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L’école : le savoir ou la soumission ?

Les pédagogistes et le prof ? (tableau de Jérôme Bosch)

L’école : le savoir ou la soumission ?(info # 010303/16)[Analyse]

Par Llewellyn Brown© MetulaNewsAgency

 

« Enfin l’inspecteur vint… »1. Le passage d’un inspecteur – à ma demande – fut l’occasion pour moi de prendre à nouveau la mesure de la politique actuelle en milieu scolaire, et de voir à quel point les autorités visent à formater les élèves pour créer des générations de citoyens soumis et manipulables.

 

Qu’est-ce qu’un inspecteur ?

 

On peut débattre autour de la définition de la fonction de l’inspecteur. Intervenant depuis une instance située en dehors de l’établissement, celui-ci a – cela va de soi – pour rôle de vérifier que les professeurs assurent leur mission conformément aux principes édictés par leur ministère de tutelle. Plus largement, on reconnaîtra que l’inspecteur doit vérifier que le professeur enseigne de manière efficace. C’est entendu, mais au-delà de ces platitudes, il importe de savoir ce que fait l’inspecteur aujourd’hui, à une époque où les ministres successifs cherchent à démanteler l’école telle qu’elle fut instituée par la IIIème République.

 

Force est alors de constater que l’inspecteur est, par définition, quelqu’un qui a choisi de ne pas enseigner. Ce refus de la mission de professeur lui permet, semblerait-il, de dire comment celui-ci doit procéder. Libéré de la tâche de mettre ses idées à l’épreuve de la réalité – dans la durée –, il est désormais libre d’adhérer à un ensemble de règles abstraites, non vérifiables dans une réalité empirique, et dénuées d’une assise théorique avouable.

 

Mise à part l’éventualité qu’elles puissent être fondées sur des principes intellectuels, il est impossible de reconstituer le cheminement qui conduit à ces conceptions, de déduire ce que l’on est supposé faire en classe en tant que professeur : si une idée vient à celui-ci, a-t-il le droit de la transmettre aux élèves, au risque d’« étouffer leur spontanéité » et de leur « imposer son point de vue » ? Quelque cocasse que cela puisse paraître, une telle question se pose quand on est inspecté ! Et puis, il suffirait que la mode change dans les pseudosciences de l’éducation pour que les règles qui en émanent en soient bouleversées : le professeur se trouverait soudain en porte-à-faux avec elles, et sa pratique serait déclarée « non conforme ».

 

Les chercheurs en « sciences de l’éducation » n’enseignent pas, mais décrètent comment il faut le faire. L’incongruité de cette position saute aux yeux : qui oserait inventer une méthode de danse, pour ensuite ordonner à un danseur comment il devrait exécuter ses pas, sans être soi-même… danseur ! Quant à l’épreuve de la réalité, il suffit de voir la dégradation irréfutable des connaissances des élèves d’aujourd’hui : la grande majorité d’entre eux ne sait plus lire et écrire convenablement.

 

Ainsi donc, l’inspecteur est essentiellement un administratif, dont la fonction consiste à vérifier la conformité des cours dispensés aux règles non écrites dont il se réclame, et qu’il affirme être les plus adaptées à l’élève. Cependant, s’il détient un réel pouvoir administratif, absolument rien ne le rend plus qualifié que le professeur dans le domaine de l’enseignement. Bien au contraire, ce qui qualifie le professeur, c’est sa compétence dans la discipline scolaire qu’il enseigne. On ne saurait prétendre qu’il est un simple exécutant, appelé à collaborer aux dictats du ministère. C’est sur ce point qu’il peut se trouver dans une situation difficile par rapport à celui qui exerce un pouvoir hiérarchique.

 

Apprendre avec plaisir ?

 

Quelles furent les conceptions déployées par l’inspecteur, durant l’entretien qui suivit son observation de mon cours ?

 

Une idée clef fut que le professeur doit « captiver » ses élèves. Voire, il doit les « séduire » : avouons que ce mot laisse rêveur ! Même si l’on n’attribue à l’inspecteur aucun prolongement inconscient ou pulsionnel en proférant ce terme, il faut reconnaître que celui-ci inclut une dimension de tromperie ; ce que ne démentait pas l’ensemble de son homélie.

 

Pour l’inspecteur donc, le cours doit dispenser du plaisir : le professeur de Lettres doit donner à l’élève la possibilité d’accéder au « plaisir du texte ». Pour que l’œuvre littéraire soit porteuse de cette émotion, le cours doit avancer rapidement : la lecture et l’abord du texte doivent se centrer sur le facile, sur l’immédiatement perceptible. A ce titre, un saupoudrage serait donc bien préférable à une analyse détaillée et rigoureuse. Les idées abordées en classe doivent être « globales », faciles d’accès ; c’est-à-dire qu’elles doivent être adaptées aux préjugés que nourrissent les inspecteurs en ce qui concerne la mentalité et la capacité intellectuelle des élèves. Une chose est sûre : ce n’est pas ainsi que l’on formera de futurs Rimbaud !

 

Surtout, on ne doit pas s’appesantir sur les termes techniques : ils « tuent » le plaisir ! Le professeur doit privilégier les réactions spontanées de l’élève. Celui-ci fera alors montre d’un savoir “chaud”, brut et qui, parce qu’il jaillit de façon immédiate, sera réputé plus véridique. C’est dire que la spontanéité est nécessairement synonyme de “vérité” subjective, non déformée par l’intrusion tyrannique de l’Autre. Dans ce contexte, le professeur est uniquement l’auxiliaire au service de l’élève : à ce titre, il est seulement apte à rassembler les fils et à les restituer sous une forme valorisante pour l’élève. Il faut surtout qu’il évite de faire entendre à l’élève que celui-ci ne maîtrise pas certaines connaissances, qu’il y aurait un domaine de savoir, issu de la tradition, qui lui échappe. Par exemple, insister sur les liens entre Voltaire et son époque serait une erreur, parce que cet auteur ne parle pas directement des événements : ce serait donc imposer une rigueur qui détourne du plaisir immédiat que peut procurer le texte de Candide. On doit lire le passage sur la guerre entre les Bulgares et les Abares de préférence sans parler de la Guerre de Sept ans (un premier conflit “mondial”, pourtant)… Toutefois, imaginerait-on enseigner les mathématiques sans parler d’algorithmes ? Ou, au nom du « plaisir », proposerait-on d’apprendre à conduire une voiture en encourageant l’« apprenant » à faire ses « expériences », à jouer et à faire les gestes qui lui viennent spontanément ?

 

Dans ce primat du spontané, l’interprétation que l’on retient d’un texte doit correspondre aux préjugés naturels de l’élève, pour qu’il n’y ait pas suggestion d’une interprétation rigoureuse imposée par le professeur, en référence aux codes scolaires traditionnels. On maintient donc les élèves dans leurs a priori, dans leur ignorance. On veut que « l’enfant » – c’est bien de cette catégorie anthropologique pré-instituée qu’il s’agit – continue à rêver, à être bercé par les chefs-d’œuvre, sans qu’un Autre fasse intrusion pour dévoiler des perspectives inouïes, inconnues pour lui, et qu’il ne maîtrisera jamais complètement. Ainsi, au lieu de les « élever » (comme le nom l’indique) vers les chefs-d’œuvre, on finit par ravaler ces derniers au niveau de simples bandes dessinées. Les Misérables de Victor Hugo deviennent semblables à un roman à l’eau de rose, les poèmes de Paul Verlaine ne sont pas différents du rap. S’en trouve exclue, du coup, toute la dimension humaine : ce que le créateur a investi de lui-même, de sa vie, de sa souffrance, de son intelligence.

 

On entend les idées reçues que les pédagogistes2 entretiennent sur la « psychologie » de l’élève, et dont je vois le démenti dans chaque heure de cours au lycée ! On suppose que l’élève est un animal qui n’aime pas l’effort, qui est incapable de réflexion, et qui ne rêve que de passer sa journée dans un bac à sable (…mais avec son Smartphone !). Alors, si on le caresse dans sens du poil, on réussira à le séduire (quelle triste ambition pour un professeur, après des années d’études !) et à le gaver de quelques notions simples à son insu. Si j’étais l’agent d’une puissance occupante, visant à maintenir la population du pays conquis dans un état d’arriération mentale et de soumission, privée des moyens intellectuels de se révolter, je ne procéderais pas autrement !

 

Or chacun sait qu’il existe différents types de plaisir, parmi lesquels celui de se confronter à un défi, de se mesurer à un obstacle : un certain nombre d’élèves aime réussir des épreuves, maîtriser des notions ou un vocabulaire compliqué. L’effort est, en soi-même, sa propre récompense : il permet de voir ce dont on est capable, et ce qu’il reste à conquérir. Les pédagogistes dévoilent leur mépris manifeste pour les efforts des élèves : si ceux-ci sont capables de réaliser de beaux travaux intellectuellement solides, au nom de quoi leur refuserait-on cette perspective ? On vise à réprimer la curiosité intellectuelle au profit d’un plaisir supposé instinctif. Or de quel droit décrétera-t-on où doit se situer le « plaisir » de l’élève ? De quel droit le réglementer ?

 

Totalitarisme

 

L’une des rares questions que l’on pose au professeur inspecté est : « Pensez-vous que tous les élèves aient compris (ce que vous demandiez d’eux…, la leçon…, l’objectif…) ? » Comment répondre ? Le professeur peut juger d’après la réponse de ceux des élèves qui se manifestent ; il peut également interroger quelques autres élèves ; mais il ne peut pas pénétrer leurs pensées ! Dans des conditions où règne l’égalité formelle, l’élève est libre de participer ou non, de trouver le courage pour interpeller le professeur pour obtenir des explications plus amples ; il est aussi libre d’échouer cette fois, quitte à réussir la prochaine fois, ou l’année suivante…

 

Or pour les pédagogistes, il faut que la totalité des élèves soit active, passionnée, acquise aux « activités » qu’on lui propose. C’est pour cette raison que le professeur doit mettre en place des « activités » simples, destinées à faire acquérir des idées simples, bonnes pour la cervelle d’élèves jugés, a priori, simples. On vise ainsi un nivellement par le bas, rejetant le principe d’une égalité formelle, selon lequel tous les élèves auraient droit à un haut niveau d’instruction, sans que tous parviennent au plus haut échelon. A la place, en effet, on revendique une égalité réelle – les élèves doivent être « tous pareils » –, et on exige d’exclure de l’enseignement les notions jugées trop discriminantes. Les élèves seront tous semblables : modelés sur les objets de consommation qui enferment chacun dans sa jouissance de l’objet produit en masse.

 

Contrôler le professeur

 

Si le vocabulaire technique doit être banni du travail avec les élèves, il fait cependant un retour dans les rapports entre inspecteur et professeur ! En effet, celui-ci ne doit pas connaître le plaisir dont jouissent ses élèves : il doit se soumettre à l’injonction d’être techniquement irréprochable ; sa pratique doit être conforme aux dogmes dispensées dans les ESPE. La chose la plus importante n’est pas l’instruction des élèves, mais que le cours soit calibré, profilé, formaté : le professeur doit consacrer la plus grande partie de ses efforts à cette pensée, non à progresser dans sa connaissance du domaine de la spécialité. Il devra évincer l’« oxymore », l’« hyperbole » en étudiant la littérature, pour rêver pieusement sur comment réaliser une « synthèse collaborative éclairante » à la fin de chaque heure de cours. L’aspect techniciste doit donc sortir de la réflexion développée en cours (opposable aux élèves et au professeur), pour passer tout entier dans la construction du cours (opposable au seul professeur). On comprend la conception techniciste et technocratique à l’œuvre ici : celui qui “sait” (mais qui ne fait pas) dicte la conduite à tenir à celui qui fait (mais toujours « mal »). Quant à l’inspecteur, on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’il incarnait tout, sauf… le plaisir ! Sa fonction consiste à dicter ce que les autres doivent faire, mais que lui-même se gardera bien de mettre en pratique.

 

Selon les règles pédagogistes, la parole doit être libre pour les élèves : le professeur doit accueillir les réactions spontanées de ces génies en herbe. Mais la parole ne doit pas du tout être libre, par contre, pour le professeur qui se trouve devant l’inspecteur. Le professeur n’est pas amené à expliquer le sens d’ensemble de sa démarche, la cohérence de son enseignement. Au fond, ses idées, son expérience n’entrent pas en compte : il devra se plier à l’écoute d’une homélie qui se déroule à sens unique.

 

Or, en réalité, on ne saurait critiquer l’enseignement de quelqu’un sans enseigner soi-même, de même que l’on ne peut pas enseigner sans être passé par le stade de l’apprentissage, parce que c’est ainsi que le professeur acquiert une réelle perception des difficultés rencontrées. C’est bien pour cette raison qu’il existe des concours : le candidat à un poste de professeur doit être capable de produire des écrits et des discours de qualité dans un temps limité, comme ses futurs élèves.

 

Enseigner, instruire

 

La participation aux séances de formatage (pardon : de formation !) de l’académie suffit pour que l’on voie l’effet de ces approches pour les élèves. On se trouve dans une position où le formateur n’a rien à transmettre : c’est aux stagiaires de tout inventer eux-mêmes. En l’absence de l’Autre, l’ennui est assuré ! Il en va de même pour l’élève, qui partira ayant l’impression de n’avoir rien fait, que le cours ne vaut pas plus qu’un divertissement, tel un jeu vidéo.

 

Or enseigner réellement – transmettre des savoirs – suppose ouvrir une dimension sans garantie, qui ne soit pas totalement cadrée d’avance. Il va de soi que le professeur encourage, exhorte les élèves à apprendre, à réussir : tous ses efforts vont dans ce sens. L’une des critiques formulées par l’inspecteur visait ce que j’avais noté (pour me conformer) comme « objectif » du cours (ou de la « séance », pour faire chic) : je n’aurais pas respecté le « contrat » ainsi passé avec les élèves ! En effet, l’idée ne m’avait jamais effleuré qu’on pût soulever un tel principe juridique en lien avec un cours ! On m’expliqua que l’« objectif » ne devait pas être trop précis, de crainte de ne pas tout traiter dans les cinquante minutes allouées.

 

Cependant, le principe de la liberté pédagogique montre bien qu’il n’existe pas de modèle unique dans l’enseignement ; de même, l’on ne saurait imposer de « contrat » repérable et consommable dans l’immédiat. Pour autant que ce dernier puisse exister, il se situe à l’horizon de la fin de l’année, dans les progrès que l’élève aura accomplis.

 

En revanche, c’est l’imprévisible qui témoigne de la présence du désir : les élèves dérangent le cours formaté rêvé par les pédagogistes. C’est la raison pour laquelle ces derniers combattent la liberté pédagogique, prétendant qu’il n’existe qu’une seule manière acceptable d’enseigner. L’élève n’est qu’une abstraction destinée à mettre en valeur le cours idéal imaginé par ces technocrates, par ces légalistes du contrôle des esprits.

 

Si l’on doit écrire de façon construite, c’est parce que l’on vise à la création d’un produit fini, présentable devant un public. En revanche un cours, même s’il est préparé, n’est pas en tant que tel un produit fini : tout y est en suspens, parce que tout y est à découvrir ; quitte à mettre au propre les trouvailles dans un second temps. Loin d’être fermé, lisse et formaté, un cours doit être ouvert au désir d’apprendre des élèves : à toutes les questions qui peuvent surgir, rassemblées, mises au clair et poussées plus loin par le professeur, sans pour autant que l’on perde le fil conducteur. Mais, en tenant compte des inévitables contraintes d’horaires, il n’y a pas, théoriquement, de limites au chemin qu’on peut parcourir ainsi. L’intelligence du professeur s’allie à celle de l’élève, pour creuser encore plus.

 

Contrairement à ce que l’on raconte – et aux assertions des pédagogistes –, le professeur n’occupe pas une position surplombante : il se range aux côtés des élèves, face au savoir. C’est de son honnêteté à affronter les difficultés de la réflexion qu’il tire son autorité. Au lieu de rabattre la pensée sur des notions emballées comme un produit commercial, il montre qu’au-delà de ce que l’on retient en classe, il y reste toujours quelque chose à découvrir. C’est à ce titre qu’il recherche encore lui-même, avec les élèves. Cela est vrai, jusque dans le cours – régulièrement conspué – dit « magistral ».

 

On prétend protéger les élèves de tout heurt, de toute mise en question, dans leur parcours scolaire. Cependant, la vie se chargera de discriminer entre les élèves sachant manier des connaissances, disposant d’une formation intellectuelle, et ceux qui ne savent rien et qui demeurent manipulables. Sans défi et sélection à l’école, l’épreuve discriminante viendra plus tard, une fois qu’on aura berné et bercé les élèves. C’est la raison pour laquelle je soutiens que le rôle du professeur consiste à favoriser une attitude de questionnement et d’insoumission.

 

 

Notes :

 

1 Parodie de la phrase de Boileau, décrivant l’institution de l’esthétique classique par Malherbe : « Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, / Fit sentir dans les vers une juste cadence. » (Art poétique, v. 131-2).

2Ceux – nombreux dans le ministère et dans les rectorats – qui prétendent qu’il faut un nombre de recettes techniques pour bien enseigner.

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