Share |

Les belles journées à Hammam-Lif

Les belles journées à Hammam-Lif, par Emile Tubiana

 

            Mon arrière-grand-père Sa'adani nous a quittés quand j'avais sept ans. En ce temps-là il vivait en hiver à Béja et en été à Hammam El Anf (Hammam Elif) dans la maison que son père et son frère lui avaient laissée en héritage. Donc je vais commencer par la vie que j'avais connue quand il était en vie et après qu’il nous avait quittés, afin de vous donner une idée sur le personnage de Sa'adani et sur la vie d'antan. Chaque année, les mois de juillet ma mère, mes sœurs et moi prenions le train pour Tunis et de là vers la ville de plage Hammam-Lif. Une fois, quand j’étais déjà plus âgé, elles étaient parties une semaine avant, sans papa ni moi. Papa travaillait toute la semaine à Béja et le vendredi nous prîmes l'autorail pour rejoindre la famille qui se trouvait déjà à Hammam-Lif.  

 

            C'était la première fois que je restais avec papa, car d'habitude je restais avec maman.  Papa nous rejoignait tous les vendredis soir et reprenait le train de retour le samedi soir. Cette fois-là j'avais préféré rester à Béja et tenir compagnie à papa qui ne voulait pas fermer son atelier durant les vacances. En effet, il était le seul à nourrir toute une grande famille. 

 

            Après une heure et demie de route papa et moi arrivâmes à Tunis. La gare était bourrée de monde, les uns couraient pour rattraper leur train, d'autres se bousculaient pour sortir de la gare. Nous étions trempés de sueur, le train démarrait. Papa n'était pas sûr, s'il fallait attendre le prochain train ou rattraper le train en marche. Il me regarda d'un air désespéré. A mon tour je lui retournai un regard avec un sourire et je me mis à courir vers le train qui roulait encore lentement. Me voyant lancé pour prendre le train, il courut aussi et nous voilà tous les deux sur le marchepied. J'avais eu peur pour papa, surtout qu'il était fatigué après une semaine de travail.  Une année auparavant mon cousin Dédé m'avait appris à prendre le tram et le train en marche.  C’était une habitude de prendre le tram en marche pour ceux qui vivaient à Tunis.

 

            Nous respirions de l'air pur à pleins poumons. Il faisait chaud et papa avait préféré rester sur la plateforme arrière qui était ouverte comme un balcon. Il fumait tranquillement sa cigarette.  De temps en temps la fumée de la cigarette me venait au nez par le vent et par la vitesse du train.  La première station était Djebel Ejloud. J'observais les passagers qui montaient et qui descendaient. Après un bref arrêt le train redémarra et le paysage filait à nouveau devant moi. 

 

            Au bout d'un moment le train s'arrêta encore une fois: « Mégrine! » cria le contrôleur du train. Encore une fois quelques passagers descendaient, personne ne montait. Quand nous arrivions à Radès les passagers qui descendaient laissaient un vide dans notre compartiment. Du coup celui-ci était plus spacieux, papa me fit signe de m'asseoir, mais je préférais rester debout sur la plateforme et respirer l'air qui nous parvenait de la mer et qui gonflait mes poumons.  Quelques minutes plus tard nous arrivions à Saint Germain, une ville au bord de la mer. Sa population se composait de Musulmans et de Français, la ville où les dimanches, Armand mon cousin, le fils de Maurice et de Margot, et moi, qui étions les seuls parmi les cousins qui parlaient bien le français, nous dansions avec des filles françaises de notre âge. Ces bals dansants duraient jusqu’à tard le soir. C’était là dans de telles occasions que j'avais appris les danses comme le tango, le passo-doble, la rumba, la samba, le spirou, le boogie-woogie et d'autres danses de ce temps... Ya Hasra! J'étais à peine plongé dans ma mémoire que la voix gaie du contrôleur se faisait à nouveau entendre: « Hammam-Lif! » disait-il.

 

            Mon cousin Dédé nous attendait à la gare, il aimait être mon hôte. Comme il était plus âgé que moi je lui laissais ce privilège de cousin aîné, sans aucune objection. Ce jour-là il tenait à me montrer la ville et me disait: 

            « Tu vois la montagne à deux cornes, c'est un volcan éteint - on l'appelle le Bou Cornine, mais de là-haut on voit toute la ville jusqu'à la mer! »  En effet Dédé était un excellent nageur et la mer était sa place favorite. Comme j'étais fatigué du voyage, je résistais à la tentation de grimper la montagne, j'avais hâte d'arriver à la maison et voir maman.

 

            Nous traversions la rue de la gare qui coupait la ville de la gare jusqu'à la mer. De loin je pouvais percevoir la couleur bleue de la mer. C’était comme dans une peinture, toute la rue paraissait sur un fond  bleu. Cette couleur si gaie nous attirait vers elle comme les belles fleurs qui attirent les papillons. De temps à autre nous rencontrions des jeunes filles et des jeunes garçons en maillots de bain qui allaient à la plage. Pour moi, qui venait de l'intérieur du pays, de voir les filles en maillots de bain me paraissait une découverte - ceci était inconnu chez nous.  Je lançais de temps à autre un regard furtif vers les cuisses découvertes des jeunes filles aux teints bronzés, papa qui marchait avec nous n'avait pas l'air de suivre nos regards.

 

            Après une courte marche nous arrivions sur la place du marché où Choua, le mari de Hnina, la sœur de ma grand-mère, avait une boutique de légumes et de fruits. Papa et Choua étaient de bons copains, car ils étaient les deux de la classe quatorze et Choua avait perdu un œil pendant la première guerre mondiale. Les deux copains aux armes bavardèrent pour un moment, cette attente nous laissait la liberté d'observer tranquillement les passants. Puis je commençais à être impatient et je priai mon cousin de me conduire chez ma mère, car j'avais peur de me perdre.  Dédé demanda la permission à papa qui la lui accorda sans discussion.   

 

            Les membres de la famille venaient de plusieurs villes. Nous passions tous les étés les vacances à Hammam-Lif.  Une cousine de maman, Bahla, et son mari arrivaient avec tous leurs enfants de Sliman, ma tante Julie, la sœur de maman, venait avec sa famille de l'Ariana, ma tante Marcelle, son mari Lalou (Elie) et leurs enfants accompagnés de ma grand-mère venaient de Tunis, de la rue Sidi Khlef. Mes arrière-grands-parents Rahel et Sa'adani Sa'adoun avaient une chambre qui était réservée pour eux toute l'année, mais ils ne l'occupaient que l'été, ma tante Marcelle avait aussi une chambre qu'elle gardait pour l'année, mais l'hiver elle le passait à Tunis, où son mari Elie travaillait. Ma tante Koukina, la sœur de papa, avait aussi une chambre avec son mari Breitou et ses enfants Dédé, Luluce et Viviane (William et Mamie n’étaient pas encore nés). Cette même maison était celle qu'Albert, le père de Sa'adani avait laissé en héritage. C'était donc une maison pour la famille. Elle abritait à part mes tantes, toutes les filles de Rahel et de Sa'adani pendant les vacances. Il y avait Meha, la grande sœur de ma grand-mère Esther, sa sœur Njamou, la seule qui ne venait pas en vacances avec nous c'était la sœur de ma grand-mère, Ghazala, qui restait à Béja. Son mari Daïdou avait un magasin de tous les produits indispensables pour les fermiers et les paysans, en pleine campagne, à une distance de quarante kilomètres de Béja. Breitou, le seul frère de ma grand-mère habitait à Hammam-Lif dans une maison séparée et à quelques centaines de mètres de la maison de la famille. 

 

            La maison de vacances avait plusieurs chambres donnant sur une grande cour carrée et un préau qui fait le contour intérieur et servait de couloir.  Celui-ci était large d’un mètre cinquante et bordé vers l'extérieur d’une balustrade d'une hauteur d’un mètre vingt.  Au centre de la cour un bassin arrondi avec un  jet d'eau  au milieu ; ce bassin contenait des poissons de différentes couleurs. Dans un des coins il y avait une énorme cuisine qui servait pour toute la grande famille avec plusieurs cuisinières.

 

            Hammam-Lif est une ville de plage et d'ambiance agréable et favorisée par la fraîcheur de la montagne. Les samedis papa nous faisait faire des excursions matinales, plusieurs familles se joignaient à nous ; celles-ci fuyaient la chaleur de la grande ville. En plus, c'était la ville du Bey, le souverain de la Tunisie. Les soirs, sous un ciel clair et aux étoiles enchanteresses, nous profitions d’une douce fraîcheur qui parvenait de la mer en groupes de petites brises. Nous allions à la plage pour jouir de ce vent frais du soir.

 

            Notre grande famille se composait de tantes, oncles, cousins, cousines, grands-parents et arrière-grands-parents. Elle se joignait aux autres familles ; la plupart étaient des voisins de la même rue ou des rues adjacentes à notre rue. Elles arrivaient lentement à la plage, chaque famille selon sa cadence. Il n’y avait pas de distinction entre Juifs, Arabes, Maltais ou Italiens. La rue et la plage étaient les extensions de nos maisons. La plupart des familles étaient chargées de couvertures, de draps, de Kelims, des Hassiras (des nattes en paille) et des Quartalas (coufins) remplis de victuailles et surtout des gargoulettes d’eau. Certains apportaient des instruments de musique, d'autres apportaient des simples appareils qui faisaient de la glace avec du citron et du sucre. Tout le monde s'adossaient à une barrière construite en pierre d'une hauteur d'un enfant, qui séparait la plage de la rue et longeait tout le long de la mer jusqu’à la dernière rue de la ville d’un côté vers Saint Germain et de l’autre côté vers Soliman. Certaines familles allaient vers La Goulette, d'autres vers La Marsa ou vers Carthage. Dans le fond nous étions un peu partout puisque nous avions de la famille dans presque chacune des plages.

 

            A Hammam-Lif des centaines de familles venant de toutes parts de l’intérieur de la Tunisie remplissaient les trains, pour avoir une place dans la ville du Souverain et pour jouir enfin des vacances si longtemps attendues. Chacun selon ses moyens dépensait toutes ses réserves accumulées durant l'année. Nous prenions des couleurs au soleil. Nous nous étalions au bord de la mer nous revenions des vacances avec des cheveux dorés. Ce rythme dure depuis des milliers d'années ; ces peuples, descendants des Berbères, des Phéniciens, des Grecs, des Romains, des Hébreux, des Vandales, des Arabes, des Italiens, des Espagnols, des Maltais et en dernier, des Français, vivent au bord de la Méditerranée et se nourrissent de ses délicieux fruits de mer. Chaque famille occupait sa place près du mur le long de la plage, dans l'ordre de son arrivée et formait un décor naturel qui ajoutait de l'animation à la plage.

 

            Pendant que les parents étalaient les couvertures à même le sable, nous les enfants profitions pour jouer, personne ne nous introduisait. Le fait que nous étions là suffisait pour aussitôt nous entendre ; il n'y avait pas de différence entre origines ou religions, l’harmonie et le respect régnaient entre nous tous. Quand les femmes sortaient les provisions, nous interrompions nos jeux pour nous joindre et partager ensemble notre premier goûter à l'air pur. Parmi les grandes personnes il y avait ceux qui s'allongeaient, ceux qui profitaient pour prendre un bain et ceux qui bavardaient. Maurice, le cousin de ma mère, accordait son luth sous le regard curieux des passants et des marchands ambulants. Quand il était jeune et avait à peine terminé ses études religieuses, son rabbin qui l’admirait, tant il était un bon élève, lui conseilla de marier sa fille, qui était professeur en langues française et anglaise et maîtresse de musique et de piano. Maurice qui avait à peine quinze ans était heureux d’avoir une femme d’une telle compétence et qui était beaucoup plus âgée que lui. Depuis il menait une vie agréable et sans soucis. 

 

            A la plage des amitiés se nouaient durant les vacances. Les jeunes célibataires trouvaient leurs compagnes, les filles sortaient leurs meilleures toilettes pour plaire aux jeunes gens. C'était une occasion de faire des nouvelles connaissances et en maillot de bain l'attraction entre les jeunes devenait plus vive. Les plages offraient des occasions merveilleuses pour de telles rencontres. Sa'adani et Rahel, mes arrière-grands-parents, se joignaient eux aussi, comme un jeune couple. Toutes leurs filles étaient des grands-mères et leur seul fils Albert était le seul qui n'était pas grand-père. Quand j’avais à peine six ans cela m'amusait beaucoup de voir Sa'adani et Rahel marcher lentement. Je faisais plusieurs fois l'aller-retour de la maison à la plage pour leur permettre d'arriver lentement. Pour cela je recevais des compliments comme:

            « Ya' A'tik Essahah » (Que Dieu te donne de la santé) (Bravo) J'étais trop jeune pour comprendre ces expressions, mais je souriais en signe de satisfaction. En fait ces compliments étaient des bénédictions. 

 

            Les chants et les slogans des marchands ambulants qui sillonnaient la plage se faisaient entendre, chacun décrivait les qualités de ses friandises à travers sa chansonnette. Les odeurs des grillades des restaurants de la rue qui longeait la plage se mélangeaient avec celles des briks et des bonbolonais qui nous parvenaient tout chauds par les jeunes marchands. A cela s'ajoutait le goût salé des glibettes et des pois chiches cuits au sable. La soif des jeunes vidait les gargoulettes à peine rafraîchies. La nuit étalait sur nous ses voiles et petit-à-petit, un silence s’installait sur cette plage et permettait ainsi à Maurice de sortir enfin de son luth les sons de ses premières mélodies. Les voisins qui nous côtoyaient s'approchaient petit-à-petit pour mieux écouter. En quelques instants ceux qui étaient assis près de nous, femmes et hommes finissaient par se connaître. Chacun partageait ses provisions avec les autres. Une atmosphère familiale se créait spontanément nous devenions soudain une grande famille. Nous, les enfants nous nous réjouissions encore plus.

 

            Les marchands de jasmin, attirés par la musique sortaient de l'obscurité. Ils s'assoyaient sur la plage, assez proche pour jouir des mélodies qu'ils connaissaient. Aussitôt qu'une chanson se terminait, ils nous tendaient des bouquets de jasmin tressés, en signe de remerciement. Je me souviens lorsque j’étais très jeune à une telle soirée Sa'adani se levait pour se dégourdir les pieds et il disait : « Chah!  Chah!  En Nesma! » (Quelle fraîcheur.) Personne n'a jamais vu Sa'adani prendre un bain dans la mer. Tout au plus, il restait debout juste au bord de la mer et laissait les vagues douces caresser ses pieds. Yerhamou! Nous les enfants mettions aussi les pieds dans l'eau et nous disions ensemble  « Chah!  Chah!  EnNesma ! » Quel Kif!

 

            Les soirées que nous n'allions pas à la plage, on restait en famille. La cour de la maison était en marbre, les femmes de la famille la lavaient tous les après-midi, elle devenait fraîche et agréable, ensuite on étalait des Klims tout autour pour s'allonger et écouter les chants que mes tantes chantaient, on installait près de la balustrade du côté extérieur le piano de ma tante Marcelle, mes tantes chantaient à tour de rôle, Maurice les suivait et les accompagnait de son luth. Ma tante Koukina jouait de la « darbouka » (tambour tunisien) et Lalou (Elie), le mari de ma tante Marcelle jouait du piano. Les jeunes cousines dansaient les danses orientales aux applaudissements des grands. Les femmes plus âgées nous gâtaient de grillades des merguez avec de la Boukha Bokhobza ; ensuite c'était le tour des amandes et des gâteaux orientaux comme Makroud, Roh El Bay, des dattes, des noix, des glibettes etc. Ces soirées nous donnaient l'occasion de chanter ensemble et c'est ainsi que nous  apprenions entre cousins et cousines les nouveaux chants, nous chantions les chants de Louisa Tounsia, d'Ali Eriahi, d'Abdelwahab et de Farid el Atrache et tant d'autres chants.

 

            Dans toute cette grande maison il y avait deux familles musulmanes qui vivaient avec nous et partageaient toutes nos joies, nos ambiances et nos nourritures. Ces familles aimaient beaucoup papa et maman car nous venions de Béja et nous parlions un arabe qui était plus rapproché du leur. Je me souviens encore de Wourida et son mari Salihou, ils avaient une fillette de notre âge qui était amoureuse d'un de mes cousins, mais cela n’était que platonique. Les enfants jouaient ensemble et nos parents avaient des relations de bons voisins, en fait nous étions des vrais voisins.

 

Emile Tubiana

Options d'affichage des commentaires

Sélectionnez la méthode d'affichage des commentaires que vous préférez, puis cliquez sur « Enregistrer les paramètres » pour activer vos changements.

« Ya' A'tik Essahah » et Merci à toi Emile de nous faire (re)vivre de si jolis moments de bonheur ! C'était l'âge d'or de la cité qui, hélas, est aujourd'hui en détresse. Hammam-Lif a besoin de TOUS ses citoyens et particulièrement ceux qui y ont vécu une période de leur vie, pour l'aider à se sortir de son cauchemar.
Khaled

.........................

"mais cela n'était que platonique" lit - on ......hum ! ! !

trop vite dit ! encore une histoire absurde et triste sans doute ......Bon!

en tout cas j'ai passé un super moment à lire ce super souvenir de votre enfance

Publier un nouveau commentaire

CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage.
2 + 10 =
Résolvez cette équation mathématique simple et entrez le résultat. Ex.: pour 1+3, entrez 4.

Contenu Correspondant