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La bourgeoisie tunisienne dans l’attente de la prochaine secousse

La bourgeoisie tunisienne dans l’attente de la prochaine secousse

 

 

Libérale, dépendante de l’Occident et se nourrissant des crises qu’elle provoque, la bourgeoisie tunisienne n’a pas retenu la leçon de la révolution de 2011.

Par Amor Cherni*

 

Faisons le bilan en prenant un témoin : la bourgeoisie française.**

Cette classe sociale qui se définit par sa possession des moyens de production modernes : industrie, commerce, finances et par son édification d’un Etat dit démocratique, c’est-à-dire puisant sa légitimité dans le droit humain ou civil et le consentement populaire, par opposition au droit divin, a produit une intelligentsia du plus haut niveau, une idéologie universelle connue sous l’appellation des Lumières, une science exacte et une technologie puissante qui ont rendu l’homme «comme maître et possesseur de la nature». Elle a fait la révolution avec le peuple en 1789, s’est retournée contre lui en 1793, a usurpé le pouvoir en 1848, a failli succomber sous les coups de la Commune en 1871 et a fini par s’installer confortablement au pouvoir avec la III° République en 1879. Elle a fait de son pays une puissance mondiale, s’est assuré de fabuleuses richesses par le colonialisme et a continué à les développer par une politique impériale.

De catastrophes en catastrophes

Qu’a fait la bourgeoisie tunisienne? Voilà à peu près 60 ans qu’elle vit à l’ombre d’un pouvoir absolu et règne sans partage sur les destinées d’un pays assez riche (comparé aux pays sub-sahariens) et d’un peuple paisible, travailleur et économe (l’épargne nationale atteignait 22% du PIB jusqu’à 2010 et assurait à peu près 80% des besoins en investissement public). Qu’a-t-elle fait avec ces moyens exceptionnels?

Certes, elle participé à la lutte de libération nationale dont elle a usurpé le fruit politique et économique. Elle a développé un enseignement moderne dont le noyau était acquis depuis la période coloniale et a bien fait de le renforcer et de le généraliser jusqu’à la fin des années des 80. Elle a initié une réforme du code de la famille dont les conséquences ont été éminemment bénéfiques pour la société et le pays. Et c’est tout !

Sur le plan économique, elle s’est alignée dès l’indépendance sur les pays occidentaux et les organisation internationales dont la stratégie était de maintenir les pays nouvellement indépendants dans la dépendance et d’en extorquer éternellement la plus-value sociale par le système de la dette.

C’est ce qui a enfermé l’économie nationale dans une fragilité chronique et l’a menée de catastrophes en catastrophes, dont les plus importantes ont été, dans le passé, la sinistre politique de coopération qui a ruiné la paysannerie et déclenché un mouvement d’exode et d’émigration sans précédent et, dans le présent, la grave crise que vit le tourisme.

Un pays divisé pays en deux parties

L’alignement sur le marché mondial a conduit à orienter l’économie nationale vers l’exportation et donc à concentrer les capitaux et les entreprises sur le littéral, laissant pour compte et ignorant le vrai pays et le marché intérieur. C’est ce qui a amené à la division du pays en deux parties et donc à la révolution de janvier 2011.

Sur le plan politique, elle a hérité d’un pays qui jouissait d’une démocratie coloniale avec un pluripartisme et une certaine liberté de pensée et d’expression fût-elle limitée. Elle a commencé par asservir les organisations nationales puis, dès 1963, elle a balayé de la place tous les partis et les journaux qui pouvaient lui apporter quelque opposition. Elle a réprimé le Parti Communiste, le Parti du Vieux Destour, la gauche marxiste, les Baathistes, les nationalistes arabes et, enfin les islamistes. Cette main de fer n’a été guère bousculée que par le mouvement étudiant regroupé autour de l’Uget et le mouvement ouvrier par le biais de l’UGTT.

Ces deux organisations ont été, depuis le milieu des années 1960 à l’avant des luttes qui se menaient sourdement dans le quotidien, mais qui éclataient au grand jour d’une façon épisodique. Notre histoire est égrenée, depuis l’Indépendance, par des dates mémorables comme le soulèvement paysan au début des années 60, les procès de Perspectives en 68, 72, 74, etc., ceux de l’UGTT en 65, 78, 84, etc. Depuis leur constitution les organisations dites de la société civile ont connu les affres des interdictions et des exactions : la Ligue de défense des droits de l’homme, les avocat, les magistrat, les journalistes, etc.

Déposséder le peuple de sa révolution

La marche continue de la lutte des classes, tantôt muette, tantôt loquace, a abouti à l’éclatement de la révolution. Qu’a-t-elle fait alors ?

Surprise par l’orage, elle a marqué un recul, en campant dans les coulisses de l’histoire à l’attente de son moment. La grêle de l’islamisme qui a ravagé le pays lui a été un don du ciel! Ses fils prodigues lui en ont fait un autre : celui de la «transition dans la légalité»; c’était le meilleur moyen de déposséder le peuple de sa révolution. Ses vautours ont fendu sur le marché pour affamer les masses populaires, appauvrir les moyennes et accumuler de grandes richesses par toutes sortes de pratiques mafieuses. C’est alors qu’elle s’est présentée au peuple sous les couleurs du sauveur!

Sa frange «honnête» a donc repris le pouvoir politique qu’elle a ajouté au pouvoir économique qu’elle n’a jamais perdu. Aujourd’hui elle veut sauver son autre partie, celle qui a toujours été léguée aux basses manœuvres en proposant une loi sur la «réconciliation», qu’elle va faire passer à l’aide d’un législatif qui a repris son rôle de fidèle serviteur de l’exécutif. Mais quelles vont en être les conséquences?

En attendant une prochaine secousse

D’abord l’une de ces victoires à la Pyrrhus dont notre classe dominante est devenue la grande spécialiste et qui lui assurent de petits privilèges au prix de grands dommages portés au pays et au peuple. Celui-ci va, encore une fois, enregistrer une défaite, qui va renforcer un peu plus sa désillusion et augmenter d’autant son amertume. Il reprendra ses moyens de lutte traditionnels: le laxisme et l’indifférence à l’endroit du bien public (à Dieu le peu de civisme acquis aux moments héroïques!) et les moyens détournés pour gagner sa vie —toutes choses dont le terrorisme ne peut que se réjouir. Ses couches les plus éclairées vont tourner le regard vers l’UGTT et le Front Populaire, supposés être les gardiens de la révolution. Mais le pays va sombrer dans la morosité en attendant une prochaine secousse.

Tels sont les chefs d’œuvre historiques de la bourgeoisie tunisienne. A la question : que veut-elle aujourd’hui ?, on ne peut donc que répondre : une autre révolution !

* Universitaire.

** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

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