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Le 9 Av - Les sept fils de Hanna, par Thérèse Zrihen-Dvir

Le 9 Av - Les sept fils de Hanna

Extrait  du livre "Derrière les Remparts du Mellah de Marrakech"

Thérèse Zrihen-Dvir

 

          

 

 

L'année passa cahin-caha, avec ses hauts et ses bas, puis vint l'été et ses longues vacances, si longues qu'elles semblaient ne jamais tarir.

Je n'ignorais pas le poids que notre activité fébrile représentait pour nos parents - activité rendue très hasardeuse par la chaleur écrasante régnant à l'extérieur de nos demeures.

Bien qu’étant la plupart du temps à court de solutions pour meubler le creux de nos heures libres, nos mères nous interdisaient formellement de sortir sous l’ardent soleil de Marrakech. Grand-mère me traînait avec elle partout où elle se rendait par crainte de me laisser sans surveillance, face à mes initiatives imprédictibles. Elle redoutait, à juste titre, les conséquences de ma formidable et incontrôlable énergie, qui dans de rares occasions se retournait contre moi et parfois même me nuisait.

Quand la fournaise du soleil s'affaiblissait enfin, on ouvrait grand les portes pour asperger les porches d'eau fraîche et rompre la fournaise du sol brûlant. Une vapeur épaisse s'en échappait alors, mâtinée des effluves aigres de terre brûlée.

Grand-mère préparait de la limonade qu'elle nous servait dans de grands verres. Mes copines venaient parfois étancher leur soif devant notre porte et selon l’humeur de mes grands-parents, j’obtenais la permission de me joindre à leurs escapades dans les rues du quartier. Nous étions terriblement curieuses et rien ne nous effrayait, ni ne nous échappait, d'ailleurs.

Au moindre petit esclandre comme celui d'un homme brutalisant sa femme ou son voisin, nous nous précipitions comme des vautours en quête de proie et ne manquions pas une miette de la scène.

Les événements ne tarissaient guère dans notre quartier. Les plus attrayants étaient évidemment les mariages, les bagarres, les naissances mais aussi et malheureusement, les décès. La mort, en dépit de son aspect macabre nous intriguait. L'ambiance déprimante et le noir prédominant donnaient à la scène un accent lugubre. Toutefois, nous les enfants, observions avec vigilance le drame et le rôle tenu par les « acteurs » principaux.

Je n'avais que huit ou neuf ans et le spectacle des femmes endeuillées, se griffant le visage tout en déchirant leurs vêtements noirs, m'horrifiait. Ces femmes, non seulement se lacéraient la peau et tailladaient leurs vêtements, mais aussi, elles dansaient sur un rythme macabre en poussant, de temps en temps, d’étranges petits cris perçants – spectacle que nous trouvions cocasse, en dépit de la désolante tragédie.

Ces tristes pratiques traditionnelles se répétaient aussi durant les neuf jours du mois d'Av, qui commémoraient la destruction du temple de Jérusalem. Personnellement, je ne connaissais rien des évènements marqués par cette date. Nous les enfants, nous nous évertuons à imiter les grands sans trop savoir ni comprendre les raisons qui les contraignaient à agir de la sorte. Selon la coutume, il fallait répandre des cendres sur nos têtes, imiter leur danse ponctuée de petits cris stridents et se lacérer le visage et les vêtements. Nous perpétuons ce folklore sinistre sous les yeux de nos aînés qui négligeaient de nous éclairer sur les sources de ces activités. Nous étions simplement heureuses de les singer et c’est ce qui comptait le plus.

 Je revins une fois chez mes grands-parents, les joues balafrées après une de nos parodies de deuil. Grand-mère me réprimanda et en punition, me priva de toutes les sorties prochaines avec mes amies. Quand elle regagna un peu de son sang froid, je m'approchai d'elle et lui promis de ne plus répéter ces vilaines pratiques.

« Mais Mémé », lui dis-je. « Explique-moi au moins pourquoi les juifs se comportent de cette façon ? »

« Tu es trop jeune pour comprendre les causes de ce deuil. Pourtant, si le fils le plus jeune de Hannah qui n'avait que trois ans lors de son sacrifice, pouvait intercepter la gravité de l’heure, il n'y a aucune raison pour que toi tu n'en sois pas capable », me répondit-elle sur un ton triste.

« Qui était Hannah, Mémé ? » 

« Assieds-toi mon enfant. Nous les juifs, nous ne pouvons ni tourner le dos à notre vérité, ni lui échapper. Ta curiosité naturelle est sans doute mon adversaire le plus farouche. Elle me contraint souvent à partager avec toi des réflexions que je préférerais ne pas aborder, du moins pas avant ton adolescence. Notre passé et ses évènements ont jusqu'à aujourd'hui une grande influence sur nos vies. Je vais donc satisfaire ta soif du savoir en répandant un peu de lumière sur nos origines et les conséquences qui s'en suivirent ».

« Les juifs vivaient autrefois dans un pays lointain appelé Israël. Cette terre fut promise à notre ancêtre Abraham par Dieu lui-même. Pourquoi ce petit morceau de terre fut convoité par tant de conquérants ? Nul ne le sait. Mais des siècles durant, ce pays a été conquis, détruit et reconstruit pour être encore une fois détruit. Sais-tu que le roi Salomon avait érigé le temple sacré de Jérusalem, n'est-ce pas ? »

« Oui, mais j’ignore qui l’a détruit et pourquoi », lui répondis-je en hésitant.

« Après une longue période de lutte et de guerres contre les envahisseurs grecs, la terre d'Israël fut conquise et contrôlée par le roi Antiochos Épiphanes, dont l’intention évidente était de forcer les civilisations de la région à adopter sa religion Hellénique. Les rites juifs comme le Sabbat et la circoncision furent interdits, et les juifs contraints de vénérer les dieux grecs et de sacrifier des porcs au lieu de leurs traditionnelles prières dans le temple sacré. Quelques juifs prirent une part active dans leurs jeux dans les gymnasiums, le symbole grec qui honorait la beauté et la force du corps. D'autres résistèrent farouchement au Hellénisme et trépassèrent après le longues tortures. La légende la plus courante est celle de Hannah et de ses sept fils », me dit Grand-mère, la mine plus sombre qu’une nuit noire.

« Antiochos ordonna à une jeune femme juive et à ses sept fils de se prosterner publiquement devant des idoles grecques. Il interpella l'aîné et le somma de s'agenouiller, mais le jeune homme répliqua sans hésitation, « je ne me prosterne que devant notre Seigneur, l'unique Dieu du peuple juif et ne le ferai jamais devant une idole fabriquée par la main de l'homme ».

« Saisissez-le », hurla Antiochos à ses gardes, « et torturez-le devant les yeux de sa mère et de ses frères jusqu'à ce que mort s'ensuive ». Puis il somma le cadet, certain que le martyr de son aîné annihilerait toute résistance en lui. Mais avant même qu'il ne formulât sa demande, le cadet réitéra la réponse de son frère.

« Je ne me prosternerai jamais devant une idole fabriquée par l'homme, seulement devant l'Eternel, l'unique Dieu du peuple juif ».

« Les gardes le saisirent immédiatement et le torturèrent à mort. Les troisième, quatrième, cinquième et sixième fils subirent le même sort et malgré les terribles souffrances, ils restèrent fidèles à leur foi, sous les yeux désespérés de leur mère. Puis vint le tour du plus jeune des fils de Hannah, âgé seulement de trois ans mais bien conscient du drame qui se déroulait devant lui et de la demande du roi.

« Je vous en supplie », se lamenta la mère, « prenez-moi à sa place, épargnez sa vie, il n'est qu'un enfant ».

Mais, l'enfant sidéra le roi Séleucide par sa réplique : « Je suis bien triste d'avoir attendu si longtemps pour prouver ma dévotion à notre Dieu ».

« Mon fils, va vers ton père Abraham, et dis-lui en ces termes : Tu n’as étreint qu’un seul autel de sacrifice, moi sept. Tu fus l'exemple et moi celle qui l'appliqua », lui murmura doucement Hannah.

Hannah assista impuissante à la torture et à la mort de tous ses fils. Désespérée, elle se jeta du haut des murailles de la ville et rejoignit ses enfants dans la mort.

Grand-mère, complètement perdue dans ses pensées, ne vit point mon visage noyé de larmes.

« Je regrette tant mon ignorance du destin horrible du peuple juif », répondis-je, cherchant à me faire pardonner mon insouciance préalable.

« Ce n'est que la partie visible de l’iceberg, enfant. Il y en a tant, mais je refuse de t'attrister davantage. Je voulais seulement t'expliquer pourquoi le 9 Av, on se couvre la tête de cendres, on fait carême et pourquoi certains d'entre nous se griffent le visage et déchirent leurs vêtements ».

« Je pensais qu'il s'agissait d'un jeu », je répondis. « Pardonne-moi Mémé ».

« Il n'y a rien à pardonner, mon enfant. Je suis désolée d'avoir évoqué le souvenir de ces pénibles événements. Je voulais éviter d’assombrir la joie de ton enfance ».

Ce conte, signifiait pour moi, la capitulation du règne de l'enfance. J'avais quitté l'insouciance et la naïveté de l'âge tendre pour m'échouer sur les écueils de la réalité des « grands ». J’étais bien décidée à ouvrir l'imposant livre de l'histoire de mon peuple et à en découvrir ses origines, sa Bible et son Dieu. L'unique personne capable d'étancher ma soif était Grand-père. D’un pas résolu, je pris la direction de sa chambre.

« S'il te plaît Pépé, parle-moi de Dieu, de la bible. J'ai un besoin affreux de tout savoir », lui dis-je impatiente.

« Je vais devoir t'inscrire à des leçons de bible, je suppose », me répondit-il en caressant sa barbe blanche. « Es-tu bien certaine de vouloir pénétrer ce monde à ton âge ? »

« Oui Pépé, je le veux, s'il te plaît », répondis-je.

« Distiller le savoir est la meilleure méthode d'enseignement. Sinon, on risque de noyer l'élève dans un flot de détails et il oubliera bien vite ce qu'on lui a enseigné. J'ai une meilleure idée, je vais te faire connaître la bible à travers ses contes et ses légendes. Chaque jour, tu recevras une dose d'histoires qui te donnera matière à réflexion. Qu'en penses-tu ? »

« Merveilleux », répondis-je en m’emparant d’une chaise et en m'asseyant. « Grand-mère vient de me raconter l'histoire de Hannah et de ses sept fils qui aimaient Dieu et étaient prêts à sacrifier leurs vies pour prouver leur fidélité au Créateur. Qui donc aimait le Seigneur avec autant de ferveur pour faire de pareilles concessions », lui demandai-je.

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