"Lou Reed a été mon prophète"
Le journaliste israélien Noah Efron salue la mémoire du leader de Velvet Underground en expliquant pourquoi il fut un modèle pour toute sa génération.
J'ai eu deux éducations juives, l'une dispensée par des rabbins, l'autre par Lou Reed. Walk on the Wilde Side est sorti deux semaines avant ma bar-mitsva et j'ai acheté le 45-tours avec l'argent que mes parents m'avaient autorisé à prendre sur celui qu'on m'avait donné, avant de le placer "pour l'avenir." J'ai mis le disque sur lecture automatique et je l'ai tellement passé en boucle que les paroles me viennent encore facilement quarante ans après.
Pour un gamin fréquentant une yeshiva [centre d'études de la Torah et du Talmud], le monde haut en couleur que décrivaient ces textes était magnétique, tour à tour fascinant et répugnant. "Holly est venu de Miami, Floride / A traversé les Etats-Unis en stop / S'est épilé les sourcils en chemin / Rasé les jambes et est devenue elle." Allongés sur le dos sur mon épais tapis, mes amis et moi analysions la chanson avec une rigueur talmudique, repérions les allusions et décodions les références. Ce n'était pas la confusion des sexes (ni le sexe, ni les drogues) qui nous laissait pantois – nous avions quand même 13 ans et nous avions appris quelques trucs dans la cour de récréation –, c'était l'acceptation de Reed de tout cela, son affection sans artifice pour les phénomènes, les junkies et les marginaux.
Le contre-juif
Bien entendu, ce qui changeait tout pour des buchers [élèves d'une école talmudique] comme nous, c'est que Reed était juif. Il devint notre contre-juif. Le judaïsme de nos rabbins était le judaïsme de l'obéissance aux règles, Reed était un juif qui violait les règles. Le judaïsme de nos rabbins était une école de maîtrise et de négation de soi, Reed chantait des chansons d'amour à l'héroïne. Dans notre judaïsme, l'important c'était la tradition, pour Reed c'était l'originalité. Le judaïsme que nous connaissions enseignait la rectitude, Reed n'en avait rien à foutre. Notre judaïsme snobait toute personne au-delà des quatre coudées de notre monde étroit, Reed adorait les travestis.
Il ne m'a pas fallu longtemps pour m'apercevoir que Reed n'était pas le seul. Alors que j'étudiais sa production antérieure et tombais éperdument amoureux de Velvet Underground, j'ai découvert d'autres contre-juifs comme lui : Lenny Bruce, Bob Dylan, Abbie Hoffman, Ellen Willis, Philip Roth, Shulamith Firestone, Allen Ginsberg et beaucoup d'autres. Par une étrange alchimie, Reed et ces gens avaient transmuté ma tradition implacable en musique, humour, fantaisie, poésie, prose et surtout passion.
Ma vie a été sauvée par le rock'n'roll
Le grand sociologue Max Weber a écrit que les religions étaient dominées par les prêtres et les prophètes : les prêtres veillaient au maintien du statu quo, les prophètes le pervertissaient. Lou Reed a été mon prophète. Il m'a montré que les règles sont faites pour être violées autant que pour être suivies, que les traditions sont faites pour être bouleversées autant que pour être préservées, qu'on peut prêter allégeance au bizarre et à l'étranger autant qu'au familier et au familial et qu'on peut apprendre du péché comme de la vertu. Il serait exagéré de dire que j'ai passé quarante ans à essayer de trouver l'équilibre entre les rabbins et Reed, mais à peine.
En ce moment, quelques heures après l'annonce de sa mort, il semble juste de dire que grâce à Lou Reed ma vie, comme celle de tant d'autres personnes, a été sauvée par le rock'n'roll.
| NOAH EFRON
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