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Tunisie : Kairouan, épicentre de l'intégrisme

Tunisie : Kairouan, épicentre de l'intégrisme

 

La première ville sainte du Maghreb est une pépinière pour djihadistes. Des cités aux universités, les réseaux recrutent. Le djihad à 150 kilomètres de Tunis.

14 septembre 2012 : les premiers manifestants salafistes devant les portes de l'ambassade lors de l'attaque de l'ambassade américaine dans le quartier des Berges du lac par des salafistes à l'appel de leur chef Abou Ayad. L'affrontement entre la police et les contestataires du film "Innocence des musulmans" a duré près de trois heures, bilan : deux morts par balle et une cinquantaine de blessés dans les deux camps. © Nicolas Fauqué

 

Par notre correspondant à Tunis, 

Les réseaux pullulent, entre mosquées clandestines et foyers étudiants insalubres. Une zone de guerre, difficile de définir autrement ce quartier. La cité El Menchia, qui borde la route qui mène de Kairouan à Tunis, compte 48 000 habitants. 48 000 « déchets de la société » selon l'expression d'un de ses habitants. Ni routes défoncées ni nids de poule : l'infrastructure urbaine se résume à de la terre fracassée par le temps. De rares taxis s'y aventurent. Un pick-up antédiluvien s'arrête. Le conducteur montre la décharge où les enfants fouillent et lâche : « Ici, on fume le cannabis le soir. » Et repart. En plein ramadan, sous un soleil de feu, les habitants se font rares. Les ruelles désertées ne se rempliront que pour la prière du vendredi. Des salafistes se dirigent vers une petite mosquée, coincée entre de courtes maisonnées. Ce lieu de culte suscite la crainte. Il est, selon la terminologie du ministre des Affaires religieuses, « hors contrôle ».

Les prêches sont enflammés, violents

L'environnement assure à l'imam une certaine sécurité. La police intervient peu. En mars 2014, le porte-parole d'Ansar al-Charia, désormais en prison, officiait comme imam. Lorsque la police décida de le déloger de la mosquée où il prêchait, les affrontements culminèrent jusqu'à l'attaque des postes de police. Cocktails molotov, routes coupées au moyen de pneus enflammés, jets de pierre… Quelques arrestations suivirent. L'imam emprisonné, le quartier demeure un foyer de salafistes radicaux, phénomène entretenu par une misère endémique. Nizar a vingt-deux ans. Il est père de deux enfants. Son premier est mort à l'âge de deux mois. Mais la mosquée dite hors contrôle, tenue par les radicaux, a refusé son garçon. « Ils m'ont dit que je ne faisais pas mes prières, que je n'étais pas un bon musulman », explique ce jeune homme au physique sec. Il vit juste à côté de ce lieu de culte transformé en lieu de haine. Survient une voiture de la police qui arrive à vive allure. Se gare devant Nizar. Fusil mitrailleur à la main, un des policiers confisque pièces d'identité et passeport. « Une formalité », dit-il. Puis de tancer les Tunisiens : « Ce n'est pas patriote de parler de pauvreté et de salafisme aux journalistes. »

L'époque Ben Ali évoquée

En arrière-plan, les enfants récupèrent des bouteilles en plastique dans la décharge improvisée. Et il évoque l'époque Ben Ali, synonyme de prospérité et d'ordre. « C'est mon avis », répond-il à une question sur la légalité de ses propos. Sitôt la formalité effectuée, la voiture repart. L'épicerie voisine s'amuse : « On n'avait pas vu la police depuis plusieurs semaines… » Dans ce quartier abandonné par l'État, la drogue et l'alcool circulent à ciel ouvert. « On n'a que ça pour s'évader », confie un groupe de jeunes adultes. La contrebande casse les prix des stupéfiants. Le cannabis n'est pas cher, la bière Celtia se vend un dinar. Lorsqu'on évoque Daesh, la conversation est naturelle. « S'ils me donnent de l'argent pour les aider, aucun problème », dit un père de famille. Deux femmes, mère et fille, s'avouent « effrayées » par la situation. « À partir de 19 heures, on ne sort plus. » À quelque trois cents mètres, la route menant à Tunis est comme une frontière pour certains. Sur les bas-côtés, on vend des tabouna, ce pain rond, des sandwiches. Une femme confie sa grande pauvreté. Pourquoi avoir cinq enfants ? « C'est comme ça… » Absence de contraception et fatalité. Aucun n'est scolarisé. Elle n'en voit pas l'utilité.

La faculté, incubateur pour extrémistes

La faculté de langues et des sciences humaines accueille cinq mille étudiants. En cette période d'examens, les lieux sont vides. L'heure est aux corrections des copies. Le doyen ne mâche pas ses mots. « Quand j'ai pris mes fonctions début 2014, la situation était catastrophique. » Il ne dit pas cela pour justifier d'un beau bilan. En 2015, les extrêmes peuplent ce lieu où l'on étudie les langues et les sciences humaines. Ce professeur d'arabe a été contacté par ses pairs du Conseil scientifique début 2014. « Venez sauver l'Université », lui demande-t-on. Deux jours plus tard, Abdelkrim Laâbidi prend possession de son bureau. « En janvier, certains cycles n'avaient pas commencé… » Outre l'absence d'eau dans l'internat des jeunes filles, deux restaurants universitaires médiévaux, une plomberie en ruines, l'homme écope des extrêmes. « À gauche et à droite », précise-t-il. Les jeunes des régions intérieures – de Sidi Bouzid à Kasserine – viennent à Kairouan pour étudier. « 70% des nos étudiants sont pauvres, certains ne mangent qu'un jour sur deux », explique le doyen. Une aubaine pour les recruteurs au djihad. « J'ai décidé de parler avec tous », dit-il, « afin de désamorcer la situation ». L'homme de sciences déplore que les facultés de sciences humaines du pays « soient devenues des foyers d'intolérance ». Et de citer « la faculté de médecine de Tunis où l'on enseigne les Lumières, maintenant phagocytée par les intégristes de tous bords» . Cet infiltration de l'enseignement supérieur par les fous d'Allah s'explique par la situation géographique de Kairouan. Les régions marginalisées depuis des décennies y envoient leurs enfants étudier. À cela s'ajoute l'effondrement de l'éducation sous Ben Ali et la complète absence de repères. Parmi les élèves de cette fac, un cas très spécifique. Le porte-parole d'Ansar al-Charia, mouvement dirigé par Abou Lyadh depuis la Libye, apprend la philosophie par correspondance depuis sa cellule tunisoise, à la prison de la Monarguia. Un hôte absent et encombrant. Le jour des examens, le doyen a dû accompagner la voiture qui apportait le sujet de philo au porte-parole à la prison de la Monarguia. Un excellent élève par ailleurs…

« Le djihad, ce n'est plus en Irak, c'est en Tunisie ! »

L'imam salafiste de la mosquée de Bir Msiken a paraît-il modéré son discours en raison de la présence journalistique. Devant une assemblée de petits agriculteurs, de travailleurs journaliers, d'enfants de quatre-cinq ans, Miraoui, 28 ans, prêche en ce vendredi. Il fustige pêle-mêle « le gouvernement, les ministres, les propriétaires de bars qui veulent la fermeture des mosquées, Israël… » Il insiste : « Nous sommes des gens de paix » avant de dire que « le vrai djihad, ce n'est pas en Irak mais en Tunisie ». Au passage, il cingle « la presse de la honte », « la ministre de la Femme qui est la véritable terroriste »… Prêche modéré, paraît-il. Quelques habitants confirment que « chaque vendredi, des appels à la haine sortent de cette mosquée ». Alentour, deux autres lieux hors contrôle sévissent en toute quiétude. De nombreux minarets sont en cours de construction à Kairouan et dans le reste de gouvernorat. L'origine du financement ? «  Les dons des habitants… » D'autres évoquent des associations très généreuses. Vu la pauvreté ambiante, difficile de croire que les subsides des journaliers suffisent. Après la prière, les fidèles retournent au travail par ce jour brûlant. Deux garçons, pas même six ans, rentrent seuls dans la cahute qui vend de l'essence de contrebande sur le bord de la route. « C'est la future génération qu'ils veulent fabriquer », dit un passant à voix basse.

Fermer les mosquées hors contrôle...

Après l'attentat de Sousse, 38 morts à l'hôtel Riu Imperial Mahraba, puis l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, le gouvernement a annoncé vouloir fermer les mosquées hors contrôle. Plus facile à dire qu'à exécuter. Un policier confie qu'il ne suffit pas de « remplacer l'imam pour que les discours djihadistes cessent ». À propos du ministre des Affaires religieuses, Othman Battikh tient un discours à mi-voix. L'ancien mufti de la République sous Ben Ali a son bureau dans un charmant palais beylical situé à une centaine de mètres de la Kasba, le Matignon tunisien. Sous l'ombrelle rafraîchissante de la climatisation, il confie qu'il faut expliquer « aux jeunes que dans le cadre de la loi ils ne doivent pas être extrémistes ». Sa stratégie ? « Mettre en place des discours modérés dans les mosquées et dans les écoles ». Pour l'heure, en vertu de l'état d'urgence qui court jusqu'au 4 octobre, c'est le ministère de l'Intérieur qui gère les dossiers. Et tape. Quotidiennement, des communiqués égrènent des descentes, des arrestations (plus de 96 000 depuis le début de l'année), des cellules démantelées. « En guerre contre le terrorisme », selon l'expression utilisée au sommet de l'État, la Tunisie tente de faire face à l'expansion djihadiste dans un contexte régional périlleux. L'Algérie connaît un retour du terrorisme et la Libye est politiquement divisée, meurtrie par les affrontements entre factions. À Kairouan, un imam estime que « la force ne suffira pas, il faut restaurer l'éducation avant tout ». Cité El Menchia, on n'attend rien de l'État. Et on prendra l'argent d'où il vient. Pas par conviction. Pour bouffer.

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