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LA FAMILLE BORGEL DE TUNIS, par Jacques Taïeb

 

LA FAMILLE BORGEL DE TUNIS, par Jacques Taïeb

 

 

L’objet de la présente note est de rectifier certaines erreurs circulant sur internet ou ailleurs sur ce thème. Le phénomène est d’ailleurs plus global et intéresse l’histoire des Juifs du Maghreb dans son ensemble. Notre propos s’articulera selon deux axes. Il contera d’abord l’histoire de cette famille de notables et de lettrés. Il tentera ensuite de cerner son rôle et sa place dans la vie de la communauté juive de Tunis, voire dans l’histoire générale du pays.

Pour ce travail, nous avons mis à contribution des sources écrites (voir bibliographie en fin de texte) et également des archives orales de nature familiale ou autre. Nous remercions en particulier M. Claude Nataf, Président de la Société d’histoire des Juifs de Tunisie, qui nous a fourni de précieux renseignements pour lesquels nous le remercions.

AU FIL DU TEMPS, UNE SAGA FAMILIALE

La famille se réclame d’une ascendance portugaise. Etablie ensuite au Maroc, après l’expulsion des Juifs du pays en 1496 ou plus tardivement, elle aurait migré vers Tunis. Tout cela n’est en rien irrecevable et le départ vers la Tunisie s’inscrit parfaitement dans la marche vers l’est, depuis le Maroc, des lettrés d’origine ibérique (XVIème-XVIIIème siècles). D’autre part, le patronyme Borgel (“l’homme à la jambe” en arabe) ou son doublon Abergel, sont portés par des Juifs d’ascendance marocaine jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, des éléments intéressants vont encore dans ce sens. Descendant, nous-même, en ligne maternelle, de la famille, nous y avons souvent entendu des expressions arabes que les Juifs tunisiens n’employaient pas. Nous nous sommes aperçu, plus tard, après notre installation en France, que ces expressions étaient courantes chez les Juifs du Maroc, dont le fameux bezâf (“en abondance” en arabe).

L’Encyclopedia Judaïca nous dit qu’Abraham Borgel, l’ancêtre, ou l’un des ancêtres, de la famille qui vivait à Livourne au XVIIème siècle (sans plus de précisions) retourna à Tunis fortune faite. Le premier lettré connu fut Nathan Borgel I (pour le différencier de son descendant et homonyme), né vraisemblablement à Tunis au début du XVIIIème siècle, et mort à Jérusalem en 1791, trois années après son accession, en 1788, au poste d’av du bet dinde Tunis, la présidence du tribunal rabbinique et l’autorité suprême en matière spirituelle.

Il travailla avec les lettrés de son temps comme Abraham Taïeb dit Bâbâ sîdî (en arabe “Monsieur mon père”), expression désignant parfois le grand-père. Personnage considérable, Bâbâ sîdî signa en 1741 (il mourut à Tunis la même année) l’accord avalisant la séparation de la communauté de Tunis en deux entités, celle des autochtones ou Twânsa, à laquelle il appartenait, et celle des Grâna (“Livournais” en arabe), dont le signataire fut Isaac Lumbroso (mort en 1752 à Tunis). Ces deux lettrés furent probablement ses maîtres. Il est à noter que les actes officiels du Grâna parlaient de communauté portugaise, car les premiers venus à Tunis, au début du XVIIème siècle, étaient d’ascendance lusitanienne. Il connut et sans doute collabora avec Mes’ûd Raphaël Elfassi, originaire de Fez, auteur d’un traité talmudique en araméen intitulé Michḥa deribbûtâ(“le lumignon des rabbins”), en poste à la tête du tribunal rabbinique en 1773-74, et qui s’éteignit à Tunis en 1775. Plus tard, à la fin de sa vie, il paraît avoir collaboré avec Ouziel Elhaïk auteur entre autres du Michkénôt haro’îm (“les demeures des bergers” en hébreu) ouvrage juridique apportant sur la vie de la communauté juive de la capitale tunisienne au XVIIIème siècle de considérables renseignements. Il écrivit surtout le hoq Nathan[1] (“la loi de Nathan” en hébreu), publiée en 1776, de son vivant, traité talmudique majeur, fortement appuyé sur les réflexions de Maïmonide, extrêmement clair et fort utilisé en Europe orientale.

Son fils, Elie Hay ou vita, né à Tunis en 1760, publia en 1777-78 le Magdenôt Nathan (en hébreu “les cadeaux de Nathan”). La première partie de l’ouvrage regroupe des travaux de son père, la seconde est de son cru. Il s’agit, là encore, d’un traité talmudique. On pensait jusqu’alors, à partir des conclusions de l’article de Rodolphe Arditti, par ailleurs estimable, qu’il était mort à Tunis en 1798. En fait, Ouziel Elhaïk reproduit, dans son livre déjà cité, une haskama ou approbation rabbinique, de 1803, où figure son nom. Peut-être l’avait-il écrite avant 1798, mais Yossef Cohen-Tanugi, une voix autorisée, signale dans son livre Séfer Tôldôt Ḥakhmé Tûnîs, qu’il mourut en 1817 à Tunis. C’est à cette date qu’Isaac Taïeb, autre sommité, lui succéda à la tête du tribunal rabbinique et non en 1798. Ce fut Elie I qui introduisit à Tunis l’usage de prononcer des prières à la mémoire des rabbins fameux (Grâna ou Twânsa) de la cité, à la veille du Yom Kippûr, selon un ordre généralement chronologique, le premier dans l’ordre étant Tsemaḥ Sarfati, décisionnaire célèbre. Les trois fils d’Elie eurent également des carrières rabbiniques et communautaires fort honorables enfin.

Moïse, l’aîné probablement, naquit à Tunis vers 1780. Il mourut dans cette même ville en 1850. Il portait le titre de Sar (“prince” ou “gouverneur” en hébreu). Sans doute était-il un caïd-adjoint au chef de la communauté (le caïd, vraisemblablement Joseph Scemama vers 1830-40, Joseph Bellaïche vers 1850), trésorier-caïd au service du Beylik (l’administration beylicale et l’Etat beylical), et chef de la communauté juive de Tunis cumulait deux fonctions. Il ne faut pas s’étonner de la multiplicité des caïds. Lorsqu’en 1773-74 le rabbin-émissaire de Hevron, le Ḥida, Haïm Joseph David Azoulay, visita Tunis, il y  trouva trois caïds, Josué Cohen-Tanugi qui occupait la magistrature suprême, Abraham Sitbon et Salomon Nataf, qui l’assistaient au service du trésor et de la communauté, portant aussi le titre de caïd.

Joseph I, né à Tunis en 1792, mort dans cette même ville en 1857, philanthrope connu et directeur d’une Yechîva, écrivit surtout un ouvrage totalement atypique sur lequel nous reviendrons. Il y associa son frère Moïse.

Nathan II[2], né à Tunis en 1784 et mort à Tunis en 1873, succéda à la tête du tribunal rabbinique de Tunis à Samuel Sfez en 1867. En fait, de par son âge et sa place au sein du tribunal, il aurait dû succéder à Josué Bessis dès 1860, puis à Abraham Cohen-Itshaqi, président de 1860 à 1864, puis à Samuel Sfez, président de 1864 à 1867, mais il s’effaça, leur reconnaissant de vastes compétences.

La visite, en 1853, d’un voyageur juif du nom de J.J. Benjamin II apporte une petite moisson de renseignements. On y apprend l’existence d’un Salomon Bursil (Borgel) administrateur de la communauté, d’un Nathan Bursil (Borgel) “Grand rabbin” de la ville de Sousse, d’un Salomon Bursil (Borgel) à Tozeur, rabbin de la ville, peut-être établi à titre transitoire. La chronique confirme donc la présence d’une branche de la famille Borgel à Sousse, présence maintenue jusqu’au XXème siècle, mais nous ignorons la date de son installation à partir de Tunis. Autre branche établie à Skîkda, Algérie Orientale et ‘Annaba (Algérie orientale également) et fondée par un frère d’Elie II (un des fils de Moïse) à la veille du Protectorat français sur la Tunisie.

Mentionnons, avant le Protectorat français en 1881, les noms de Juda Borgel de Tunis (fin des années 1860), de Nathan Borgel de Sousse dit Nathan III (vers 1870), de David Borgel, milieu du XIXème siècle, auteur du Kissé David (en hébreu la “chaise de David”) qui descendrait d’un frère cadet d’Elie I appelé Abraham Haïm. Au début du Protectorat, retenons Abraham Borgel mort à Tunis vers 1894, érudit et parent d’Elie II, et Abraham Haïm Borgel, peut-être descendant de son homonyme des XVIIIème et XIXème siècles, et qui écrivit le Hoqé Ḥaïm (en hébreu “les lois de Haïm”). Nous avons soupçon, mais sans certitude, qu’Abraham et Abraham Haïm ne formaient qu’une seule et même personne, descendant de David Borgel.

La période du Protectorat fut avant tout, pour la famille et la communauté juive, marquée par la forte personnalité d’Elie Hay Borgel II, fils de Moïse, le frère aîné de Nathan II et de Joseph I, qui naquit probablement à Tunis au début du XIXème siècle, peut-être autour de 1810, et mourut dans cette même ville en décembre 1898. Il cumula trois titres, celui de Grand rabbin de Tunisie, celui de caïd des Juifs, chargé d’administrer la communauté de Tunis, comme aux temps des Beys, et celui de Ḥakham Bâchî (titre turc), Grand rabbin, titre français du chef spirituel des Israélites, chargé également d’administrer le culte[3]. En novembre 1898, quelques semaines avant la mort d’Elie Hay Borgel, on réforma le tribunal rabbinique désormais présidé de facto par le coadjuteur du Grand rabbin. Caïd des Juifs, fonction très ancienne, maintenue par le Protectorat mais, dans les faits, la suppression du poste de trésorier exercé par le caïd, chargé, en tant que trésorier, de percevoir la taxe de capitation payée par les Juifs de Tunis et de la verser aux autorités beylicales, faisait disparaître une des fonctions du caïd. Aussi, après la mort d’Elie Hay Borgel, le poste disparut, les Juifs, en matière fiscale, étant désormais dans le droit commun. Le titre de Ḥakham Bâchî, enfin, était purement honorifique (il signifie en turc “le savant suprême”), et marquait l’appartenance formelle de la Régence de Tunis à l’empire ottoman. Dans le Levant ottoman, en revanche, le Ḥakham Bâchî, était devenu, au XIXème siècle, chef suprême des Juifs, comme le patriarche orthodoxe l’était pour les Grecs, etc. Le cumul des postes de caïd, de Grand rabbin, et de Ḥakham Bâchî fut un phénomène exceptionnel et sans postérité. Notons enfin que le titre de Ḥakham Bâchî, qui n’avait plus aucune signification sous le Protectorat, disparut aussi à la mort du Grand Rabbin. Avec la mort d’Elie II Borgel disparut donc un chevauchement historique et culturel typique de la période transitoire des débuts du Protectorat.

Elie Hay Borgel eut six enfants dont quatre garçons. L’aîné, Abraham, fut chef de la comptabilité indigène à la Recette générale des finances. Il fonda aussi une  Yechîva à Tunis, assura l’intérim du Grand rabbinat à la mort de son père, fut président de la Caisse de bienfaisance israélite de Tunis en 1898-99, organisme chargé aussi d’administrer le culte. Il fut également, en 1926, Grand rabbin de Tunis, titre purement honorifique. Il est à noter qu’il répugna à se porter candidat au poste de Grand rabbin à la mort de son père car il s’estimait handicapé par son ignorance du français. Ce en quoi il avait tort, car tous les Grands rabbins qui se succédèrent jusqu’à l’indépendance du pays (mars 1956), voire au-delà, n’étaient pas francophones. Il mourut à Tunis en 1928.

Deux autres fils, Isaac et Salomon, n’eurent que des filles et moururent jeunes, faisant tomber leurs familles à la charge du Grand rabbin Joseph II, enfin, notre grand-père, fut enseignant-rabbin. Il exerça en particulier dans la Yechîva dirigée par son frère Abraham. Il eut aussi une activité fournie dans le domaine des chéêlot ûtéchûvôt (questions-réponses en hébreu), c’est-à-dire qu’il répondait à des questions d’ordre juridique posées par d’autres rabbins.

La génération suivante ne disparut pas de la sphère publique, loin de là. Moïse en particulier, fils d’Abraham, fut président du Conseil de la communauté israélite de Tunis avant 1940. Il occupa surtout ce même poste durant la seconde guerre mondiale, fonction particulièrement exposée durant l’occupation allemande, de novembre 1942 à mai 1943, et qu’il assuma courageusement. Moïse, comme son père, fut un haut fonctionnaire (chef de service à la Trésorerie générale). Il eut deux frères dont nous parlerons plus loin.

Elie, fils aîné de Joseph II, né en 1890 à Tunis, mourut à Alexandrie (Egypte) en 1940, et dirigea une agence bancaire dans cette ville ; Léon, né toujours à Tunis, en 1894, mort dans cette ville en 1963, occupa de 1940 au début des années 1950, un poste de Conseiller municipal du village-banlieue d’El Ariana près de Tunis ; Etienne-Nathan, enfin, eut une nombreuse famille qui vit actuellement en Israël.

 

AU –DELA DE LA GENEALOGIE, LES HOMMES DANS LEUR TEMPS

Dès le début du XVIIème siècle Livourne inonda Tunis de livres hébraïques contribuant à la hausse générale du niveau des études talmudiques et autres. Au milieu du siècle, ou peut-être un peu avant, des rabbins talentueux vivaient sans doute dans la cité, mais c’est à la fin du XVIIème siècle et aux XVIIIème et XIXème siècles que se situa la véritable renaissance.

Outre les noms déjà cités dans le fil de notre récit, il faut noter Abraham Cohen dit Bâbâ rebbî (en arabe “notre père le rabbin”), mort à Tunis en 1715, et Tsemaḥ Sarfati, venu de Fez ou de Damas. C’est lui qui codifia à Tunis en 1705 le droit de Ḥazaqa (“possession” en hébreu) qui interdisait à un Juif de surenchérir sur un loyer payé par un coreligonnaire pour l’évincer. Il mourut en 1715 à Jérusalem. Mais, à côté de ces précurseurs, notons les noms de Neheoray Jarmon, originaire de Tripoli (de Barbarie), mort à Tunis en 1760, Joseph Cohen-Tanugi qui vivait à Tunis autour de 1700, Moïse Darmon (XVIIIème siècle) et Mordekhay Barukh Carvalho ((XVIIIème siècle), l’un et l’autre Livournais, tout comme Isaac Bonan, auteur fécond, Abraham Cohen-Itshaqi, mort à Tunis en 1864, érudit et auteur prolixe, et bien d’autres encore.

Les études dans la capitale tunisienne revêtirent un certain nombre de spécificités dont nous donnons ici un résumé très cursif. Premier point, l’intérêt tout particulier porté aux études talmudiques, avec un souci du droit pratique indispensable aux rabbins-juges. Second point, la place relativement modeste réservée aux études bibliques. Troisième point, l’étude des Tôssafôt (“gloses” ou “ajouts” en hébreu), commentaires post-talmudiques tardifs, initiés par le rabbin Rachi de Troyes en Champagne (1040-1105) et ses disciples. Contrairement à d’autres villes du Maghreb, la kabbale, sans être en rien ignorée, n’occupait pas une place centrale. Le pilpûl (“grain de poivre” en hébreu), très en honneur en Europe orientale, était ignoré. Il s’agissait d’un exercice stimulant et artificiel consistant à soutenir avec vigueur deux thèses radicalement opposées. Surtout, l’approche méthodologique des textes avait son originalité dite ‘iyûn Tûnis (“étude” de Tunis ou “réflexion” de Tunis en hébreu).

Dans le cadre de cette renaissance des études, sans être monopolistique, le rôle de la famille Borgel fut, nous venons de le voir, fondamental. En dehors de cette facture classique, l’œuvre de Joseph I tranche quelque peu. Il publia certes un traité traditionnel intitulé Zera’ déyossef (en araméen la “semence de Joseph”), mais comme Josué Bessis plus tardivement, il paraît s’être intéressé à la kabbale. Un autre ouvrage, Vayéqar Yossef (en hébreu “et Joseph rendit hommage” ?), loin de la vie quotidienne du XIXème siècle, se penche sur les droits et devoirs des Cohen et des Lévy aux temps bibliques, sur le service du Temple et sur les sacrifices.

Finalement, la figure de proue de la famille en matière de production littéraire paraît bien être l’ancêtre du XVIIIème siècle, Nathan I. Il est possible, cependant, que ses descendants aient écrit des ouvrages jamais publiés. Expliquons-nous. À partir de 1759, les rabbins de Tunis réussirent, avec beaucoup de difficultés, surtout financières, à faire publier leurs ouvrages. De cette date à la fin du XIXème siècle, cent livres furent imprimés presque tous à Livourne, mais une centaine de manuscrits existent aujourd’hui de par le vaste monde. Peut-être parmi eux compte-t-on des textes de Nathan II, d’Elie II, d’Abraham (XXème siècle) et de son frère Joseph II. Notons enfin le rôle probable de tous ces savants dans la chronique historique orale. Notre mère (Aziza, Alice), fille de Joseph II, se faisait l’écho d’une tradition familiale issue de Nathan I et d’Elie I, selon laquelle la grande synagogue de la Ḥârade Tunis aurait été construite avant le temps des Beys (XVIIème siècle). Or, un article récent de notre ami Avraham Attal prouve que ce temple daterait de l’année 5125 du calendrier hébraïque, soit l’an 1365 du calendrier grégorien, bien avant la présence ottomane.

L’entrée en modernité avec l’instauration du Protectorat ou un peu avant, transforma profondément la vie et les activités de la famille sans les bouleverser de fond en comble.

Les autorités, désireuses d’affaiblir l’influence transalpine en Tunisie, dont la communauté des Grâna était un des fleurons, ne remplacèrent pas le Grand rabbin livournais, Abraham Tapia, à sa mort en 1894. Les Livournais passèrent alors sous l’autorité du Grand rabbin autochtone. On supprima aussi le tribunal rabbinique livournais intégré à celui des indigènes sous forme officielle de fusion. En 1888 on proclama enfin la fusion des deux communautés. Mais les Livournais s’arcboutèrent et les dirigeants de Twânsa tolérèrent l’existence d’une section “portugaise” disposant de 15 % des recettes communautaires. Arrivé au poste de caïd, le Grand rabbin Elie Hay tenta, sans succès, de fusionner les deux entités. Et curieusement, alors que sa position allait dans le sens des intérêts français, les autorités n’exercèrent aucune pression sur les Livournais (sur ce thème voir notre ouvrage Sociétés juives du Maghreb moderne, pp. 57-58). Bien que leurs rabbins s’entendissent fort bien, les deux communautés entretenaient souvent des rapports tendus. Il n’y avait donc dans ce conflit apparemment rien de nouveau. En fait, des innovations se faisaient jour, à savoir l’intervention d’autorités non juives dans la querelle et la volonté jacobine, encore que partielle, de ces autorités, le tout dans un contexte de rivalités coloniales.

Autre innovation, la pénétration, encore que très modeste, au sein de l’administration. Dans l’ensemble, et c’est peut-être le phénomène majeur, les clercs de la famille laïcisèrent leurs activités intellectuelles en conservant par ailleurs des postes de responsables communautaires.

Deux cas sont significatifs, celui de Jacob-Jacques Borgel, frère de Moïse (le petit-fils d’Elie II), qui très tôt s’expatria en France et y demeura, et celui d’Elie, un autre frère, qui lui aussi, avant 1914-18, s’expatria (Amérique latine et France) ; féru de mathématiques, centralien, chercheur, il fut techniquement à l’origine de la construction de l’hippodrome d’Auteuil et à Tunis du palais consulaire, vaste bâtiment situé en plein cœur de la vile. Outre la nouveauté des activités, notons aussi l’élargissement des horizons géographiques.

Dans le cadre de ces assauts modernistes, enfin, notons encore qu’en 1878, lorsque l’Alliance Israélite Universelle fonda son école de Tunis, les deux communautés de la ville, celle des Twânsa et celle de Grâna lui concédèrent une partie des recettes communautaires, conscients qu’ils étaient qu’un enseignement moderne était une nécessité. Au sein des signataires Twânsa figurait le président du tribunal rabbinique, Abraham Haggege, mais aussi Elie Borgel II. Il n’est pas interdit de penser que l’approche relativement rationaliste des rabbins, avant même le XIXème siècle, ait facilité une certaine réceptivité à la modernité.

Dans la galaxie des familles patriciennes (Twânsa) de la cité, largement inscrites dans la durée, celle des Borgel occupe une place importante avec également certains caractères particuliers. Très grossièrement, ces familles étaient au nombre de huit : Les Attal (XVIIIème-XIXème siècles) uniquement liés au monde des affaires, tout comme les Cohen-Boulakia, originaires du Levant ottoman, et peut-être venus à Tunis au XVIIIème siècle ; notons aussi les Cohen-Solal (originaires d’Algérie ?), et plus anciennement encore, des Baléares. Ils fournirent des caïds et des responsables communautaires aux XIXème et XXème siècles. Cinq familles surtout jouèrent un rôle clé au sein des instances communautaires, voire dans la vie du pays.

D’abord celle des Cohen-Tanugi dont la fortune paraît bien dater du XVIème siècle, qui compte des caïds, des responsables communautaires, des lettrés et des hommes d’affaires. En second lieu, celle des Scemama qui fournirent, surtout au XIXème siècle, des trésoriers-caïds au Beylik, mais dont la fortune et le prestige dataient sans doute de la fin du XVIIIème siècle. En troisième lieu celle des Nataf (caïds et responsables communautaires au XVIIIème et au XIXème siècles. En quatrième lieu, celle des Bessis, à l’émergence plus tardive (XIXème siècle) à l’activité économique soutenue et qui, au XXème siècle, prit des responsabilités au sein de la communauté. Les Borgel de leur côté, nous l’avons vu, furent essentiellement des lettrés et des chefs de communauté. Ils paraissent bien s’être relativement appauvris dès le XIXème siècle, sans abandonner leurs responsabilités, appauvrissement sans doute lié à l’abandon presque total de lucratives activités commerciales et financières.

Pour la petite histoire, notons aux XIXème et XXème siècles la multiplicité des mariages entre les Nataf et les Borgel. Le Grand rabbin Elie II épousa Miryam Nataf, ses deux filles furent unies à des Nataf. Deux des sœurs de Moïse Borgel (le petit-fils d’Elie II) épousèrent elles aussi des Nataf. Le fils de l’une d’entre elles, Maya, Elie Nataf, fut une personnalité marquante de la communauté. Président du Conseil de la communauté israélite de Tunis en 1934-38 et en 1947-51. Il fut aussi bâtonnier de l’ordre des avocats de novembre 1938 à 1945, sauf durant le statut des Juifs (novembre 1940-mai 1943). Il occupa enfin le poste de président de l’ORT-Tunisie dans les années 1950. L’ORT (Organisation, Reconstruction, Travail) mit à la disposition des Juifs de Tunis et du reste du pays un réseau d’écoles professionnelles de 1950 à 1974. Finalement, ce rapprochement avec les Nataf fut, semble-t-il, plus lié à une proximité psychologique qu’à des raisons étroitement économiques.

Le dernier, mais pas forcément le moindre, une autre sœur de Moïse Borgel (petit-fils d’Elie II) fut unie à Lucien Bonan, un Livournais, Bâtonnier de l’Ordre des avocats de 1954 à 1956, président de l’UST, Union sportive tunisienne, une équipe de football juive qui, entre les deux guerres, multiplia les succès. Cette union avec un Livournais n’était pas un phénomène anodin. Les unions, en effet, entre membres des deux entités furent rares jusqu’à la fin du XIXème siècle. Ce n’est qu’après 1910-14 qu’elles se multiplièrent. En la matière, la famille Borgel colle donc à la tendance de fond.

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À la tête des communautés et des tribunaux rabbiniques, durant de longues générations, comme d’autres familles patriciennes de Tunis ou d’ailleurs (par exemple Meknès au Maroc), les Borgel furent incontestablement un paradigme en matière d’évolution socio-historique impliqués qu’ils étaient dans la trame événementielle.

Pour conclure, signalons que parfois, curieusement, la famille Borgel est présentée, contre toute évidence, comme appartenant à la communauté livournaise. Peut-être le long séjour de l’ancêtre de la famille, Abraham, dans le port toscan, explique-t-il l’erreur sans la justifier.

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BIBLIOGRAPHIE

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Taïeb Jacques, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500-1900), un monde en mouvement, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000.

[1]La vox populi attribua à Nathan Borgel I un surnom, curieusement celui de son livre, agrémenté parfois d’une variante arabe, haqq Nathan, avec le sens, dans les deux cas, de “Nathan le juste”, construction grammaticalement incorrecte, dans les deux langues, empressons-nous d’ajouter.

[2]C’est à tort que l’article de Rodolphe Arditti (voir bibliographie) le présente comme l’arrière petit-neveu de Nathan I-

[3]Sous le Protectorat français, les actes officiels en arabe désignaient le Grand rabbin par l’expression Raïs el aḥbâr, mot à mot le “chef des savants”. Peut-être, mais nous ne jurons de rien, le terme était-il déjà employé pour nommer le président du tribunal rabbinique de Tunis avant la présence française.

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