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LUCIEN RUMANI - Un autre temps viendra - La Goulette

LUCIEN RUMANI

 

un autre temps viendra

 

Roman

 

….....La Goulette

 

   Les enfants des familles pauvres du quartier, en majorité juives ou immigrées méditerranéennes, occupaient leurs vacances en jeux de rue. Les veinards quant à eux se la coulaient douce à la campagne, au bord de la mer ou en voyage.

   Les derniers jours d'école, sans même lire les ultimes corrections, sitôt les cahiers récupérés, une couverture enroulée en guise de sarbacane et les pages coupées en quatre pour en faire des cornets, nous démarrions d'amusantes guéguerres de fléchettes qui ne cessaient qu'à l'épuisement des feuilles. Les plus effrontés visaient les passants aux cheveux. Garnement à mes heures, je fixais à la pointe de mes projectiles une épingle de couture pour viser sans vergogne les fesses des passantes, jeunes et jolies de préférence. Variante méprisable certes, mais à chaque coup au but les cris de mes victimes déclenchaient une telle hilarité chez mes copains que cette méchante idée me semblait des plus amusantes.... jusqu'au jour où une championne de course à pied me rattrapa sans peine, me ficha une raclée mémorable. Mes potes ne riaient plus, ils s'esclaffaient et me huaient !  

  

   Sous le balcon de la clinique du docteur Saül, le parjure qui refusa de me plâtrer la jambe, nous fîmes d'un mur bien placé le point de ralliement de nos jeux de ballon, de chat perché, ou même de prison quand nous jouions aux gendarmes et aux voleurs. Les équipes tirées au sort, nous inversions les rôles après chaque libération, quand un voleur quittait la prison, touché par ses équipiers malgré la défense des gendarmes. Tous s’enfuyaient alors en hurlant !

- Dééé......livré ! Dééé......livré !

Pour sûr, notre chambard incommodait fort les patients  du docteur. Aussi nous balançait-il force seaux d'eau pour nous faire déguerpir, encouragé dans cette pénible tâche par l'entrain et la vocifération de ses employées. Lassés, nous changions de jeu quand des calèches passaient à proximité, sautant alors sur la barre arrière de l'essieu pour balader gratis, mais... gare aux resquilleurs si un jaloux alertait le cocher en criant.

- Courrie...ez ! Courrie...ez !

Nous dégagions alors en catastrophe sous une pluie inévitable de coups de fouet.   

   Un jour de malchance, un tombereau passa tout près de notre mur, transportant de gros sacs en toile de jute cerclés de rubans métalliques, d'où s'écoulait un mince filet de sucre. Laissant les gendarmes et les voleurs à leurs courses folles, je grimpai prestement sur la carriole pour me gaver de cette manne miraculeuse, quand le charretier prévenu par le cri fatidique fit claquer son fouet. Je m'éjectai d'urgence, hurlant de douleur. Un cerclage mal ajusté m'avait déchiré la cuisse sur plusieurs centimètres. Pissant le sang, je m'en retournai penaud à la maison où une beigne tonitruante me dissuada de courir après les carrioles sans discernement. J’eus beaucoup de chance dans mon malheur, ma vilaine plaie ne s'étant pas infectée bien qu'elle me fit beaucoup souffrir, passant du bleu noirâtre au jaune purulent pendant des semaines, en l'absence de tout soin médical. Merci la Providence !

  

   D'autres jeux, heureusement moins périlleux, occupaient notre oisiveté estivale. On dessinait par exemple à la craie sur la chaussée un grand serpent avec des boucles et des cases. De pichenette en pichenette, chaque joueur poussait sa piécette de la tête à la queue du reptile. Les maladroits qui la faisaient sortir latéralement repartaient évidemment de la case départ et le plus habile à atteindre l'extrémité du serpent raflait toutes les mises. Malgré notre jeune âge, les jeux d'argent étant très populaires dans tous les milieux tunisiens, nous allions ensuite jouer au sort toutes les piécettes, contre de délicieuses petites meringues que des marchands ambulants vendaient à la sauvette.

- France ou arabe ?

Pour pile ou face. Les jours de chance, on se gavait de  délicieuses friandises multicolores, n'arrêtant que quand tous les picaillons étaient perdus ou si un flic irascible faisait déguerpir les marchands encore plus vite que les joueurs, démolissant quelquefois les tréteaux de meringues à coups de pied.

   De sportives parties de ballon prisonnier, courant comme des dingues malgré la chaleur suffocante, occupaient nos après-midis quand nous étions suffisamment nombreux,  sinon nous jouions une heure ou deux à un jeu mettant notre habileté à rude épreuve. Un quart de feuille de cahier pliée en accordéon, passée dans un sou troué formait un volant maintenu en l’air le plus longtemps possible à coups de pied répétés.

   Le moins amène mais le plus populaire de nos jeux de rue se jouait avec un osselet que les bouchers nous offraient bien volontiers. Nous l'appelions jeu de la fatsolette, probablement par déformation de fazzoletto, mouchoir en italien. L'osselet jeté au sol fixait la suite des réjouissances, suivant la face sur laquelle il tombait. Une face était perdante, l'autre invitait à rejouer, la troisième couronnait le roi et la dernière ravalait au rang de bourreau, l'exécuteur des basses œuvres qui nouait l'extrémité de son mouchoir. Les plus vachards serraient très fort et mouillaient même leur tire-jus pour rendre leurs coups plus douloureux. Plus on étaient de fous, plus on se marraient. Le roi du moment ordonnait au bourreau la partie du corps et le nombre de coups à administrer aux malchanceux qui tiraient la face perdante. Gare aux tortionnaires qui avaient abusé d'un pouvoir éphémère contre un joueur quand ce dernier devenait à son tour roi ou bourreau ! On réglait nos comptes, moquions les moins stoïques qui pleuraient, finissions souvent nos parties frénétiques en pugilats généralisés !

  

   J'aurais tellement aimé avoir une petite sœur qui aurait adouci l'ambiance familiale ! Les filles, hélas confinées chez leurs parents ne jouaient jamais avec nous. Le voisinage d'une jolie brunette m'emplissait de joie quand on lui permettait ma compagnie platonique, sa fenêtre faisant face à la mienne. Elle me changeait de la rudesse de mes camarades, me présentait une à une ses poupées aux prénoms italiens, me racontait des histoires comme à guignol, exhibait ses nombreux jouets rangés dans un grand coffre sur lequel elle s’asseyait gracieusement. Une voix forte de baryton mettait fin à nos jeux. 

- Basta Franca, chiudi !

Çà  suffit  Franca,  ferme. Et nos jeux cessaient. La brunette s’évaporait en me gratifiant discrètement d'une bise de la main et d'un beau sourire. J'avoue avoir envié sa corne d'abondance, un vrai trésor comparée à quelques billes, une toupie et un lance-pierre confectionné de bric et de broc ! Ma mère ne fêtait jamais nos anniversaires. Si je quémandais un cadeau, elle m'envoyait inévitablement dans les roses. Même Alphonse son petit préféré était logé à la même enseigne.

- Iézi be rkèkè !

Arrête d’être antipathique me rudoyait-elle dans un sabir qui devenait insupportable. L'enfance passa sans amour... !        

  

   Ma mère ne manquait pourtant pas d'imagination. Enfants, elle nous emmenait au cinéma, improvisait des commentaires farfelus devant les photos des films, nous faisait accroire qu'il n'y avait rien d'autre à voir. Son subterfuge partait d'un bon sentiment. À ce prix là, on allait souvent au cinoche ! 

   Des années plus tard, dans un vieil immeuble tout près de la maison s'installa le Cinéma Star,une petite salle minable aux fauteuils éculés, le sol jonché de pluches de glibettes, graines de courges grillées dont les tunisiens étaient friands. La porte de sortie des spectateurs toute vermoulue, se trouvait dans une ruelle discrète derrière l'avenue de Londres. Nous agrandîmes l'un des trous qui faisait face à l'écran, regardions en clignant de l’œil, commentant en sourdine le film à un copain qui faisait le guet avant d'échanger nos rôles. C'était gratis mais très inconfortable. Au générique, nous filions dare-dare avant la sortie des spectateurs non sans avoir rebouché le petit trou à la mie de pain.   

   Le cinéma Star passait plus de films égyptiens que de films de Tarzan ou de cow-boys.Mes camarades de resquille n'aimaient pas ces mélodrames sous-titrés, semblables aux productions bollywoodiennes. J’écarquillais quant à moi mon œil le plus valide étant hypermétrope de l’autre, pour contempler ces images d'orient qui me fascinaient.

   De superbes danseuses me rappelaient les odalisques du hammam ! Elles s’éreintaient en arabesques folles, vêtues de deux pièces et de voiles multicolores, faisaient virevolter leurs longs cheveux en tous sens, leurs ventres dansant avec une agilité déconcertante que j'essayais en vain d'imiter, rythmaient langoureusement les musiques envoûtantes de leurs poitrines généreuses et agiles, endiablaient leurs bassins de saccades suggestives. Au sommet de la gloire, Farid El Atrache et Samia Gamal, rois égyptiens du chant arabe exprimaient autant l'amour que la passion avec d'inimitables voix de velours, pendant que les odalisques déchaînaient leurs prouesses sous de fréquents youyous et des applaudissements hystériques, dans la salle comme à l'écran.

   Hélas, la resquille cessa quand les gamins du quartier découvrirent l'arnaque. Ils devinrent nombreux à vouloir en profiter. Leur chahut gênant les spectateurs, le machiniste posa une plaque métallique à l'intérieur de la porte au petit trou, nous privant ainsi des joies du septième art.

  

   En plus de sa cinéphilie et de son goût immodéré pour la promenade, ma vaillante mère aimait les bains de mer malgré ses rondeurs et sa petite taille. L'été, elle nous organisait de joyeux dimanches au bord de la belle bleue, nous traînait tôt le matin avenue Jules Ferry au T.G.M. Tunis-Goulette-Marsa, un petit train omnibus tout blanc qui partait de Tunis pour rejoindre la Marsa en passant par la Goulette. Je le baptisai le Petit Train Bonheur. Il longeait le canal de Tunis, croisant souvent des paquebots venant de Marseille, le Ville de Tunis, le Ville d’Alger ou le Kairouan, géants des mers qui me semblaient gigantesques. Sous un beau ciel d'azur reflété par une mer d'huile, aux abords de la Goulette, les paquebots prenaient le large vers la haute mer, semblant longer le djebelBou-Kornine qui domine le golfe de Tunis.Ce massif calcaire de la dorsale tunisienne tirait son nom de ses deux cornes en forme de cratère. Les yeux émerveillés, ma mémoire grava à jamais ces rares moments de joie intense.

   Encombrés de bagages, nous portions qui un sac, une vieille couverture ou un couffin débordant de mangeaille. Les voyageurs se serraient les uns contre les autres aux heures de pointe comme des sardines, dans une chaleur et une promiscuité étouffantes. Pendant untrajet particulièrement encombré,je me retrouvai nez à nez avec une jeune tunisienne drapée de la tête aux pieds d'un séfsèri, drap blanc traditionneldont quelques musulmanes se voilaient encore de la tête aux pieds, malgré l'émancipation décrétée par le Président Bourguiba. Ses beaux yeux noirs de biche ourlés de khôl me fixait intensément. Serrés l'un contre l'autre, elle stimula ma virilité à mon corps défendant alors que le train finissait à peine d'avaler son premier kilomètre. Le sourire égrillard, elle se saisit délicatement de ma main, la porta à son intimité. Elle était nue sous son voile. Surpris et inquiet, je me laissai faire, charmé par son regard de feu, ses contorsions imperceptibles et la douceur de soie que je sentis au bout de mes doigts. À mon grand regret, les joues écarlates et le membre apoplectique, je ne revis plus la belle qui me gratifia d'un sourire coquin en descendant du train, me salua gaiement d'un geste rapide dès qu'il reprit sa course.

  

   Les différentes communautés de la ville avaient chacune sa station balnéaire de prédilection, les siciliens au Kram, les maltais à Salammbô, les frankaoui à Carthage ou à Sidi Bou Saïd. Les juifs aimaient quand à eux se retrouver à la Goulette ou à l’Aéroport pour les plus aisés. Pourtant, ma mère préférait la plage de la Marsa dont les maisons du bord de mer étaient pourvues de fenêtres barreaudées permettant de fixer notre vieille couverture en guise de parasol. Elle ponctuait nos baignades d'engueulades, craignant les coups de soleils que nous ne manquions pas d’attraper.

    Notre jeu favori après les bains de mer, les ricochets et les châteaux de sable consistait à piéger les promeneurs. Planqués à bonne distance du trou que l'on avait creusé, masqué de papier journal saupoudré de sable sec, nous attendions qu'un gogo s'y prenne les pieds. Nous filions à fond de train en riant aux éclats chaque fois qu'un quidam tombait en vociférant.

   Un jeu moins espiègle mais tout aussi rigolo piégeait les passants cupides qui tentaient de s'approprier notre attrape-couillon, un vieux porte monnaie fixé à un fil de pêche camouflé dans le sable. Ils scrutaient discrètement les alentours, plongeaient la main vers le porte monnaie soudain devenu baladeur. On tirait délicatement sur le fil, le profiteur insistait, nous tirions encore en nous esclaffant, déguerpissions finalement au pas de course en traînant notre appât derrière nous pour recommencer un peu plus loin notre manège de farceurs impénitents.

  

   À notre grande surprise ma mère annonçât que dès l'été prochain, nous n'irions plus à la Marsa mais à la Goulette.  Changement surprenant car les barreaux pour accrocher notre vieille couverture étaient indispensables. Elle avait trouvé bien mieux en concluant uncurieux marchéavec sonboucher du Bahri, heureux propriétaired'une étable à la Goulette, comptant un cheptel d'une quinzaine de vaches, un cheval, quelques poules et un énorme coq qui claironnait fièrement sa virilité dès les premières lueurs du jour. Le canasson disposait en hiver d’une grande stalle de trois mètres de côté avec une mangeoire le long d'un mur. Derrière l'étable, un auvent à la belle saison lui servait d’abri. Ma mère s'engagea à louer au maquignon la stalle du cheval pour tout l’été contre une bouteille d'un litre, pleine de petites pièces jaunes. Grâce à cette idée lumineuse, nous passerions nos week-ends à la plage, comme des riches ! Des paillasses pour le couchage jetées à même le sol, roulées dans la journée, la mangeoire pour le rangement et ce serait parfait.

   Ma mère me faisait ses habituelles recommandations de repérer les prix les plus bas quand elle m'envoyait au marché et voulait maintenant, à mon grand étonnement, que je lui procure un maximum de ces pièces jaunes qui valaient pourtant si peu, semblant avoir acquis pour elles un goût immodéré. Secrètement, elle épargnait sur son maigre budget les pièces qu'elle balançait dans la bouteille des vacances, planquée derrière une pile d’assiettes au fond du buffet.

   Un jour de ménage, je tombai nez à nez avec cette curieuse tirelire qu'elle sondait discrètement de temps à autre avec une aiguille à tricoter pour contrôler le niveau de son magot. Ne résistant pas à la tentation, je chapardai quatre  sous,  me  payai  un  beignet  au miel et une zlabbia

dont j'étais si friand.

   Sitôt rentré du collège, elle me tomba sur le râble en pleurant à chaudes larmes, m’abreuva des pires insultes, me battit comme plâtre, m’accusa de lui avoir volé la moitié de son trésor, serrait sa bouteille contre sa grosse poitrine comme un bébé, la berçait en pleurant, hurlait que la location de l’été était compromise ! J'étais enfin éclairé sur la raison d'être de la surprenante tirelire. Alphonse qui n’y était pas allé de main morte pour se servir m’accusa de son forfait. Le salopiot avait tapé abondement dans le pactole ! Furibard, André me traita de voleur, m’assomma de la pire des raclées. Je clamai timidement mon innocence, non sans regretter amèrement mon menu larcin. L'autre pillard reçut sa part de correction, maintint mordicus que j'étais le seul coupable, ne m'avouant son forfait qu'après avoir été copieusement rossé. Dès lors, je veillai au grain et plus un seul kopeck ne manqua à nos futurs week-ends à la mer !

  

   Merveilleuses que ces journées passées à l'étable ! Les samedis, dès l’aube, ma mère nous réveillait en fanfare. Nous filions au Petit Train Bonheur. Sitôt arrivés à la Goulette, nos colis jetés à l'écurie, nous foncions à la plage ! Tant pis pour l'horrible culotte bricolée par ma mère en guise de maillot de bains, pour le harcèlement des mouches, pour nos épuisantes nuits trop courtes que le chant du coq abrégeait, tant pis pour la puanteur de l’étable. Les briques à l’œuf et les sandwichs tunisiens du samedi soir chez Bichi  baignant dans l'huile d'olive et la harissa, les longues journées de baignades et de jeu, la promenade et le bain   de mer du cheval aux aurores, masquaient la précarité de ces vacances misérables.  

   Mohamed, le garçon d’écurie, notant mon intérêt pour le canasson, me proposa un marché de dupe que j'acceptai volontiers. Les bords de mer étaient interdits aux ébats animaliers après sept heures du matin. Il me permit de conduire le cheval à la plage aux premières heures du jour contre le nettoyage de l’étable. Je me levais donc de grand matin, évacuais moult brouettées de fumier, arrosais le sol et les bœufs qui mugissaient de plaisir tellement déjà il faisait chaud. Je gagnais ainsi la faveur de conduire le destrier par son licol, le montant à cru dès que j'en fus capable. Quelle joie de le voir s'ébrouer les quatre fers en l'air !   

   Le soir, rassasié de soleil et de bains de mer, je m’allongeais au bord de l'eau sous la voûte étoilée, faisant un vœu à chaque étoile filante avant de m'assoupir, bercé par le ressac. Je devenais citoyen du monde, rêvais d'en faire le tour quand je serais grand. Fasciné par le spectacle de la voie lactée, je me posais mille questions. Existait-il dans un univers aussi vaste un havre de paix pour les enfants malheureux ? Dieu existait-il ? Aurait-il vraiment créé le ciel et la terre, façonné l'homme à son image à partir d'une vulgaire motte de  glaise ?  Je  l'invectivais, bien incapable de lui adresser la moindre prière. 

- Dieu tout puissant, si tu existes, pourquoi as-tu pétri des hommes aussi mauvais ? Pourquoi la prédation généralisée règne t-elle sur le terre  ?     

 

   Nos  week-ends à l'étable se terminaient  avec la rentrée scolaire. Ma mère s'ennuyait ferme, ne supportait pas son oisiveté domestique. Elle se rendait souvent chez sa tante, Maïssa khelti comme elle l'appelait, qui habitait la Hara, un misérable ghetto vieux de dix siècles, semblable au mellah marocain. Je l'accompagnais quand je n'avais pas classe ou rien de mieux à faire. On accédait au taudis de la tante en traversant une redoutable fabrique de harissa. Malgré un mouchoir en guise de masque, je suffoquais, toussais comme un tubard, finissais mon horrible course les yeux piquants et pleins de larmes sous les quolibets des ouvriers. Comment diable pouvaient-ils travailler dix heures par jour dans un tel enfer ?!

    Après  l'une de  ces traversées  épiques,  la gorge en feu, je bus à la fontaine publique en m'appuyant sur le bâti, quand une désagréable sensation visqueuse me fit retirer la main prestement. Un infect glaviot verdâtre dégoulinait, me dégoûtant à jamais de ce quartier pourri !

  

    La fille aînée de la tante, Fortunée  la mal  nommée, avait les cheveux blancs, des yeux rouges d'albinos, était laide et obèse. Sa vue basse m'effrayait quand elle me fixait en louchant. À la sortie d'une traversée pimentée un marchand de fruits secs compatissant m'offrit quelques noix que je n'arrivais pas à casser. Fortunée me proposa son aide, me conseilla de ne pas manger les cerneaux un à un,  s'empressant à ma stupéfaction de  les engloutir d'un seul coup de dents à une vitesse surprenante !

- Ouhaliya, ya rabi, j'ai oublié, je me suis trompée !

Ô mon dieu...etc cria-t-elle en guise d'excuse pour répondre à mon regard décontenancé. Quelle agilité malgré son air malhabile et sa vue basse, la tête penchée sur les monceaux de boucles et d'ardillons qu'elle assemblait, partageant avec sa mère ce modeste travail rétribué quatre sous par un charitable boutiquier du souk.  

   Faute de mieux, deux  morveux d'une douzaine d'années que je refusais d'accepter comme petits cousins devinrent pour la circonstance mes camarades de jeu. C'était péché par ci, c'était péché par là, juif par ci, juif par là. Ils m'exaspéraient avec leur béret basque enfoncé jusqu'aux oreilles, leurs rengaines, leurs yeux exorbités d'enfants mal nourris, me demandaient de surcroît d'inspecter ma braguette pour contredire mon  refus mensonger d'être juif. Je les traitai de malappris,  leur  proposai  une  autre preuve  irréfutable  de ma bonne foi.

- Emmenez-moi à votre synagogue et vous verrez.

Leur déclarai-je avec aplomb. Sitôt arrivés, je me cachai de mon mieux, pissai contre le mur de l'antique bâtisse. Après un tel sacrilège, ils ne doutèrent plus de ma parole !  

   L'une des promenades favorites de ma mère faillit m'être  fatale. Elle aimait s’asseoir sur les bancs publics du bout de l’avenue Gambetta, la plus belle des grandes artères de la ville. Pour mon malheur, ces bancs se trouvaient à proximité du lac de Tunis ou se déversaient les effluents de la capitale. Selon les vents et la saison, il dégageait une odeur pestilentielle. Un cloaque à ciel ouvert ! Par une belle journée de printemps, je gambadais en toute liberté, loin de ma mère. Sans s'inquiéter le moins du monde, elle ne me surveillait même pas du coin de l’œil. Le long du chemin de promenade, un parapet bordant le lac désert à cette heure laissait entrevoir une bande verte semblable à une pelouse. Je descendis le muret pour aller au bord de l'eau guetter les poissons. Par chance, je n'avais pas sauté comme à l’accoutumée, quand je passais un obstacle ou descendais des marches d'escalier. Horreur ! Le sol se dérobait sous mes pieds, je m'enlisais inexorablement. Accroché au rebord, le cœur battant, je tentais en vain de m'extirper de cette vase immonde à l'odeur putride qui allait bientôt m'engloutir. Pris de panique je me mis à hurler. Au lieu de me tendre la main secourable que j'espérais, trois jeunes, attirés par mes cris se mirent à danser une ronde infernale en chantant  à tue tête avant de s'éclipser.

- Bech y mout el francis.  Bech y mout el francis !...

Il va mourir le français. Il va mourir le français ! Une sourde colère contre la cruauté de ces petits salopards décupla la force modeste de mes onze ans. Tirant sur mes bras frêles, suant, soufflant comme une bête aux abois, insultant mon inconscience et la méchanceté du monde, je sentis enfin mes pieds se décoller lentement de ce maudit piège. Les genoux écorchés au mur du parapet, tirant de toutes mes forces, je m'accrochais au rebord, parvins à dégager une jambe, puis l'autre, jusqu'à me libérer enfin de cet infâme cloaque qui faillit m'être fatal. Une pâte fétidem'enduisait des guibolles jusqu'aux hanches. J'avais miraculeusement échappé à une mort certaine, confit dans la merde tunisienne ! Traînant la patte, je rejoignis ma mère puant et honteux, couvert d'une infâme glu méphitique.  

- Crève abruti. Qu'est-ce que tu as fait ? D'où tu viens ? M'approche pas ! Tu pues !

Elle se répandit en insultes, me somma de marcher loin derrière, me conduisit au garage voisin, me balança dans le bac à toilette des mécanos, frotta énergiquement jambes et cuisses avec une brosse à chiendent pleine de patte de savon granuleuse, pestant contre les miasmes sans parvenir à me démerder tout à fait. Les membres en feu, je gravai pour toujours dans ma caboche le souvenir cuisant de ce funeste cauchemar !.......

lucienrmn@gmail.com

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Un gamin malheureux, orphelin, battu, dont la mère était illettrée, raconte son histoire exemplaire. Champion de gymnastique au niveau national, autant en Tunisie qu’en France, il devint ingénieur sans avoir le bac, enseigna à l’Université pendant plus de trente ans, bâtit des ses mains une immense propriété baptisée par le voisinage “Le Château”. Peintre amateur, chanteur, polyglotte, grand voyageur,un vieux sage du sud tunisien à Tozeur, hélas aujourd’hui disparu, prédit avec une troublante précision son avenir après avoir évoqué tout aussi précisément son passé. À croire, contre toute rationalité, que les incroyables phénomènes divinatoires existent !

SI LA PROSE CI-DESSUS VOUS A PLU OU INTÉRESSÉ, QUE VOUS VOULEZ LIRE LES CHAPITRES PRÉCÉDENTS ET CEUX QUI SUIVENT JUSQU'AU MOT "FIN", IL VOUS SUFFIRAIT DE M'INTRODUIRE AUPRÈS D'UN ÉDITEUR QUI ME CONTACTERAI VIA "HARISSA.COM" POUR LE PUBLIER. DANS TOUS LES CAS, UN GRAND MERCI.

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