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Une œuvre, une vie - Emmanuel Levinas : La légende

Une œuvre, une vie - Emmanuel Levinas : La légende

 

 

Par Sandrine Szwarc, Docteur en Histoire, Professeur universitaire et Journaliste

 

 

 

Emmanuel Levinas est devenu un mythe. Un cycle de conférences lui sera consacré cette année à l’Institut d’Études juives Élie Wiesel. (1) Aujourd’hui, il est de bon ton de s’inscrire dans sa pensée, de le citer, de rappeler avoir assisté à ses cours à la Sorbonne, ainsi qu’à ses conférences prononcées lors du Colloque des intellectuels juifs de langue française ou lors des discussions du Shabbat à l’École normale israélite orientale dont il était le Directeur. 

 

Et même le Président de la République, François Hollande s’est associé au concert des louanges en y faisant référence lors de son premier dîner du CRIF à la tête de l’État. Mais qui se cache réellement derrière cette personnalité hors du commun ?

 

Emmanuel Levinas a vu le jour en décembre 1905 à Kovno, autrement dit Kaunas, une ville de Lituanie, située non loin de Vilnius, autrefois appelée la « Jérusalem de l’Est ». Son père, Jehiel Levyne (Levinas), étant libraire, le jeune garçon put piocher dans son échoppe les ouvrages des grands auteurs de la littérature russe.  La mort de Tolstoï et l’hommage national qu’il suscita en 1910 demeurèrent un des plus anciens souvenirs du jeune Emmanuel. Très tôt, il fut initié à la lecture des sources du judaïsme. Chassé de son domicile en raison des mesures d’éloignement des Juifs durant la guerre de 1914, il fut admis au lycée de Kharkov en Ukraine, surmontant ainsi le numerus clausus imposé aux Juifs. Les cours d’hébreu qu’il reçut en cadeau depuis son enfance ne furent pas pour autant abandonnés.

Après bien des périples, Emmanuel Levinas arriva en France en 1923, à Strasbourg, « la grande ville la plus proche de la frontière de l’Est », selon son expression. Il entreprit alors des études de philosophie à l’université, où il rencontra Maurice Blanchot, qui s’était rapproché de la droite nationaliste, et qui devint son ami de toujours. Puis, il se rendit en Allemagne pour suivre les enseignements des philosophes Edmund Husserl et de Martin Heidegger qu’il contribua à faire connaître en France. Ce fut à Paris qu’il acheva sa formation académique après avoir soutenu en 1930 sa thèse sur La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Avec cette recherche universitaire, Emmanuel Levinas permit de faire connaître en France la pensée de ce philosophe allemand.

 

Naturalisé français la même année, étonnamment, il renonça à passer l’agrégation pour se consacrer à l’Alliance israélite universelle (AIU). Cela peut paraître déconcertant qu’il n’ait pas été tenté de faire carrière dans l’université, mais, pendant des décennies, cet intellectuel fut un ami de l'AIU. Et dès 1934, il entra donc à son service comme attaché au département scolaire.

 

Avec l’arrivée de la guerre en 1940, E. Levinas fut envoyé à Rennes comme sous-officier interprète, avant d’être fait prisonnier. Il passa alors ces terribles années dans un camp de prisonniers en Poméranie où il se consacra notamment à la lecture d’auteurs classiques. À son retour de captivité, il découvrit que toute sa famille avait été massacrée en Lituanie. Sa femme Raïssa et sa fille Simone furent sauvées en France grâce à l’aide de son ami Maurice Blanchot.  Cette période restera pour lui une « tumeur de la mémoire ».

 

Toujours au service de l’Alliance israélite universelle, il devint en 1946, directeur de l’École normale israélite orientale dont il restera jusqu’à la fin de sa vie le charismatique directeur. Pendant près de trente-cinq années, il réussit à allier des responsabilités de directeur à un enseignement de qualité. Par ailleurs, ses cours qu’il donnait régulièrement le samedi matin rassemblaient un vaste public de Juifs et de non-juifs qu’il initia à la beauté de l’exégèse biblique. Il faut avouer que beaucoup d’auditeurs gardèrent un souvenir  de ses cours qu’ils ne comprenaient pas.

 

Sa carrière universitaire fut ténue, ce penseur ne fut que professeur de philosophie dans les universités de Poitiers (1964) et de Paris X – Nanterre (1967). Et il faudra attendre 1973 avant l’obtention d’une chaire à la Sorbonne.

 

Le philosophe a largement initié et marqué de son empreinte l’émergence d’une nouvelle pensée juive. Aujourd’hui, son influence ne cesse de s’accroître sur les milieux de réflexion. Le philosophe développa en effet une manière de faire se rencontrer deux univers a priori dissemblables qu'étaient le judaïsme, un particularisme, et la philosophie, universaliste. Il sut transmettre la philosophia, littéralement l’amour de la sagesse, non plus chasse gardée des philosophes grecs, mais la sagesse qu’enseignaient les Sources du judaïsme. Ce fut ainsi qu’à côté d’ouvrages de nature et de facture plus strictement philosophiques, E. Levinas publia plusieurs recueils d’études sur le judaïsme, notamment la transcription des leçons talmudiques qu’il prononça lors des Colloques des intellectuels juifs de langue française, grâce auxquels il sut faire résonner la pensée juive dans la philosophie grecque. En effet, s’il ne fut pas à l’origine de leur création, Levinas figurait parmi les membres fondateurs du Colloque des intellectuels juifs de langue française, ce rendez-vous mythique de l’intelligentsia juive, et faisait partie du Comité préparatoire chargé d’en choisir le thème chaque année. Dans ce cadre, il prononça vingt-trois Leçons talmudiques dans lesquelles il put donner toute la mesure de sa réflexion sur les sources juives.

 

Par ses réflexions et ses écrits, Emmanuel Levinas explicita le judaïsme aux non-juifs et connut le mérite de révéler le judaïsme authentique à des penseurs de la stature de Maurice Blanchot ou de Paul Ricœur. Et tâche plus délicate, il s’attela à redorer le blason du judaïsme aux yeux de quelques Juifs, parmi les plus instruits, qui s’en étaient, pour une raison ou une autre, écartés, ces fameux Juifs perplexes dont parlaient André Neher.

 

La fidélité à la culture talmudique reçue de son maître, l'énigmatique Monsieur Chouchani, s’alliait, selon lui, à la liberté d’une recherche conduite en proximité des préoccupations de la modernité. Elle ne devait pas inciter à s’enfermer dans le particularisme, mais être ouverte au dialogue. Sa méthode provenait de celle enseignée par son maître : « Pour nous, il a rendu impossible à jamais l’accès dogmatique purement fidéiste, ou même théologique, au Talmud », confiait-il. Avec beaucoup d’humilité, E. Levinas débutait ses leçons en rappelant chaque fois qu’il était venu tard au Talmud, sous la férule de M. Chouchani, qu’il n’était qu’un amateur, « un talmudiste du dimanche ».

 

« Quand la voix de l’exégète s’est tue – et qui oserait croire qu’elle résonne longtemps dans les oreilles des auditeurs – le texte retourne à son immobilité où il redevient énigmatique, étranger, et même parfois d’un archaïsme saugrenu. », disait Emmanuel Levinas qui s’est éteint le 25 décembre 1995.

(1)      Un cycle de conférences de Sandrine Szwarc est programmé à l’Institut universitaire d’études juives Élie Wiesel  du 12 mars au 2 avril 2015 sur le thème : « La libération et la nouvelle pensée juive : Emmanuel Levinas ».

(2)      Renseignements et inscriptions : www.instituteliewiesel.com

 

Liens :

http://www.instituteliewiesel.com/content/la-libération-et-la-nouvelle-pensée-juive-emmanuel-lévinas  

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