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Le devoir à faire c’est toi

Kafka (tableau jamais encore exposé, publié avec l’aimable autorisation de l’artiste Richard Weisberg)

Le devoir à faire c’est toi (info # 011207/13) [Analyse d’une œuvre]

 

 

Par Yaël Bensimhoun © Metula News Agency

Il est vrai que ce n’est ni le cinquantenaire ni le centenaire de la naissance de Kafka, mais son 130ème anniversaire. Mais pour une groupie de Franz telle que moi, toutes les occasions sont bonnes pour ramener cet illustre auteur et son œuvre énigmatique au-devant de la scène…

Né à Prague en 1883, au sein d’une famille juive en voie d’assimilation, Franz Kafka, l’aîné de quatre enfants, n’aura vécu que 41 ans. Et cependant, son bref passage sur terre aura marqué de son empreinte la littérature du début du vingtième siècle et, sans l’esquisse d’un doute sensé, pour l’éternité des générations d’écrivains.

Une myriade d’interprétations religieuses, politiques, psychanalytiques ou existentialistes, ont tenté, sans trop de succès, de pénétrer son monde, d’en saisir l’esprit qu’ils ont appelé kafkaïen, lequel, par la définition qu’ils ont donné à cet adjectif, échappe à la raison.

Exercice difficile : le temps et l’espace, quasi-inexistants dans son œuvre, et les personnages, hybrides ou en mutation, échappent à notre perception de la psychologie. Il reste que la méthode critique de Sainte-Beuve, qui prétend qu’une œuvre est d’abord le reflet d’une vie, s’adapte assez bien au cas « Kafka ». Une lecture de plus, donc, pour tenter de percer quelques mystères…

Prague 

                                                                                                                                                    

Du cimetière juif Zizkov où il est enterré, l’ami Franz doit parfois sourire, lui qui a pris un malin plaisir à brouiller les repères, emportant trop tôt dans sa tombe ses secrets et ses angoisses. « Qui suis-je ? Les uns font de moi un écrivain allemand, les autres, un écrivain juif… », écrira-t-il à sa fiancée Félice Bauer.

Juif ? Le mot n’apparait pourtant pas une seule fois dans ses récits. Et cependant, son appartenance au peuple du Livre transpire dans sa prose comme le dira Max Brod, son meilleur ami et exécuteur testamentaire. Brod, à qui nous devons de ne pas avoir cédé aux dernières volontés de Kafka et d’avoir ainsi sauvé des flammes la majeure partie de ses écrits. Entre autres, Le ProcèsLe Château, son journal et sa correspondance, des documents majeurs pour qui s’intéresse à cette frêle silhouette venue de Prague, ville qu’il détestait et qui lui a inspiré tant de cauchemars. Prémonition peut-être. Durant la Shoah, la communauté juive de Prague, l’une des plus importantes d’Europe, fut littéralement décimée. Moins de 4 000 Juifs y vivent aujourd’hui.

                                                                               

Prague. Une ville bien curieuse. En ce temps-là, on y entend bien des langues : la population pauvre parle tchèque. L'aristocratie ruinée s’exprime en français et les Allemands, une minorité puissante, causent en allemand. C’est le cas aussi du microcosme que constitue la communauté juive de la ville, dont est issu Kafka. Prague. Un nom indissociable de celui de l’auteur. Là encore, le nom de cette ville tchèque n’est quasiment pas mentionné dans ses récits. Etrange. Car si on ne peut visiter Prague au fil de la plume de l’écrivain, il n’est toutefois pas un endroit qui ne soit imprégné de sa présence, et cela même, alors que la ville a longtemps rechigné à reconnaitre celui qui fait désormais sa gloire.

 

Outre le musée ou la place qui lui sont dédiés, sa maison natale dans la vielle ville avec son buste accroché à la façade, une statue stupéfiante, construite il y a dix ans seulement, honore tardivement sa mémoire. Chevauchant un homme sans tête ni mains, Kafka, tout de bronze vêtu, y surplombe un square situé à mi-chemin entre la vielle ville chrétienne et l’ancien ghetto juif de Josefov.

 

Mélange des genres ou métamorphose ?

Le choix de l’emplacement est sans doute lourd de signification. Car Franz Kafka, imprégné de culture occidentale, et dont le prénom même est un hommage rendu par ses parents à François Joseph pour avoir fait accéder les juifs à la citoyenneté en 1848, appartient toutefois à deux mondes très distincts. A leur frontière en fait. Sans jamais avoir basculé ni dans l’un ni dans l’autre, le jeune homme y a trouvé le terreau dans lequel son imagination a grandi. Ses peurs aussi, son mal-être.

S’assimiler, changer de nom ou se convertir au christianisme, comme le font à cette époque un grand nombre de familles juives pour accéder plus vite à la réussite sociale, perturbe Kafka. Ses personnages principaux, Joseph K dans Le Procès, ou K., dans Le Château, dont on remarquera que les noms sont effacés – de leur nom ne subsiste que le K ! -, ne parviendront pas à se faire entendre ou à s’intégrer. Ni les services rendus au pays ou la confiance aveugle en sa justice, pour le premier, ni le mariage mixte ou le don de soi dans le travail, pour le second, ne permettront à ces deux K de se voir admis dans cette société à laquelle ils prétendent. Pire, la mort pour les deux est au rendez-vous de leurs tentatives.

 

Dans une autre nouvelle initialement intitulée « Le souci du père de famille », un être mi humain, mi objet, répondant au curieux nom de Odradek, ne peut se déplacer qu’avec une béquille. Cette chose, bobine de fils en forme d’étoile est très embarrassée : ses fils sont cassés et embrouillés, et lorsqu’on lui demande où elle habite, l’étoile répond en riant: « Pas de domicile fixe ». Cette entité, être hybride doté de vie mais sans raison d’être, inquiète le « père ». L’histoire se clôt sur cette interrogation alarmante : Odradek est-il mortel ? Sans faire preuve de grande fantaisie, l’étoile, le peuple juif, un peuple sans terre et désormais sans mémoire, issu du processus de l’assimilation, claudique, vacille et court à sa perte. L’écrivain Bialik et quelques autres esprits éclairés l’avaient aussi imaginé.

 

Quel autre choix que l’assimilation s’offre donc à Kafka ? Doit-on, comme Odradek, oublier ce que l’on est et d’où l’on vient ? Doit-on cesser de lutter ? (La métamorphose).

Le judaïsme mondain, tel qu’il est vécu par ses parents, contrarie lui aussi la quête d’absolu de l’écrivain. Le jeune Franz ne parvient pas à trouver sa place dans cet univers de faux-semblants. Tous ses écrits évoquent en effet cette errance et la fracture dont Kafka souffrira finalement toute sa vie.  

Retour aux sources

Pourtant, un évènement majeur dans la vie de Kafka, en 1911, viendra interrompre le cours de son existence. Sa rencontre avec une troupe de théâtre yiddish provoque une incroyable prise de conscience chez ce Juif de Prague germanisé. Et c’est à cette occasion que Kafka réalise qu’il n’a « hérité que d’un fantôme du judaïsme » (La lettre au père). Car en face des saltimbanques de l’Est, tout imprégnés des traditions ancestrales et du hassidisme, au contact de ces « Juifs authentiques » méprisés par son père, Kafka renoue avec le judaïsme que les siens ont refoulé.

Retrouver ses origines, se reconnaitre soi-même et s’affirmer en tant que Juif est désormais la voie dans laquelle tente de s’engager l’auteur, le chemin inverse de celui parcouru par sa famille.

Nouvelle naissance. Il a alors 28 ans. « Je m’appelle Amshel en hébreu, comme le grand père de ma mère…, un homme très pieux et très savant », déclare-t-il presque en s’en targuant. A qui s’adressent ces mots ? A lui-même d’abord et bien sûr. Aux Juifs honteux ensuite, ces singes savants qu’on a bien voulu sortir de la cage parce qu’ils ont appris à singer les humains, à gommer leurs origines sans jamais toutefois les faire oublier à leurs maitres (Communication à une Académie).

Dès lors, le jeune homme, penseur d’un monde sans Dieu, se met à l’étude de l’hébreu, et lira même plus tard la bible dans la langue originelle, en se concentrant sur les commentaires de Rashi !

L’année 1917 marque encore davantage le tournant qui s’opère dans sa vie grâce à la Déclaration Balfour, lettre ouverte du ministre britannique des Affaires Etrangères du même nom, publiée le 2 novembre de cette année en faveur de l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif.

L’engouement chez Kafka est tel qu’il adhère alors à l’idéal sioniste et se met à étudier l’hébreu assidument, non plus en autodidacte comme auparavant, mais avec des professeurs expérimentés. Dans une lettre envoyée à l’une de ses trois sœurs préférées, l’enthousiasme de Kafka est avéré : « C’est déjà quelque chose de prendre sa famille sur son dos », écrit-il. « Que tant d’hommes la transportent en Palestine, ce n’est pas moins un miracle que celui de la mer rouge ! ».

Quel contraste avec Stephen Zweig , un autre écrivain célèbre, contemporain de Kafka, qui écrivait quant à lui dans une lettre adressée au philosophe Martin Buber, qu’il voyait « … dans le projet de réalisation du judaïsme un recul et un renoncement à sa mission la plus haute », et que « le judaïsme est… destiné à montrer, de siècle en siècle, que la communauté peut exister sans terre, seulement par le sang et l’esprit, par la parole et par la foi ! ».

 

« Par le sang » surtout, comme le prouvera la suite des évènements ! Stephen Zweig et sa compagne mettront fin à leurs jours un sombre soir d’hiver 1942. Atteint de tuberculose, diagnostiquée depuis sa jeunesse, Franz Kafka, lui, en revanche, ne demandait qu’à vivre, mais il n’aura pas le temps, malgré son désir, de rejoindre ses compagnons sur la Terre promise.

Ces derniers moments, il les passe, malgré l’opposition farouche de son père, en compagnie de Dora Dyman, jeune polonaise hébraïsante, restée à peu près fidèle aux traditions de son shtetl (village typique de la vie juive traditionnelle en Europe centrale et de l’Est), et avec laquelle il trouve enfin à la fois, l’amour, la connivence et l’apaisement.

« Je n’ai pas réussi comme les sionistes à attraper le dernier coin du manteau de prière juif qui s’envole » regrettera-t-il avant de s’éteindre au sanatorium de Kierling près de Vienne, le 3 juin 1924, certainement en rêvant les yeux ouverts à la Palestine. Rapatrié à Prague, sa ville natale qu’il n’aura finalement presque jamais quittée, son corps est inhumé dans la tombe familiale du cimetière juif.

Kafka, penseur de son temps

Une parabole bien connue viendra conclure ce court hommage. Il s’agit d’un texte « La porte de la Loi », intégré dans son œuvre capitale Le procès. L’histoire est simple : un homme de la campagne demande l’autorisation au vigile qui se tient là, de pénétrer par la porte qui donne sur la Loi. Le gardien lui répond que c’est impossible pour l’instant et lui en interdit l’accès. Le paysan tente alors de le soudoyer mais le surveillant répond que même s’il lui en autorise l’entrée, il devra se confronter à des gardiens bien plus puissants que lui et à de nombreux dangers.

Une petite phrase simple et étrange de Kafka nous indique la réaction du quémandeur : « l’homme de la campagne ne s’était pas attendu à de telles difficultés ». Il s’installa donc toute sa vie devant ce passage, dans l’attente d’une autorisation. Sur le point de mourir, l’agonisant voit avec stupéfaction le gardien refermer la porte. Comment se fait-il que personne d’autre que lui ne se soit jamais présenté ici ?, demande-t-il encore au bout de ses forces. « Cette porte n’était faite que pour toi », répond avec colère le gardien.

 

Pour Kafka, la fameuse porte s’est déjà refermée. A-t-il réussi à s’y engouffrer avant ? Je le crois volontiers. La peur, les doutes, le sentiment de culpabilité… tous ces démons de l’intérieur que le paysan sur le chemin de la civilisation n’ose pas affronter détournent l’homme de son chemin, le privent de son destin, et l’empêchent d’assumer sa vie.

Tel un visionnaire, Kafka avait cette conscience aigüe des « difficultés » que les hommes et son peuple en particulier rencontreraient à l’aube du vingtième siècle et qu’il a synthétisées par son imagination tourmentée. Est-il mort en paix avec lui-même ? « Kafka se haïssait », répond Ernst Pawel dans une biographie reconnue comme l’une des meilleures à ce jour, « Il se haïssait non pas d’être juif, mais de ne l’être pas assez ».

Sur le mur en face de sa tombe, se trouve une plaque commémorative à la mémoire du poète Max Brod, lui-même enterré en Israël.

Certes, Franz lui a demandé avant de mourir de brûler tous ses écrits. L’ami ne s’y résolut pas et les conservera chez lui. Mais en 1939, Brod fuit Prague et les nazis, transportant avec lui une valise bien précieuse… Les manuscrits qu’elle renferme et qui ont atterri entre les mains de l’assistante de Max Brod, après avoir été enfermés par elle durant près de quarante ans ont finalement été transférés à la Bibliothèque nationale d'Israël au terme d’un procès - clin d’œil kafkaïen s’il en est -, qui aura duré plus de quatre ans, en vertu d'une décision de la justice israélienne de 2012.  

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