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Les tabous de notre communauté

Les tabous de notre communauté

L'érotisme et la sexualité constituent un sujet plutôt occulté dans le judaïsme actuel. Pruderie, gêne, inconfort contribuent à l'évitement d'une dimension importante de l'existence. Pourtant, récemment, sociologues, historiens et anthropologues se sont interrogés sur cette question. Ils ont investigué en profondeur ce thème, explorant à travers documents historiques, romans et autobiographies, les enjeux de la sexualité et ses contradictions dans le judaïsme et la judéité.     Le livre de David Biale, Eros and the Jews, from Biblical Israel to Contemporary America ( Basic Books, 1992), constitue à cet égard une recherche passionnée et passionnante de l'évolution de l'érotisme. Résumons en les lignes de force principales.
Cette histoire commence avec la Bible, un texte qu'il est possible de lire de plusieurs façons: soit comme une affirmation de la signification positive de la sexualité, soit comme au contraire l'expression de sa répression. Le thème des intermariages, de l'adultère et de l'inceste constituent des problèmatiques importantes tout comme la procréation et les codes de pureté. La métaphorisation des relations entre Israël et D. n'hésite pas à employer un vocabulaire érotique, comme le démontre clairement le Cantique des Cantiques.
Le Talmud, qui comprend des textes littéraires et légaux composés sur plusieurs siècles, exprime aussi différents points de vue. Alors que dans la Bible, les préoccupations tournent autour des composantes corporelles et de leurs implications sur le culte, pour les rabbins, le problème se déplace sur la question du désir et de son contrôle sur le corps. Le désir constitue certes une pulsion nécessaire et bonne, mais il peut aussi une force destructrice et négative. Il s'agit alors de trouver une façon de canaliser cette pulsion afin de la mettre au service de l'étude de la Torah et de la procréation, deux valeurs essentielles. Ces perspectives semblent être influencées par des perspectives philosophiques extérieures au judaïsme, qu'elles soient grecques ou même romaines.
Dans le contexte rabbinique, le mariage, à un âge précoce, constitue le cadre le plus valorisé pour canaliser l'expression sexuelle qui, bien contrôlée, permet la présence divine. Le plaisir féminin, clairement reconnu, constitue l'une des originalités du code érotique rabbinique. Cette littérature est aussi encline à discuter des activités sexuelles et à les permettre tant qu'elles ont ont pour objectif la reproduction, mais toujours de façon pudique et avec tempérance.
Entre le XI et le XVIIIe siècles, la sexualité fait l'objet de nouveaux développements liés à l'évaluation des environnements dans lesquels les communautés juives sont amenées à vivre, en particulier le monde achkenaze et sépharade. Plusieurs courants s'y retrouvent. Dans le monde achkenaze, un premier axe de préoccupations porte sur le contrôle du mariage. Les conflits entre parents et enfants quant au choix du conjoint et les relations sexuelles hors mariage, de même que les mécanismes de maintien de la ségrégation entre hommes et femmes font l'objet de nombreux débats. La culture érotique populaire n'hésite pas non plus à s'éloigner des codes rabbiniques. Le thème des tentations sexuelles et de l'adultère est aussi prévalent, en particulier dans le cadre des relations avec les femmes chrétiennes. Pour contrer ces tendances, les autorités relgieuses achkenazes mettent l'accent sur l'importance du plaisir sexuel, en particulier celui de l'homme, dans le cadre du mariage.
Dans le monde sépharade, la convivialité culturelle affirmée entre Juifs, chrétiens et musulmans, colore de façon particulièrement originale l'expression érotique qui se manifeste dans une poésie non religieuse qui n'hésitera pas à traiter de thèmes comme l'homosexualité et la sensualité. Par contre, les philosophes, influencés par la pensée grecque transmise par les sources arabes favorisent une perspective ascétique poussée qui s'accompagne d'une perception négative du corps et de la sexualité.
Le mouvement mystique, tout aussi ambivalent, est néanmoins enclin à bâtir une vision du monde théologique qui emprunte ses référents au lexique érotique. On retrouve dans des textes théosophiques une perspective valorisant le plaisir sexuel pour des raisons eugéniques, mais cette pensée considère surtout la relation sexuelle comme un mécanisme par lequel les émanations divines se conjuguent. Ceci explique l'importance de l'activité sexuelle lors du Chabbat qui représente, au plan cabbalistique, la dixième séphirah permettant la jonction entre le monde surnaturel et les plans inférieurs. L'abstinence est ainsi prônée pour les autres jours de la semaine. Une autre tendance, plus pratique ou extatique, tend au contraire, à considérer la sexualité comme une métaphore essentielle pour exprimer la relation entre le mystique et D. et à rejeter cette activité dans la vie quotidienne.
Suite à l'expulsion des Juifs d'Espagne, l'ascétisme et le renoncement sexuel tendent à se généraliser dans les cercles cabbalistiques, tout comme le recours à des sanctions et à des pénitences en cas de transgressions. À l'inverse, l'hérésie liée au mouvement du faux messie Chabbétai Tsvi, à la fin du XVIIe siècle, mettra de l'avant la thèse de "la rédemption par le péché", ce qui s'accompagna de la déségregation entre hommes et femmes et de la valorisation du libertinage sexuel.
Le mouvement hassidique à ses origines, quant à lui, réaffirme l'importance de la sexualité mais elle est située dans le contexte de la relation entre l'homme et D.. De ce fait les tendances ascétiques des traditions antérieures mais aussi les valeurs antiérotiques semblables à celles que l'on retrouve dans le christianisme sont privilégiées.
À l'orée de la modernité, l'Ére des Lumières entraîne une critique fondamentale des pratiques maritales juives avec la remise en question des mariages arrangés, le rejet des mariages précoces et la reconnaissance du sentiment amoureux. Si la majorité des maskilim maintiennent une perspective conservatrice, d'autres comme Judah Leib Ben-Ze'ev, un poète, reprennent les procédés narratifs du Cantique des Cantiques pour y chanter le plaisir érotique. Des romanciers décrivent aussi les formes de névroses et les insatisfactions sexuelles de leurs personnages.
Plusieurs penseurs du sionisme, préoccupés par l'état physique et affectif des Juifs, associent dans un même mouvement le retour à la nature et la réintégration des fonctions corporelles, sexuelles et sensibles, nécessaire à la création d'un nouvel homme juif extrait des contraintes de l'Exil. Néanmoins, on retrouve aussi les thèmes liés à la sublimation du désir sexuel et au puritanisme qui permettent la construction de la nation moderne.
Dans la culture juive américaine, les tensions et les contradictions dans la sphère sexuelle s'organisent autour des thèmes de l'omniprésence de la mère juive et de la névrose érotique, symbolisée par le personnage d'Alexandre Portnoy dans le roman de Philip Roth ou ceux de Woody Allen traités de façon satirique et humoristique. Le stéréotype de la femme juive, la Jewish American Princess (JAP), exigeante mais érotiquement asthénique, s'inscrit dans un courant mysogyne. Parallélement à la création artistique, la réflexion éthique provenant des milieux religieux et féministes se situe par rapport à l'éthos sexuel dominant qui tend à faire éclater les normes de la tradition, pour proposer, comme l'écrit Biale (p.215), une doctrine " dans laquelle l'esprit et le corps, D. et les être humains, le judaïsme historique et le désir moderne sont finalement réconciliés.[...] Pour tous ces penseurs, l'objectif est profondément américain: réconcilier le Judaïsme avec les courants contem!
porains dans la culture américaine en atteignant "l'extase innocente" de la sexualité sans culpabilité. "
La richesse de l'analyse de Biale-, à laquelle ces quelques pages ne rendent pas justice -et la multiplicité de ses références, montre combien, malgré les apparences, la sexualité a occupé une place importante dans la pensée juive, suscitant polémiques et discussions, expression d'une réflexion vivante inscrite dans l'histoire et les cultures diverses qui ont influencées les communautés juives.

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