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Lucette Valensi, la fille de Tunis

Lucette Valensi, la fille de Tunis

 

 

par Daniel Bermond 

 

 

 

Son parcours comme ses recherches conduisent sans cesse cette historienne à passer les frontières, d'un rivage à l'autre.

Réhabilitons l'anachronisme, tout au moins faisons-en un usage raisonné. Lucette Valensi ne se l'interdit pas, elle le revendique même. Ce que Lucien Febvre qualifiait de « péché des péchés, le péché entre tous irrémissible », la faute la plus grave que puisse commettre un historien, elle se permet d'y succomber. Au nom de l'histoire, justement, et de la mémoire. Elle s'en explique dans son dernier livre, Ces étrangers familiers Payot, consacré à la présence musulmane en Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Car dans le sort des morisques d'Espagne, ces anciens musulmans convertis au christianisme, expulsés en 1609 par la royale décision de Philippe III au motif que la pureté de leur sang n'était pas suffisante, l'historienne voit en transparence le sort fait aujourd'hui à la population immigrée en Europe et les scènes de xénophobie qui s'y produisent.

« Comment des gens du XXIe siècle peuvent-ils penser encore comme Philippe III il y a quatre cents ans ? Comment peuvent-ils recourir aux mêmes arguments ? Cet anachronisme-là me convient. En vieille habituée des archives, j'ai été confrontée à des textes d'une rare violence, parfois écrits par des partisans de l'expulsion des morisques, qui décrivaient ces cohortes de malheureux fuyant à pied ou en charrettes. S'est opéré en moi un "choc en retour" - j'emprunte l'expression à l'historien américain Michael Rothberg - qui me renvoyait à la figure les images de ces peuples déplacés dans l'ex-Yougoslavie ou les brimades de toutes sortes que d'autres, ailleurs, continuent de subir. »

Ce livre n'est pas un pamphlet. Il revient sur une histoire que nous avons perdue de vue parce que nous croyons vivre un temps inédit. A travers les morisques et tous ces Arabes et Turcs, prisonniers, galériens, esclaves, certains devenus chrétiens, dont Lucette Valensi retrace les trajectoires étonnantes, c'est l'islam qui s'invite à la table de l'Europe des Habsbourg et des Bourbons. Les disciples du Prophète, assimilés aux souvenirs cuisants de deux siècles de croisades, ne se sont pas intégrés, ou si mal, dans une société qui les a rejetés.

Née à Tunis, où elle a grandi dans le quartier juif dit « Lafayette », Lucette Chemla a conservé un attachement à la tradition et à la culture juives, même si ce fut toujours dans une perspective laïque. Elle a écrit, avec Nathan Wachtel, Mémoires juives Gallimard, 1986, un joli livre où se mêlent témoignages de juifs sépharades et ashkénazes. Elle a vécu dans un pays dont elle a toujours parlé la langue. En famille, on s'exprimait en français, mais dans la rue et avec les employés de maison, en arabe exclusivement. « Pas à l'école, c'était considéré comme une faute de goût ! » Toute la richesse du foyer provenait bon an mal an d'une entreprise de céramique dont elle a conservé de jolis témoignages à motifs turco-persans dans le salon de l'appartement qu'elle occupe aujourd'hui avec son mari, l'islamologue Abraham Udovitch, au coeur du Quartier latin.

Jacob, son grand-père, fut à l'origine de l'épopée des Poteries Chemla. Ce curieux aïeul s'est aussi illustré par la traduction duComte de Monte-Cristo en judéo-arabe - un arabe dialectal écrit avec des caractères hébreux. Le fils de Jacob le père de Lucette a repris l'affaire. Elle-même, sa scolarité achevée au lycée de jeunes filles Jules-Ferry, aurait pu poursuivre dans cette voie si elle n'avait échoué - opportunément - au concours d'entrée d'une école de dessin à Paris.

Convertie au marxisme au sortir d'une crise religieuse et sous le choc du « coup de foudre intellectuel » que fut la lecture de Marc Bloch et de Fernand Braudel, elle s'oriente finalement vers l'histoire. « Ardente communiste », auditrice exaltée de Radio Moscou, elle se trouve vite en dissidence par rapport au PCF sur la question algérienne. Si la rupture définitive n'intervient qu'en 1968, la jeune agrégée s'agace du suivisme du parti de Thorez qui tarde à exiger l'indépendance de la colonie.

Entrée en contact avec des nationalistes algériens réfugiés en Tunisie, elle compte parmi ses élèves, à Tunis, des enfants de combattants du FLN. De passage à Paris à l'automne 1961, elle prend part, enceinte, à des manifestations, défiant les matraques des policiers et leurs capes plombées. « Rien d'héroïque », résume-t-elle avec modestie, mais suffisamment pour qu'elle soit rappelée en métropole peu avant la fin de la guerre.

Aux côtés de son premier mari, mort à 34 ans, dont elle a gardé le patronyme, Lucette Valensi vit, à Paris, au rythme des aléas du militantisme. « Je n'ai pas porté de valises, je n'ai pas signé de pétitions, je n'ai assisté qu'à quelques meetings », se défend-elle presque. Seulement, au début de la décennie suivante, au plus fort des protestations contre le conflit au Vietnam, sa 2 CV sert à transporter secrètement les archives de la Ligue communiste, et elle abrite chez elle des opposants tunisiens à Bourguiba. Sous la frêle silhouette, de l'énergie à revendre.

Pendant ce temps, elle progresse dans sa carrière par ses travaux de recherche, son enseignement, la grâce d'heureuses rencontres. Elle n'a pas encore soutenu sa thèse sur les fellahs tunisiens que Marc Ferro lui met déjà le pied à l'étrier en lui suggérant le livre qui va la faire connaître, Le Maghreb avant la prise d'Alger. Deux comptes rendus dans Le Monde la sortent de l'anonymat. Et la voilà embarquée dans l'équipée des Annales, dont Marc Ferro assure le secrétariat de rédaction poste qu'elle occupera à son tour en 1978. Elle y apporte, l'air de rien, cette qualité de lumière venue de l'autre côté de la Méditerranée.

D'ailleurs, depuis quarante ans, de titre en titre, inlassablement, la fille de Tunis « passe [son] temps à passer les frontières », d'un rivage à l'autre. Entre Maroc et Portugal avec Fables de la mémoire ; entre Adriatique et Bosphore dans Venise et la Sublime Porte ; entre l'Europe napoléonienne et la Tunisie avec Mardochée Naggiar, enquête sur un inconnu ; entre les légendes orientales et l'art occidental avec La Fuite en Égypte ; et aujourd'hui entre l'Europe classique et le reste de la Méditerranée, avec Ces étrangers familiers...

C'est sans nostalgie qu'elle revisite son parcours. Un beau parcours, du CNRS à l'École des hautes études, sans oublier Berkeley, où elle croise l'insondable Michel Foucault et le chaleureux Michel de Certeau. En 1999, Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale lui confie la tâche de concevoir un Institut d'études de l'islam qu'elle dirigera aidée de Gabriel Martinez-Gros, qui restera son complice. Au reste, la nostalgie n'habite guère Lucette Valensi, pas davantage lorsqu'elle retourne au quartier Lafayette de Tunis et qu'elle s'y voit « comme une pièce d'archéologie dans une lumière et une architecture qui n'ont pas bougé mais au milieu de gens qui ont tout oublié de l'histoire de ces lieux ».

Une inquiétude cependant. Si elle a vécu dans l'euphorie le « printemps arabe », les dérives fondamentalistes des nouveaux régimes en Tunisie, en Égypte et peut-être ailleurs la minent.L'Islam en dissidence, écrit avec Gabriel Martinez-Gros en 2004, fait écho à cette inquiétante évolution. Le traitement subi par le doyen de la faculté de Tunis Habib Kazdaghli, un de ses amis, traîné en justice sous le prétexte qu'il aurait malmené une étudiante en burqa, et dont les bureaux ont été saccagés par un commando salafiste, la plonge dans l'épouvante. « Quelle direction vont prendre ce pays et ses voisins ? »

Sans doute pense-t-elle au tableau que faisait le chevalier d'Arvieux de la Tunis du XVIIe siècle, où il avait séjourné et dont elle reproduit le témoignage dans son dernier ouvrage : « Car Tunis est un pays de liberté, la religion n'y gêne personne, on prie Dieu quand on veut, on jeûne quand on ne peut faire autrement, on boit du vin quand on a de l'argent, on s'enivre quand on en boit trop, et qui que ce soit n'y trouve à redire. » Anachronisme ?

Par Daniel Bermond

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