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L’homme dominé, par Albert Memmi

L’homme dominé, par Albert Memmi

 

« L’Homme dominé », c’est un beau titre. D’aucuns affirment que les mots d’« oppresseur » et d’« opprimé » sont démodés. Il faut donc se montrer prudent. J’ai une excuse, cet ouvrage signé Albert Memmi né à Tunis en 1920 est paru en 1968. Il est réédité en folio. Il s’agit de sept essais sur les femmes, le juif, le noir et le colonisé, écrit par un juif laïc au lendemain des décolonisations d’Afrique du nord. Memmi y peint une relation quasi fusionnelle entre l’oppresseur et l’opprimé. Il y explore aussi les rapports amour/haine. Il dit ce qu’il pense de la révolte « lorsqu’un opprimé a fait le tour de son oppression, elle lui devient invivable », écrit-il . Ainsi les noirs sont passés des chants sur les docks à la révolte de Watts, et cette évolution est d’une évidence implacable. Il est donc logique que Malcom X apparaisse chronologiquement après Martin Luther King. Memmi aborde des thèmes délicats, et il le sait. C’est pourquoi il use d’un langage précis. Il se laisse parfois aller à des néologismes pour mieux faire entendre sa pensée. Il distingue ainsi le groupe démographique (la judaïcité ou la négricité), les valeurs traditionnelles ou culturelles (le judaïsme ou le négrisme), et le degré de participation au groupe, ou la manière d’être juif ou noir (la judéité ou la négrité).

L’auteur aborde donc les problèmes liés à l’assimilation. À travers l’histoire et la théologie, les hommes doivent trouver l’équilibre entre leurs origines, traditions et racines, et la condition actuelle dans laquelle ils vivent. Memmi opère une distinction fondamentale pour comprendre son œuvre : il y a le fait de se sentir d’une certaine origine, qui est une condition subjective qui peut être choisie à des degrés divers par les individus ; et le fait d’être de cette origine, qui est une condition objective, et qui s’impose à tout individu de la même origine, condition qu’ils ont en commun. Ainsi Memmi veut « renverser les perspectives » (p.158), et, à contre-courant, décide de ne pas partir de la théologie pour parler des peuples et des cultures, mais bien de cette condition objective propre à tous les êtres d’une même origine.

On peut dire qu’il se pose en porte-parole d’un certain type d’universalisme. Il fustige tellement les nationalismes ! Il exhorte même les hommes à « mûrir pour une moralisation réelle des relations humaines […] afin de conduire équitablement et raisonnablement nos affaires communes ». « Il faudra bien en arriver, dit-il, à un droit et à une morale réellement universels : c’est-à-dire à considérer la planète entière comme une société unique » (p.187). Des propos d’une utopie assumée, qui flirtent avec l’enthousiasme. Des propos d’une désarmante actualité, avec lesquels il jongle et tire à souhait pour mieux fustiger la très moderne « mobilité sociale, véritable déplacement forcé des populations ». Et Memmi pèse ses mots de tout son vécu, lui qui a connu cet esclavage « paternaliste », et qui dénonce un esclavagisme moderne « anonyme et pulvérisateur de toute la personnalité de l’esclave, dont il fait éclater tous les cadres, toutes les attaches, toutes les valeurs » (p.178).

Sa plume se fait plus légère et plus pensive quand, pour décrire la condition des femmes, il parle avec passion du couple Sartre-Beauvoir. Et puis quel charme, lorsqu’il parle de lui, lui, le juif laïc d’origine italienne, tunisien de nationalité et de mère berbère, qui a longtemps fréquenté les bancs de la Sorbonne. Ainsi il se sert de son propre exemple pour expliquer le rapport colonisé/colonisateur, et l’interdépendance qui les lie. Lui était assez à l’aise socialement pour comprendre le colonisateur, mais pas assez proche de lui pour ne pas le combattre. Ce fut l’objet de son essai « Portrait du colonisé, portrait du colonisateur », publié en 1957 et préfacé par Jean-Paul Sartre. Cette œuvre personnelle, commencée en 1953 avec la publication de « La Statue de sel », roman largement autobiographique, préfacé par Albert Camus, a vocation à faire l’inventaire de sa vie. Memmi est un penseur entier. Il dit lui-même qu’il n’achèvera peut-être jamais son œuvre. La preuve ? On le lit toujours. Et Memmi, lui, écrit toujours…

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Il ne semble pas que le nom juif Memmi à Tunis soit d'origine italienne. Certes il existait à Tunis une famille Memmi de culture italienne qui jouissait de la protection hollandaise. Mais un grand-rabbin Shimon Meimi fut lynché à mort en 1497 à Lisbonne pour avoir refusé la conversion.L'insertion de la lettre "i" entre le "e" et le "m" ne pose pas problème. Il s'agit d'une orthographe fréquente en langue portugaise.

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