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Omar Bey, un artiste tunisien qui se lâche

 

Omar Bey, un artiste tunisien qui se lâche

Après la chute du régime de censure de Ben Ali, les artistes peuvent enfin s'exprimer. Rencontre avec Omar Bey, l'auteur, entre autres, du buste de Kadhafi à la viande de porc.

Emile Rhodes

 

 

Omar Bey, artiste tunisien et défenseur de l'art dans sa version plutôt underground que classique, expose en ce moment à la Soukra, au Nord de Tunis. Ses œuvres entérinent la levée de la censure en vigueur sous le régime de Ben Ali.

Tout le monde se presse devant une vitrine de verre de la galerie Kanvas. Rires amusés, moues faussement choquées, assorties de «rhooo» jouisseurs. «Je l’ai fini il y a quelques heures», lance l’artiste, Omar Bey. «Ça vous plaît?» Oui ça plaît, incontestablement. Ce buste de Kadhafi fait à partir de viande de porc (buste absolument fidèle: Ray Ban, touffes brunes bouclées sortant du chapeau, étole) a le visage strié de traces rouges sang. Le titre: Portrait d’un salop.

Un samedi soir sur l’avenue Fatima Bourguiba à Tunis. A côté du buste de Kadhafi, une œuvre intitulée La Fuite du Dictateur, une autre Le Tunisien… Il fait bon, on fume en trinquant au coca. L'ivresse vient d’ailleurs: «C’est la première exposition d’art engagé, ouvertement engagé, en Tunisie», lance l'historien de l'Art Houcine Tlili.

L’engagement, une notion à définir

Chez Omar Bey, la maison domine la mer. Lui domine la pièce. Grand, imposant, avec une voix franche. On lui demande s’il est bien un artiste engagé.

«Moi j’ai jamais été très impliqué dans tout ça. On était dans une situation où on faisait avec, et on ne se rendait plus vraiment compte. Tout le monde disait ça ne peut plus durer, mais ça durait quand même.»

Il raconte qu’il a fait le lycée français, qu’il est parti deux ans à Paris pendant lesquels il a surtout picolé, échoué au concours des Arts Déco de Strasbourg, puis il est revenu à Tunis où il a fait les Beaux-Arts.

Il ouvre ses books. Des dizaines de photos de ses toiles, sculptures, installations. Des mains qui dépassent de lattes de bois, comme un prisonnier invisible dont seules les mains traversent des barreaux de prison. Une palette avec un gorille dessus, œuvre intitulée Le chef de police du Kram. D’autres singes dans d’autres œuvres. «Le singe revient chez beaucoup d’artistes en Tunisie, explique-t-il. Le singe c’est un peu le mouton je crois. Nous les Tunisiens, on n’était que des singes.» Si l’homme est un animal politique, le singe est prépolitique. Il est le sujet de la dictature.

Sous le règne des clowns

On réitère: est-ce qu'il fait de l’art engagé? Silence. «Pas vraiment» Deuxième silence. «Engagé peut-être mais pas militant. Je ne me suis jamais occupé de politique. La politique n’avait pas de sens en Tunisie. Nous, nos débats politiques on les vit avec les Français. On vit notre démocratie par procuration depuis des années. On dit "ah regarde Sarkozy, regarde Marine Le Pen, ce qu’ils font". Je connais tous les membres du gouvernement français, je ne connaissais pas les membres du gouvernement sous Ben Ali. Ils n’avaient aucune importance. Je ne savais même pas qui était le Premier ministre. On connaissait les Trabelsi, Leila Trabelsi, toute sa famille. C’est eux qui comptaient, les autres c’étaient des clowns.»

Les œuvres d’Omar Bey sont engagées parce qu’elles reflètent la société. «Mais pas idéologique, il n’y a pas de théorie derrière. Je travaillais dans une optique personnelle, mais comme je suis un individu vivant dans une dictature, la dictature ressort.»

L’attente: un personnage qui regarde le ciel. Le bien-pensant: un type à sa fenêtre avec une carabine. La visite: avec l’image d’un flic qui arrive chez quelqu’un.

La peur apparaît aussi dans ses œuvres, sous forme de masses angoissées.

«Le tournant de la révolution, c’est quand la peur a changé de camp. Tu vois, on avait toujours peur, qu’un flic arrive, que quelqu’un se fasse embarquer. On vivait avec. Mais avec le recul je me rends compte combien c’était usant. Dans nos œuvres on essayait de se lâcher.»

Les œuvres les plus explicitement critiques devenaient impossibles à montrer.

«J’avais fait un collage sur Ben Ali. Parfois, dans les journaux, il y avait une page entière avec plein de petites photos de lui en train de remettre des médailles. J’avais fait un collage en reprenant ces photos, il y avait sa tête à lui et tous les gens à qui il remettait des médailles étaient des visages de Mickey, Donald, etc. Je l’avais filée à une galeriste pour la vendre mais elle n’a pas réussi. Et je ne pouvais pas exposer ça. C’était vraiment dangereux.»

Vouloir braver la censure trop ostensiblement impliquait d’être prêt à subir humiliations, vexations, voire la prison et la torture.

Kadhafi en lardons

L’exposition à la Galerie Kanvas était prévue avant les événements qui ont fait chuter Ben Ali en janvier.

«Je ne m’étais pas vraiment mis au boulot. Et pendant la révolution je n’avais pas la tête à ça. On flippait, il y avait les comités de quartier et puis il y avait autre chose à faire. Et après le 14 janvier ça a commencé à bouillonner, les discussions, réunions. Et puis ma galeriste m’a dit "on la fait hein l’expo!" Et j’ai tout réalisé en un mois et demi. Les idées étaient déjà là depuis tellement longtemps.»

Pourquoi un buste de Kadhafi et pas de Ben Ali? «J’ai un travail en cours sur Ben Ali, mais bon ce qui était intéressant aussi c’était de le mettre tant qu’il était là, maintenant…»

L’idée du buste de Kadhafi, c’est arrivé très rapidement.

«Kadhafi a fait venir des miliciens du Tchad, du Mali, c’est des enfants soldats, des gamins qui ont grandi avec des mitraillettes dans les mains: c’est des bêtes sauvages qu’il a lâchées sur son peuple. Et puis il est dégueulasse physiquement.»

Alors le visage est devenu du bacon, du lard fumé. «C’est vachement bon d’ailleurs. Quand je l’ai fini hier matin je me suis dit, je me ferais bien des œufs au plat avec ça.» En attendant que Kadhafi soit cuit.

Emile Rhodes

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