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Maurice-Ruben Hayoun : la sagesse dans la tradition juive et son apport pour aujourd’hui

Maurice-Ruben Hayoun : la sagesse dans la tradition juive et son apport pour aujourd’hui

 

 

L’intervention du philosophe au colloque "Quelle sagesse pour notre temps ?" de la Fondation Ostad Elahi Ethique et Solidarité humaine

A l’occasion de la 10 ème édition de la journée de la solidarité humaine, l’Institut de France accueillait un colloque dont le thème s’articulait autour de la question "Quelle sagesse pour notre temps ?" Maurice-Ruben Hayoun, historien, philosophe et professeur aux universités de Strasbourg, Bâle et Heidelberg, a porté sa réflexion sur la recherche de la sagesse comme obéissance aux préceptes divins. Qu’en disent le Décalogue, le livre de la Sagesse, l’Ecclésiaste ou les Proverbes ? Et quels rapports entre les rites juifs et la sagesse ?

 

Cette émission vous est proposée dans le cadre du partenariat établi entre Canal Académie et la Fondation Ostad Elahi.
Elle se divise en deux temps : dans le premier, vous pourrez écouter l’intervention de Maurice-Ruben Hayoun, puis, dans le second, l’entretien de Maurice-Ruben Hayoun répondant aux questions du journaliste Jacques Paugam, modérateur et animateur de ce colloque.
 

Sagesse, éthique et philosophie dans la tradition juive

Je voudrais porter l’essentiel de mon commentaire sur la dialectique entre le « particularisme » d’Israël et sa prétention, ou sa volonté, d’universalisme. Je souhaiterais le débuter par une phrase introductive : quand nous recherchons de la sagesse, ou La Sagesse, comme l’a dit tout à l’heure Monsieur Bernard Bourgeois, nous sommes conduits à nous interroger sur nous-même. Dans la tradition juive, tout part de la Bible et tout y revient, parfois même par des chemins sinueux. Vous avez deux types de commentaires du corpus biblique ou plutôt trois :
d’abord le grand corpus talmudique,
puis le corpus philosophique médiéval, parallèlement au corpus mystique médiéval
et, par la suite, l’émergence de l’Aufklärung avec Mendelssohn, Hermann Cohen et, plus proche de nous, Emmanuel Levinas.

La recherche de la sagesse dans le corpus biblique, dans la Bible hébraïque, c’est la conformité ou l’obéissance, me semble-t-il, aux préceptes divins. C’est une sorte de respect de ce qu’on appelle le nomos, c’est-à-dire la loi. Le mot Torah est improprement traduit par le terme loi mais nous savons pourquoi : l’Épître aux Romains de St Paul est passée par là, donc nous avons un petit peu rétréci le champ sémantique de cette expression Torah. Elle peut dire "enseignement moral" mais aussi "encadré par des lois". Ce que vise la Bible, pour ceux qui en sont capables, est l’accession à la spiritualité. Pour le philosophe juif médiéval, Maimonide, tout le monde ne peut pas parvenir à ce niveau et il faut établir une distinction stricte, voire une séparation quasi hermétique, entre la masse - il écrivait en arabe el Djamhour - et puis les rares élites - qu’il appelait Elkhassa - c’est à dire en hébreu les Yehidé ségoula : la fine couche qui se superpose au sommet d’une sorte d’immense pyramide. Mais là-dessus, Maimonide défend un point de vue purement philosophique en tant que représentant juif de la philosophie grecque. Je suis l’un de ses admirateurs mais il n’a pas véritablement incarné la tradition juive multiséculaire, c’est-à-dire la religion biblico-talmudique ; il ne s’en est pas non plus écarté comme si c’était une déviance.

Quel est donc dans la Bible hébraïque le sommet de cette spiritualité ou de cette conformité à la volonté divine ?

C’est le Décalogue, les Dix Commandements. Ils sont censés introduire l’homme dans la voie de l’harmonie et, disons-le, du bonheur. Dans la Bible hébraïque, nous avons souvent dit qu’il n’y avait pas de préoccupations de vie dans l’Au-delà, c’est une erreur. Ce sont des lecteurs rapides, pressés, je n’ose pas dire superficiels, qui ont conclu à cette vérité qui n’en est pas une. En réalité, la Bible - tout à l’heure notre éminent collègue Michel Hulin a parlé de textes religieux qui ont mis des centaines d’années à se constituer -et je le renvoie à la belle phrase d’Ernest Renan : « La barbe de ce dieu biblique est longue d’au moins un millénaire »- c’est une immense bibliothèque.

Vous ne pouvez pas comparer la doctrine du Livre de la Genèse, censé être plus ancien, avec, par exemple, l’Ecclésiaste, qui fut commis vers 225 avant notre ère. Or, dans le Livre de l’Ecclésiaste, à propos de l’immortalité de l’âme, vous avez une petite contradiction : l’Ecclésiaste, au fond du gouffre, au début de ses chapitres, dit, dans son désespoir : « Qui sait si l’âme de l’homme - sans pléonasme - monte vers le haut ou si au contraire, elle descend vers le bas ? » Mais au chapitre 12, il se ressaisit, il devait être moins fatigué, et dit : « Le corps s’en retourne à la poussière d’où il fut extrait, tandis que le pneuma - le souffle, ruah qui a donné en arabe ruh, c’est-à-dire l’âme - s’en retourne vers l’Elohim qui l’a donnée. » Et moi je suis - du verbe suivre - Ernest Renan quand il traduit Elohim par « les esprits ». D’ailleurs dans la Bible hébraïque, il y a au moins une fois où le mot Elohim est utilisé au pluriel et s’accord avec un verbe au pluriel, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’unicité divine, mais cela veut dire qu’il y avait une hésitation sur cette manière de concevoir le divin comme quelque chose de l’esprit.

Quand on examine le Décalogue sérieusement, d’un œil scrutateur et intelligent, que contient-il de spécifiquement juif ?

Un seul article : c’est le respect de la solennité et du repos du shabbat. Ce que - je demande pardon au Seigneur - je n’applique pas tout à fait aujourd’hui et je vous demande de faire preuve, comment dirai-je, d’un amour chrétien pour un non chrétien qui partage avec vous un héritage biblique, mais après tout c’est propager la parole de la sagesse et de la divinité, au fond !

Donc à part cet article-là, il n’y a rien de typiquement juif : on ne parle pas de l’imposition de la circoncision, on ne parle pas de l’interdiction de consommer de la viande de porc, il n’y a pas de rite, il n’y a pas non plus de dogme, à part l’existence divine et la volonté de respecter la souveraineté divine. Alors cette affaire du shabbat, c’est-à-dire du samedi, les talmudistes - ceci me permet d’arriver à la tradition talmudique - fins dialecticiens, ont expliqué que les Dix Commandements pouvaient être reconnus par tout le monde, même si ils ont développé ce que nous appellons les Sept Lois des fils de Noé : Ce sont les gens qui n’ont pas eu part, ou qui n’ont pas pris part, à la révélation du Sinaï, c’est-à-dire, pardonnez du peu, l’humanité non juive : 99,9999 pour cent de la population mondiale. Donc il y a eu de la part des talmudistes la volonté de s’occuper du bien-être et du salut d’une humanité qui n’a pas pris part à la révélation du Sinaï. C’est donc une sorte de prise en considération morale des êtres humains, de nos congénères, et pour faire bref, je reprends une très belle phrase d’Emmanuel Levinas à ce sujet. Il a parlé du « souci de l’autre ». Un être humain peut ne pas être l’autre pour nous mais les choses étant ce qu’elles sont, la plupart du temps, c’est le cas. Donc les talmudistes ont mis sur pied ces lois des Noahides : d’abord établir des tribunaux, c’est-à-dire, après tout, le fondement de l’état de droit, de la justice. Ensuite, ne pas blasphémer. Ce n’est pas véritablement croire en Dieu encore que, mais c’est ne pas désacraliser Dieu. Ensuite ne pas tuer, ne pas violer, ne pas se vautrer dans la luxure. Et puis, un passage qui m’a beaucoup impressionné pour l’époque : l’interdiction de consommer en l’arrachant le membre d’un animal encore vivant. C’est une manière de lier la façon de se nourrir de l’homme à son degré moral, comme l’a expliqué tout à l’heure mon éminent collègue Michel Hulin.

Talmudiquement, les juifs ont instauré les règles de l’abattage rituel. Pour y avoir assisté, en raison de mes anciennes fonctions associatives, parfois dans des abattoirs es-qualité, c’est affreux ; et tant que nous n’aurons pas trouvé des protéines de synthèse et que nous aurons besoin d’abattre des animaux de boucherie, cela sera toujours, qu’on le fasse d’une manière casher ou pas casher, prendre la vie à un être vivant.

Donc, pour conclure mon propos, je reviendrai, concernant la sagesse, sur l’idée majeure du Livre de la Genèse, à savoir la création du premier homme. Les talmudistes demandent pourquoi Dieu, Tout Puissant, s’est limité à la création d’un seul individu, alors qu’il aurait pu en créer autant qu’il le voulait. Les talmudistes ont une réponse claire : c’est afin qu’aucun être humain puisse s’arroger le droit de dire à son prochain « Je descends de l’Adam n° 1, toi tu descends de l’Adam n° 17 ou n° 36. » Cette théorie là, en réalité, coupe l’herbe sous les pieds de tout racisme et de toute xénophobie.
 

Retrouvez maintenant la seconde partie : l’entretien entre Maurice-Ruben Hayoun et Jacques Paugam, journaliste à Canal académie.
 

Jacques Paugam : Ce qui me frappe, Maurice-Ruben Hayoun, en vous écoutant, alors que nous savons tout ce que la pensée juive a apporté à l’universel, c’est l’aspect extraordinairement pratique de la sagesse juive. Mais quand on regarde, il y a trois Livres qui sont placés sous le signe de la sagesse dans la Bible de tradition juive : l’Ecclésiaste, Job et les Proverbes.

M-R.H. : Les Proverbes, bien évidemment. C’est une sagesse, effectivement, qui est, en quelque sorte, tenue à distance de la pratique religieuse. Or, il faut bien reconnaître que la religion juive, sans être une religion de la loi, comme l’ont affirmé des esprits un peu limités qui ne se sont pas donnés le temps de bien regarder, parce qu’il fallait asseoir le christianisme que nous aimons bien, à la place du judaïsme… Mais en réalité, pas une fois dans les quarante-deux chapitres, et Dieu sait que j’ai étudié ce livre et que j’ai beaucoup écrit sur lui, pas une fois, on ne parle du dieu d’Israël, ni même de Job mangeant casher, ni qu’il est juif, ni qu’il fait sa prière, ni qu’il a épousé une femme juive.

C’est-à-dire que, véritablement, nous avons l’impression d’avoir affaire à un sage de l’Orient ancien, un homme qui, et Maimonide l’a très bien compris et le Talmud avant lui, pose le problème de la théodicée, en bon français la justice divine : « Pourquoi le mal fond-il sur moi alors que je n’ai rien fait ? » Et vous savez comment cela se termine ? C’est la sagesse humaine - pardonnez-moi - qui abdique devant l’oukase divin, puisqu’au chapitre 42, après avoir terriblement souffert, après avoir reçu une volée de bois vert de ses amis, qui parlent sans savoir véritablement de quoi il s’agit, que dit Job ? Quelques versets avant la fin, au chapitre 42, il dit : « Jusqu’à présent je te connaissais - il parle au Seigneur - par ouï-dire - c’est-à-dire par tradition […] Puis il dit, et c’est très important : « À présent, maintenant, mon œil t’a vu » - il s’agit évidemment de l’œil du cœur, de l’intelligence - et il ajoute, c’est pour cela que j’ai parlé d’abdication : « […] C’est pourquoi je méprise », sous-entendu je me méprise, et il dit : « Je verse de la cendre et de la poussière sur ma tête. » Là, c’est l’abdication : la sagesse de l’homme ne tient pas devant Dieu, Dieu ne peut pas avoir tort. Ce qui est quand même un peu frappant pour une humanité pensante même croyante. Nous ne pouvons pas dire que Dieu a tort, mais nous pouvons énnoncer qu’il y a des choses dans l’univers qui ne fonctionnent pas.

Maintenant, à propos de l’Ecclésiaste : le statut de l’Ecclésiaste est un statut assez disputé. Vous savez que la constitution du canon hébraïque des vingt-quatre Livres a fait l’objet de nombreux débats. Je suis content que l’Ecclésiaste soit là, d’autant que Renan, que j’ai beaucoup étudié, Renan, donc, faisait parfois des déclarations déplaisantes comme celle-ci : « L’auteur de l’Ecclésiaste est l’un des rares auteurs juifs qui me soit sympathique. » Pour un ancien titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France, c’est un peu étonnant, mais enfin on peut le lui pardonner parce qu’il a écrit tellement d’autres choses qui étaient nettement plus, comment dirai-je, plus... sensées. Et cet Ecclésiaste, les talmudistes l’attribuent, comme vous le savez, au roi Salomon. Mais en réalité, le roi Salomon était un petit potentat oriental qui n’aurait jamais pu écrire un tel texte, mais on le lui attribue parce qu’il était, paraît-il, le parangon de la sagesse de son époque. Et ils lui disent : « Oh Salomon, il ne te suffit pas de contredire ton père - ce que dit David dans les Psaumes - encore faut-il que tu te contredises toi-même ! » C’est ce que j’ai dit tout à l’heure pour « Est-ce que l’âme monte, est-ce qu’elle descend ? » et à la fin il dit : « Elle s’en retourne vers l’Éternel ou vers les esprits qui l’ont donnée. »

Le statut de ce type d’ouvrage a toujours été un petit peu disputé, et nous ne pouvons pas dire qu’il représente véritablement l’axe central de la religion juive : la religion juive, c’est la religion biblico-talmudique. Qu’est-ce qui sépare le judaïsme du christianisme ? C’est tout simplement le Talmud. Comme il fait beau et pour faire un peu rire les gens, je dirais qu’ à un moment donné, quand j’étais plus jeune, je pensais que le christianisme était une grande religion, mais était une sorte de judaïsme « light », c’est-à-dire le judaïsme mais sans les contraintes… Une sorte de judaïsme débarrassé effectivement d’un certain nombre de lois considérées par certains aspects comme un fardeau. Et c’est la même chose pour les Proverbes. Donc, en conclusion, vous ne trouvez rien de spécifiquement juif dans ces choses-là, et d’ailleurs le dernier verset de l’Ecclésiaste est un verset qu’on appelle secondaire, ajouté à la fin pour, si je puis dire, "cashériser l’ensemble".
 

J.P. : Ne pouvons-nous pas dire qu’il y a quand même quelque chose de particulier ? Vous parliez de l’abdication…
 

M-R.H. : …de la sagesse humaine
 

J.P. : …de Job. Là nous sommes dans une dimension individuelle. La particularité de la sagesse vue sous l’angle juif, n’est-elle pas toujours la volonté de tenir les deux aspects en même temps, l’individu et le collectif ?
 

M-R.H. : C’est vrai. C’est vrai parce qu’il ne faut pas oublier qu’on ne sait pas encore écrire une histoire d’Israël. Ce que nous dit la Bible dans les livres historiques - je ne peux pas me lancer là-dessus parce que je devrais parler de l’historiographie deutéronomiste et autres -, est une vue théologique de l’histoire. Les textes, le Deutéronome, le Livre de Josué, les Juges, les deux Livres de Samuel, les deux Livres des Rois sont une vision théologique de l’histoire. Ce n’est même pas une philosophie de l’histoire, c’est une théologie de l’histoire et c’est une sorte d’exposé de la théodicée. Quand vous prenez le Livre du Deutéronome, si vous le lisez bien, l’auteur ou les auteurs sont obsédés par une idée : la menace de l’exil. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient en train de le vivre et que ce livre n’est pas un livre ancien, mais un livre qui date en réalité de - 622, du temps du roi Josias. On l’a découvert prétendument dans les soubassements du temple, alors qu’en réalité c’est le grand prêtre et ses camarades qui l’ont écrit pour mettre un terme à un syncrétisme religieux qu’ils jugeaient de très mauvais aloi. Il faut donc comprendre que la constitution de ce peuple et le fait de l’arrimer à la croyance monothéiste a été une bataille de presque 750 ans. En réalité, le peuple d’Israël a été strictement monothéiste à partir du roi Josias. Malheureusement, trente-six ans après, les Babyloniens ont réglé la question en mettant tout à feu et à sang et en déportant le dernier représentant de la royauté, Yoyakin. C’est seulement après que naît l’idéologie de la restauration et du retour avec Zorobabel, avec les livres de Néhémie et d’Ezra. A partir de là, un judaïsme nouveau apparaît. Il accrédite d’ailleurs les critiques protochrétiennes, à savoir on peut« être juif autrement. » Mais c’est déjà un tout autre sujet.

Canal Académie vous invite à visiter le site de la Fondation Ostad Elahi pour connaître le programme complet et le nom des autres intervenants. Canal Académie retransmettra toutes les interventions, au rythme d’une par mois, généralement dans la dernière semaine du mois.

Prochaine retransmission : celle de Pierre Magnard, professeur émérite de philosophie de l’université Paris-Sorbonne (Paris 4)sur l’ Unicité de Dieu, unicité du genre humain
Ecoutez l’intervention de Michel Hulin, intitulée « L’orthodoxie et l’individualisme religieux en Inde ».

Ecoutez aussi le philosophe Bernard Bourgeois présenter ce colloque : Bernard Bourgeois : Quelle sagesse pour notre temps ? 

 

Adresse directe du fichier MP3 : http://www.canalacademie.com/emissions/col670.mp3
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