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Jarabulus ou les dessous d’un cessez-le-feu précaire

La carte mise à jour le 1er septembre à midi Service cartographique ©Metula News Agency

Jarabulus ou les dessous d’un cessez-le-feu précaire (info # 010109/16) [Analyse]

Par Stéphane Juffa ©Metula News Agency

 

Avec le reporter de la Ména dans le Rojava, Perwer Emmal

 

Le reporter de la Ména, Perwer Emmal, confirme qu’un cessez-le-feu entre l’Armée turque et ses supplétifs islamistes, d’une part, et les forces kurdes et leurs supplétifs du Conseil Militaire de Jarabulus, de l’autre, est respecté depuis mardi.

 

Depuis mardi, le front entre les deux camps s’est stabilisé sur la rivière al Sajour (voir la carte) et l’on ne note pas d’échanges de feu majeurs entre les belligérants. Le retour des Kurdes et de leurs alliés au sud de cette rivière était la condition posée par Ankara pour qu’elle accepte une trêve temporaire.

 

Le Conseil Militaire de Jarabulus a annoncé justifier ce retrait par les massacres perpétrés par des chasseurs-bombardiers turcs contre des civils syriens – arabes pour la plupart -, et pour enlever aux Turcs et à leurs auxiliaires toute "justification pour continuer le bombardement de villages et de civils".

 

La Ména est en mesure d’attester, avec d’autres observateurs sur le terrain, que deux villages du sud de Jarabulus, Job al Kosa et Maghr Sarisat ont en effet été les cibles de bombardements sans discrimination de la part de l’Aviation turque, causant la mort d’au moins 53 civils et en blessant 80 autres.

 

D’autre part, lors des combats au sud de Jarabulus entre les deux protagonistes, les Turcs se sont emparés de 23 villages ; certains d’entre eux ont été conquis après de durs combats, alors que le plus grand nombre a été abandonné par les forces kurdes parce qu’ils étaient indéfendables ou suite à l’ordre qu’elles avaient reçu de retraverser la rivière Sajour.

 

Lors des combats qui ont impliqué, côté turc, une centaine de chars Patton M60 modernisés, une dizaine de combattants du camp kurde ont été tués et une vingtaine blessés ; de plus, six d’entre eux ont été faits prisonniers, exhibés et maltraités par les militaires ottomans, en parfaite transgression des conventions internationales régissant le sort des prisonniers.

 

Le camp turc a quant à lui perdu six soldats et/ou miliciens islamistes, eu une douzaine de blessés, dont au moins cinq sont dans un état sérieux, et compte cinq chars endommagés par leurs adversaires, dont trois sont dans un état irrécupérable.

 

De plus, l’Armée de Recep Erdogan annonce avoir provoqué la mort de plus de cent miliciens de DAESH-Etat Islamique en Irak et en Syrie. Elle est la seule à mentionner ces pertes ; selon la Ména, depuis le début de l’offensive "Bouclier de l’Euphrate", le 24 août dernier, moins de 15 membres de cette organisation sont effectivement morts, alors qu’ils s’en trouvaient plus d’un millier à Jarabulus avant l’attaque. Aux termes d’un accord secret avec Ankara, ces miliciens ont pu rejoindre sans encombres leur position d’al Bab, à 100 km par la route au sud-ouest de Jarabulus, alors qu’ils étaient exposés sans défense aux attaques des avions turcs et coalisés, qui participaient de concert à l’opération "Bouclier de l’Euphrate". D’autre part, Ankara n’a présenté aucune arme prise à DAESH, ce qui semble indiquer que ses membres ont été autorisés à quitter les lieux avec armes et bagages.

 

On rappelle, pour aider à comprendre la portée extraordinaire de ce qui précède, qu’Erdogan a justifié l’invasion partielle de la Syrie par le besoin d’éradiquer les terroristes de DAESH. Et que l’Amérique et l’Europe, notamment la France, le Royaume Uni et l’Allemagne, ont envoyé des avions et des troupes en Syrie et en Irak dans l’unique but déclaré de neutraliser l’Etat Islamique. Or s’ils ont eu l’opportunité de coincer un millier de miliciens islamistes, entièrement encerclés dans la poche de Jarabulus et qu’ils ne l’ont pas fait, il y a urgemment lieu de se demander ce qu’ils sont venu faire dans cette région du monde.

 

Les trois officiers commandant l’opération contre les FDS (Forces Démocratiques Syriennes) font partie de l’Armée turque, s’agissant du Lieutenant-Général Zekai Askakalli (commandant en chef de l’opération), de son second, le Lieutenant-Général Metin Temel, et du commandant de la division Sultan Murad, le Colonel Ahmed Othman.

 

L’existence du cessez-le-feu est confirmée par diverses sources militaires américaines. En revanche, et bien qu’elle le respecte de facto, la Turquie nie avoir accepté une cessation des hostilités avec les Kurdes.

 

En fait, et on le constate à la lecture de la carte, l’armada turque, depuis le début de son incursion en Syrie, n’a livré bataille qu’aux forces kurdes et à leurs alliés. La totalité de ses blindés s’est déployée au sud de Jarabulus, là où se trouve l’Armée Démocratique Syrienne, à laquelle les Ottomans ont enlevé 23 villages, alors qu’aucune initiative militaire n’a été prise en direction de l’Ouest, où se situent les positions du Califat Islamique.

 

Plus symptomatique encore de l’existence d’une authentique coalition turco-DAESH, les miliciens expulsés de Jarabulus et autorisés à se rendre à al Bab sont allés immédiatement renforcer les défenses des djihado-islamistes face aux FDS et notamment à leur "conseillers" occidentaux. Ainsi, les opérations anti-Daesh dans le secteur d’Arima n’ont pas progressé d’un seul kilomètre depuis le 24 août, les Kurdes ayant besoin de recourir à l’ensemble de leurs forces stationnées outre-Euphrate pour tenter de contenir les Turcs.

 

Et comme si cela ne suffisait pas pour dénoncer l’alliance discrète entre Ankara et Raqqa, les miliciens de DAESH mènent ces jours des multitudes d’attaques contre les positions dégarnies de la coalition censée les combattre. Tout cela, de la faute des Turcs et du feu vert que leur ont accordé les Américains et les Européens pour entrer en Syrie.

 

Constatant les mêmes choses que nous, mais avec surprise en ce qui les concerne, à savoir qu’il existait une entente entre Erdogan et DAESH et que "Bouclier de l’Euphrate" ne constitue qu’un rideau de fumée pour aider le califat à combattre la coalition venue l’éradiquer, l’Establishment de la Défense U.S a réagi. Avec les alliés européens, ce sont les Américains qui ont fait pression sur Ankara pour qu’elle interrompe la guerre qu’elle livre aux Kurdes.

 

C’est ainsi le porte-parole de l’état-major U.S [le Central Command], le Colonel John Thomas, qui a informé "avoir reçu les assurances de toutes les parties impliquées  qu’elle allaient cesser de tirer l’une sur l’autre afin de se concentrer sur la menace constituée par l’Etat Islamique".

 

Lundi dernier, le Secrétaire américain (ministre) à la Défense, Ash Carter, avait appelé la Turquie "à rester concentrée sur le combat contre l’Etat Islamique et à ne pas engager les FDS".

 

Quelques heures plus tard, le Secrétaire chargé de la presse du Pentagone, Peter Cook, renchérissait, en qualifiant d’ "inacceptables ces affrontements [entre Turcs et Kurdes], affirmant qu’ils représentaient un sujet de vive préoccupation".

 

Mardi, le chef d’état-major U.S, le Général Joseph Votel, admettait implicitement, à l’occasion d’une conférence de presse, que son pays avait été floué par Erdogan par ces propos : "Au début, lorsque la Turquie identifia une opportunité de combattre l’Etat Islamique à Jarabulus, les forces américaines soutinrent cette offensive, mais lorsqu’ils ont commencé à se concentrer sur quelque chose d’autre que DAESH, nous fûmes contraints de retirer notre concours à cela".

 

Ce qui a retenu l’attention des analystes de la Ména est que tous les responsables U.S à avoir exprimé leur surprise et à avoir œuvré pour l’instauration d’un cessez-le-feu – le Central Command, le Pentagone et le Secrétariat à la Défense – appartiennent à l’Establishment de la Défense. En revanche, aucun membre de l’appareil politique du gouvernement qui a octroyé à Erdogan le feu vert pour "Bouclier de l’Euphrate" – le Secrétaire d’Etat John Kerry, le Vice-Président Joe Biden et le Président Obama – n’a pipé mot sur ces deux sujets.

 

Cette dichotomie est sans aucun doute à l’origine d’un profond malaise, à croire que l’Army a choisi les Kurdes et la neutralisation de DAESH, tandis que la Maison Blanche a opté pour leurs ennemis turcs et la préservation de DAESH. Or si l’offensive d’Ankara contre les FDS s’était poursuivie, ou si elle reprenait, la coalition pro-turque à laquelle participe l’Air Force, se retrouverait à combattre la coalition anti-Daesh des FDS, qui compte les commandos américains des Special Operations Forces (SOF) dans ses rangs.

 

Perwer Emmal a vu des SOF à Manbij pas plus tard qu’avant-hier. Ils se trouvaient à moins de 10 km de l’avant-garde de l’Armée turque, et largement à portée de son artillerie.

 

Certains, aux Etats-Unis, croient que le tandem Obama-Kerry n’éprouve que du mépris pour l’Armée américaine et pour la sauvegarde des intérêts stratégiques américains à l’extérieur des frontières des USA. A la Ména, nous ne tranchons pas dans cette polémique, mais nous jugeons tout de même particulièrement étrange – et là, c’est clairement un euphémisme – que le 31 mai, le Pentagone lance les Kurdes à la conquête de Manbij, en les assurant de son appui aérien et au sol, dans le but unique d’isoler DAESH de la Turquie, et que le 24 août suivant, le Président Obama autorise Recep Erdogan à employer la force pour empêcher la réalisation de cet objectif.

 

Dans Manbij, ce furent des armes et des munitions turques qui ont tiré sur la coalition anti-DAESH, et, contrairement à Jarabulus, ces équipements ont été largement présentés à la presse internationale. Et ce n’est pas tout : dans Manbij libérée, le Renseignement U.S a mis la main sur des milliers de dossiers – qui prendront encore des mois à disséquer – démontrant, au-delà de tout doute possible, la collusion, la coopération, l’envoi de renforts à l’Etat Islamique [avec des noms, des origines et des dates d’arrivée], les traces du commerce et de l’identité d’intérêt entre le Califat Islamique et le régime de M. Erdogan. Mais pourquoi ne s’entendraient-ils pas, les deux sont islamistes, sunnites et nourrissent la plus grande détestation pour l’Occident et ses valeurs ? Or l’Amérique ne peut pas ignorer ces faits, puisque c’est elle qui s’est chargée de la saisie et de l’étude des documents en question.

 

Certes, DAESH a commis des attentats meurtriers en Turquie, mais ceux-ci n’avaient rien à voir avec des différends idéologiques : ils avaient trait à des disputes de caractère maffieux concernant des paiements en retard, des délais dans l’acheminement des armes et des volontaires, ainsi que des pressions et des contre-pressions. De plus, personne n’a jamais évoqué une quelconque "amitié" entre les deux entités, car il n’existe pas d’amitiés dans cette partie du monde, mais uniquement des intérêts communs menant à des collusions.

 

Pour accepter de pérenniser le fragile cessez-le-feu, Erdogan exige désormais que toutes les forces kurdes – que les militaires américains avaient transportées à l’ouest de l’Euphrate – retraversent ce fleuve en sens inverse. Or il existe une équation fort simple dans la Guerre de Syrie : la seule force au sol capable de défaire DAESH est constituée par les YPG, les Unités de Protection du Peuple kurde ; si les YPG regagnent l’est de l’Euphrate et se trouvent confinés dans un rôle défensif face à l’agressivité d’Erdogan, il n’y aura plus personne de crédible pour anéantir le Califat Islamique, dont l’emprise au Moyen-Orient et dans le reste du monde recommencera à s’affirmer.

 

Dans les autres media, on attribue la plupart du temps à Barack Obama des décisions allant dans le sens de la Realpolitik, mais depuis quand la Realpolitik consiste-elle à protéger ses ennemis au détriment de ses propres intérêts, de sa propre armée et de ses amis ? Qu’est-ce que l’Amérique a gagné en permettant à DAESH de continuer à s’approvisionner en Turquie pour tout ce qui lui manque ? Quel intérêt ont les Etats-Unis à aider le dictateur Recep Erdogan à affermir son emprise islamiste et manifestement antidémocratique sur la Turquie, tout en empêchant les Kurdes, démocrates et laïcs, de réaliser leur émancipation politique ?

 

Visiblement, outre le Pentagone, le General Command et la Ména, les alliés européens ne voient pas de Realpolitik dans la démarche d’Obama, mais uniquement quelqu’un qui se tire une balle dans le pied. A commencer par l’Allemagne, qui s’est distanciée du grand n’importe quoi obamien, suivie par la Grande Bretagne qui exprime sa gêne, et même par le Président Hollande, qui, dans le vocabulaire abscons qui le caractérise a tout de même balbutié que la guerre contre les FDS ne se justifiait pas, et mis en garde contre l’éventualité d’un élargissement du conflit syrien.

 

A Manbij sitôt libérée, les femmes se sont débarrassées des niqab que l’Etat Islamique les obligeait à porter sous peine de mort. A Istanbul, où le corps des femmes se couvre de plus en plus, on ne parle pas, dans les rares journaux encore autorisés à paraître par le sultan, de libérer Manbij mais de la "reconquérir", ce qui représente plus qu’un simple symbole.

 

Et si Erdogan, qui n’a aucune intention de faire la guerre à DAESH, se remet à marcher sur Manbij, que les Kurdes, privés d’aviation, de blindés et d’artillerie n’ont aucune chance de pouvoir tenir seuls, comment réagira la coalition anti-DAESH ?

 

Ou, dans d’autres termes et vu sous un autre angle : pourquoi à la place du Sultan ne pas essayer pour voir ? Ou pour démontrer l’extrême inconsistance des nations les plus puissantes de la planète, qu’il n’a de cesse de tancer.  

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