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Pourquoi ils nous haïssent, par Mona Eltahawy

 

Pourquoi ils nous haïssent, par Mona Eltahawy

 

 

Au début de Distant View of a Minaret [éd. Heinemann, 1983, non traduit en français], Alifa Rifaat, auteure égyptienne largement ignorée et aujourd’hui disparue, nous raconte l’histoire d’une femme tellement indifférente au coït que son mari lui impose, concentré sur son seul plaisir, qu’elle remarque la présence d’une toile d’araignée à nettoyer au plafond. Elle médite sur l’attitude de son mari, qui refuse toujours de poursuivre leurs ébats pour la faire jouir elle aussi, “comme s’il tenait à la priver [de quelque chose]”. De même qu’il lui refuse un orgasme, l’appel à la prière interrompt soudain le sien. Le mari sort. Après s’être lavée, la femme s’absorbe dans la prière – un acte tellement plus satisfaisant qu’elle attend avec impatience la prochaine – et regarde la rue depuis son balcon. Elle interrompt sa rêverie pour aller consciencieusement préparer du café pour son mari après sa sieste. Alors qu’elle apporte la boisson dans la chambre pour la verser sous les yeux de son mari – il préfère –, elle remarque qu’il est mort. Elle ordonne à son fils d’aller chercher un médecin. “Elle retourna au salon et se versa une tasse de café. Elle était elle-même surprise par son calme”, écrit Alifa Rifaat. 

Désir de liberté 

En quelques lignes, l’auteure expose le trio que forment le sexe, la mort et la religion, et fait sauter les verrous du déni et de la défiance pour viser au cœur la misogynie au Moyen-Orient. Soyons francs : ce n’est pas parce que nous sommes libres qu’ils nous haïssent, ainsi que l’affirme le vieux cliché américain post-11 septembre. C’est parce qu’ils nous haïssent que nous ne sommes pas libres, reformule avec force cette auteure arabe. Oui, ils nous haïssent. Il faut le dire. 

Certains demanderont peut-être pourquoi j’aborde ce sujet aujourd’hui alors que le Moyen-Orient s’est soulevé, non comme d’habitude par haine de l’Amérique et d’Israël, mais uni dans un désir de liberté. Après tout, ne faudrait-il pas obtenir le respect des droits fondamentaux pour tout le monde avant de demander un traitement spécial pour les femmes ? Et qu’est-ce que les questions de sexe ont à voir avec le printemps arabe ? Je ne parle pourtant pas du sexe que l’on pratique caché dans des coins sombres ou derrière la porte de la chambre à coucher. Je parle d’un système politique et économique qui traite la moitié de l’humanité comme des animaux et doit être détruit en même temps que les tyrannies plus visibles qui étouffent cette région et la privent d’avenir. 

Oui, les femmes ont des problèmes partout dans le monde. Certes, les Etats-Unis n’ont pas encore élu de femme président et les femmes continuent d’être traitées comme des objets dans bon nombre de pays “occidentaux” (je vis dans l’un d’entre eux). Voilà généralement la conclusion à laquelle aboutira toute conversation ayant pour sujet la haine des femmes dans les sociétés arabes. Mais laissons de côté ce que les Etats-Unis font ou ne font pas aux femmes. Citez-moi un pays arabe et je vous égrènerai une litanie d’exactions nourries par un mélange délétère de culture et de religion que peu semblent capables de critiquer. Quand des femmes égyptiennes qui osent s’exprimer haut et fort [dans les manifestations] sont soumises à d’humiliants “tests de virginité”, il est temps de rompre le silence. Lorsqu’un article du Code pénal égyptien affirme qu’une femme battue par son mari “avec de bonnes intentions”ne peut pas réclamer de dommages, au diable le politiquement correct. D’ailleurs, de quelles “bonnes intentions” s’agit-il ? Du point de vue de la loi, elles correspondent à des coups “non sévères” ou n’étant “pas portés directement au visage”

Révolutions de la pensée 

Tout cela revient à dire que, lorsqu’on parle du statut des femmes au Moyen-Orient, la situation n’est pas meilleure que ce que vous pensez. Elle est bien pire. Même après ces “révolutions”, on considère toujours plus ou moins que tout va bien tant que les femmes sont voilées, recluses dans leur maison, empêchées de conduire [comme en Arabie Saoudite], obligées de demander la permission à un homme pour voyager et contraintes d’obtenir l’accord d’un homme pour se marier ou divorcer. 

Pas un seul pays arabe ne figure parmi les cent premiers pays classés par le Forum économique mondial dans son rapport mondial sur l’égalité entre les sexes. Toute la région est solidement ancrée dans les profondeurs du classement. Riches ou pauvres, nous haïssons tous nos femmes. J’en viens au cas de l’Arabie Saoudite. Non seulement parce que j’ai découvert ce pays à l’âge de 15 ans, en plein traumatisme – je n’ai pas d’autre mot – féministe, mais aussi parce que ce royaume voue un culte éhonté à un dieu misogyne et n’en paie jamais les conséquences du fait du double avantage que lui confère la présence de pétrole et de deux grands lieux saints sur son territoire, La Mecque et Médine. 

Dans les années 1980 et 1990 comme aujourd’hui, les religieux qui intervenaient à la télévision saoudienne étaient obsédés par les femmes, leurs orifices et notamment ce qui en sortait. Je n’oublierai jamais le jour où j’ai entendu que, si un bébé garçon vous urinait dessus, vous pouviez prier dans les mêmes vêtements, mais que, si c’était une fille, il fallait vous changer. Que peut-il bien y avoir dans l’urine des filles pour vous rendre si impur ? me demandais-je. A quel point les Saoudiens haïssent-ils les femmes ? Réponse : au point de laisser mourir quinze jeunes filles dans l’incendie d’une école à La Mecque en 2002. La “police des mœurs” leur avait bloqué la sortie et avait interdit aux pompiers de leur porter secours parce qu’elles ne portaient pas le voile et le manteau requis en public. Et après, rien. Personne n’a été jugé. Les parents ont été réduits au silence. Seule concession à l’horreur : le prince Abdallah [alors régent de facto] a retiré la charge de l’éducation des filles aux zélotes salafistes, qui maintiennent néanmoins une poigne de fer sur le système éducatif du royaume. L’Arabie Saoudite n’est pas un cas isolé, ce n’est pas une incongruité odieuse dans un désert riche et isolé. La haine des islamistes pour les femmes embrase toute la région, aujourd’hui plus que jamais. 

Celles qui ont défilé et manifesté au Caire ont dû traverser le terrain miné des agressions sexuelles, qu’elles soient le fait du régime, de ses laquais et parfois, malheureusement, de nos compagnons d’insurrection. Ce jour de novembre 2011 où j’ai été sexuellement agressée dans la rue Mohamed Mahmoud, près de la place Tahrir, par au moins quatre agents antiémeute, j’ai auparavant été agressée par un homme sur la place Tahrir elle-même. Alors que nous n’hésitons pas à dénoncer les exactions du régime, lorsque nous sommes violées par des concitoyens, nous partons du principe qu’ils sont des agents du régime ou des voyous, car nous ne voulons pas salir la révolution. 

Nos révolutions politiques ne réussiront pas si elles ne s’accompagnent pas de révolutions de la pensée. Nous avons besoin d’une révolution culturelle, sociale et sexuelle pour faire tomber les Moubarak qui règnent sur nos esprits et dans notre chambre à coucher. Il fut un temps où les islamistes occupaient la position la plus vulnérable sur l’échiquier politique en Egypte et en Tunisie. Il se pourrait que ce soit à présent les femmes. Comme d’habitude.

Mona Eltahawy

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