Hagai Levi, mais une exigence infinie dans l'empathie, qui exclut la sensiblerie, pour mieux épouser les mouvements de l'âme, s'approcher des foyers de souffrance, reconnaître chez l'autre, en profondeur et à fleur de peau, une humanité commune…

 

Rencontre avec Etty Hillesum

Il allume une cigarette avec fébrilité, revient avec gaieté à sa crème brûlée - "pas beaucoup mieux pour les artères!". Ce pessimiste convaincu le sait bien : entre deux maux, choisir les deux. Il possède la détermination de ceux qui ne s'attendent jamais à ce que ce soit facile - "Pour "In treatment", où tout n'est que dialogue, il fallait souvent un mois entier - et dix à douze versions différentes- pour écrire un bon épisode!". La volonté, aussi, de ceux qui poursuivent un idéal. Dernier exemple en date, son désengagement de la saison 2 de "The Affair" qu'il a confiée à sa co-scénariste américaine Sarah Treem pour se consacrer, cette fois, à un projet de long-métrage. Un film qui lui tient infiniment à cœur, adaptation du magnifique journal (2) qu'a tenu Etty Hillesum, jeune juive de Hollande, pendant la Seconde guerre mondiale, dans lequel elle ne cesse d'affirmer sa foi en l'humanité et son ardeur à être, jusque depuis le camp de transit de Westerbrok où elle s'engagea volontairement pour aider les déportés, avant de mourir à Auschwitz en 1943.

Tout me passionne chez elle : la façon dont elle invente sa propre foi, son expérience de la psychanalyse qu'elle pratique comme une aventure, plus expérimentale que dogmatique, sa liberté, son humour…".

"Etty", comme il l'appelle, est une amie qui l'a délivré de la peur de vivre. "Dans l'un des pires moments de l'Histoire, elle affirme que, dans le plus extrême des dénuements, votre âme continue de vous appartenir." Une rencontre comme une étape-clef sur le chemin pour devenir soi d'Hagai Levi, qui a coïncidé avec son retour à une foi toute personnelle, "vers un Dieu intérieur et conceptuel". Après la master-class et avant le thé-clope-crème brûlée, il nous propose de l'accompagner à la synagogue de Cologne : "En Israël, je n'y vais pas, mais quand je voyage, j'essaye, à chaque fois, d'y aller". Il sort de sa poche une kippa tissée de fils de couleur, souvenir de jeunesse offert par une jeune fille du kibboutz - "Les contacts physiques sont interdits entre les sexes, alors les filles confectionnent des kippas pour les garçons, une façon de transcender!". Les chants s'élèvent sous la nef de l'imposant bâtiment de style néo-roman, incendié lors de la Nuit de cristal. Une fillette en jupon de tulle rose bonbon sautille dans les allées. "Désormais, j'aime retrouver ces chants qui font partie de ma vie, depuis toujours, avant même que je ne sache parler. Après avoir coupé avec cela, j'ai accès à la nostalgie de ces moments".

 

Dieu pris en otage

Sans surprise, la religion n'en reste pas moins un objet brûlant pour celui qui prépare une série sur l'extrême-droite israélienne : "Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas saisi du politique en écriture, je pense que c'est le moment. Mais j'essaye toujours de relier l'expérience du réel à une idée plus universelle, probablement pour ne pas subir celui-ci de plein fouet. En l'occurrence, je veux explorer, à travers cette série sur l'extrême-droite, sur les jeunes colons fanatiques des collines, la façon dont toute religion finit toujours par être dévoyée par certains, qui s'en servent pour faire le mal." Une semaine après notre rencontre, les attentats de Paris offraient à ces mots un sinistre écho. "Bien sûr, j'ai d'abord ressenti dévastation et colère, nous écrit-il, quelques jours plus tard de Tel-Aviv.Puis, cela m'a ramené à cette conviction que toute religion établie, comme si cela faisait partie de son ADN, se retrouve un jour prise en otage par des gens qui s'en servent comme d'une excuse pour le racisme, la ségrégation, le meurtre (…) qu'il s'agisse du christianisme, du judaïsme, de l'islam ou du bouddhisme. C'est probablement inévitable et cela rend Etty Hillesum encore plus chère à mon cœur, elle qui a trouvé son propre Dieu, un Dieu vécu dans la liberté, (…) qui lui inspire bonté et compassion infinies".

Si Dieu n'existait pas, il faudrait le réinventer. Contre toute tyrannie, affirmer l'invulnérable croyance en la création. "Il me semble que nous nous efforçons de donner à nos existences le sens d’un récit, pour échapper à l’absurde, confirme Hagai Levi. Il nous faut écrire notre propre histoire, celle avec laquelle on arrive à vivre." Etty Hillesum affirmait qu'elle voulait être "un cœur pensant". On ne saurait trouver mots plus justes pour évoquer ce qu'on l'on aperçoit d'Hagai Levi.

 

 (1) Fin de la saison 2 de "The Affair", samedi 27 décembre, à 20h50 sur Canal+ Séries.

(2) "Une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbrok, Journal 1941-1943", d'Etty Hillesum, Points. 

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