Khadija Cherif, la femme qui fait peur au pouvoir tunisien
Le Monde.fr
Par Sophie Bessis, écrivain
Le nouveau gouvernement tunisien a reçu le 4 février la confiance du Parlement issu des élections du 23 octobre 2014. C'est un gouvernement d'union nationale dans lequel le parti islamiste Ennahdha figure en bonne place, après avoir été le grand absent de la première équipe formée quelques jours auparavant par le premier ministre Habib Essid et retirée aussitôt proposée. Elle n'aurait pas, en effet, obtenu la majorité à la Chambre. D'autres partis, auto-qualifiés de libéraux, entrent également au gouvernement aux côtés de Nida Tounès, la formation dominante.
Il est intéressant d'analyser les changements opérés entre la première équipe recalée et celle qui a reçu l'aval des parlementaires. Dans la phase délicate que traverse la Tunisie, seul pays du « Printemps arabe » à n'avoir pas subi de restauration dictatoriale ni sombré dans le chaos, il ne s'agit pas de récuser toute idée d'union nationale. Elle peut être nécessaire pour pacifier une transition ayant pour but d'ancrer les pratiques démocratiques dans les moeurs politiques. Mais il convient de voir qui a été sacrifié sur l'autel de tractations politiciennes dans lesquelles les principes affichés ont le plus souvent cédé le pas devant les intérêts personnels ou partisans.
Outre les ajustements nécessaires à l'entrée de représentants des partis de la nouvelle coalition et la mise à l'écart de personnes soupçonnées de conflits d'intérêts, la ministre de la femme et de la famille dûment nommée dans la première équipe a été cavalièrement remerciée. Qui est Khadija Cherif, priée de retourner à ses occupations antérieures ? Figure historique de la société civile, ancienne vice-présidente de la Ligue des droits de l'homme où elle dénonça entre autres la férocité de la répression qui frappait alors les islamistes, farouche opposante au régime de M. Ben Ali, elle n'a jamais caché son engagement féministe ni ses convictions laïques, et a été l'une des présidentes emblématiques de l'Associaton tunisienne des femmes démocrates. Parmi les causes qu'elles a défendues depuis 2011, celle de Jabeur Mejri, condamné en 2012 à sept ans de prison pour « insultes à l'islam ».
Résumons : Madame Cherif défend l'égalité totale entre les hommes et les femmes jusque dans l'héritage, elle prône la séparation des sphères religieuse et juridique dans ce domaine comme dans tous les autres, et défend des athées au nom de la liberté de conscience inscrite dans la Constitution de 2014. Un tel profil est à la rigueur acceptable pour d'autres portefeuilles mais pas pour celui des femmes. Une ministre essayant de faire entrer dans la loi l'égalité successorale, d'abolirla directive qui interdit depuis 1973 à une musulmane d'épouser un non musulman, violant de ce fait la liberté de choix du conjoint pourtant inscrite dans le Code du statut personnel ? Une ministre tentant d'inscrire dans le réel les droits des femmes et qui, sans jamais stigmatiser les femmes voilées, a toujours affirmé que le voile demeurait un signe de l'antique oppression qu'elles subissent ? Impensable. Insupportable. La peur a gagné les états-majors, celui d'Ennahdha étant loin d'être le seul en cause. Au sein du parti Nida Tounès comme chez ses nouveaux alliés « libéraux », on a aussi récusé cette femme dérangeante, risquant de faire désordre dans le nouveau consensus islamo-conservateur.
Au-delà de Khadija Cherif, c'est le symbole qui compte ici. Le ministère des femmes ne peut être tenu par une féministe, l'affaire est trop grave, le risque trop grand. La majorité de la classe politique fait ainsi éclater au grand jour son profond conservatisme en matière de relations entre les sexes. Une fois de plus, cet épisode de la vie politique tunisienne révèle que la ligne de clivage la plus profonde entre les tenants de la liberté et ceux de l'immobilisme sociétal passe par la condition des femmes. Elles restent l'enjeu central, à Tunis et ailleurs, de l'éternel combat entre liberté et soumission aux normes qui la contraignent. Le recul du gouvernement tunisien est un mauvais signe pour elles, donc pour l'ensemble de la société.
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