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Tunisie : Laïcité, Inch Allah ! par Nadia El Fani

 

“Laïcité, Inch’Allah !” : trois scènes commentées par Nadia El Fani

 

La cinéaste tunisienne Nadia El Fani a interrogé ses compatriotes sur le tabou de la laïcité, avant et après la révolution qui a entraîné la chute de Ben Ali. Un document exceptionnel dont elle commente trois scènes pour nous.

 
 

Commencé avant « la révolution du jasmin » de janvier 2011, terminé après, Laïcité, Inch'Allah est un document exceptionnel sur la société tunisienne à l'heure historique des changements. Eté 2010, Nadia El Fani, femme, athée et cinéaste, quitte son exil parisien pour poser une question taboue à ses compatriotes : la laïcité, pourquoi pas maintenant ? En janvier 2011, elle est de retour en Tunisie avec, dans ses bagages, la même question…
Nadia El Fani commente pour nous trois extraits de son film.

« Elle est drôle, cette séquence. Nous sommes en août 2010 et ce jour-là, nous attendons l'autorisation de tourner. Quand j'avais fait la demande aux autorités, j'avais menti bien sûr : pas question de dire mon intention de réaliser un documentaire sur la laïcité ! En attendant des nouvelles d'en haut, nous avions décidé de partir filmer en caméra cachée les supermarchés bondés. C'était ramadan : les gens achetaient de la nourriture en quantité industrielle, comme en cas de guerre. Avec la cameraman et la stagiaire, on s'est donc retrouvées dans ce taxi.
En évoquant la période du ramadan avec le chauffeur, je me rends compte qu'il réagit bien. J'allume la caméra. Je lui annonce que je suis athée. En Tunisie, c'est une affirmation extrêmement subversive, mais j'assume la part de provocation dans ma démarche de cinéaste. Je ne suis pas là pour caresser la société dans le sens du poil mais pour faire avancer des idées – ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la chanson du générique de fin commence par “Ça se fait, ça se fait pas, je m'en fous !” Et voilà que je tombe sur un type apparemment tolérant, qui ne me jette pas l'anathème parce que je ne crois pas en Dieu. C'est assez exceptionnel.
Depuis, la dictature est tombée mais, paradoxalement, je ne suis pas sûre que je m'aventurerais à faire la même chose aujourd'hui. Car cette fois, si je tombe sur un abruti violent, rien ne l'empêchera de passer à l'acte. Sous Ben Ali, même les islamistes avaient peur… »

« Quand le film est passé à Tunis, j'ai regretté d'avoir laissé la scène où l'on me voit déjeuner et boire de la bière en plein ramadan. Ça va loin… Pour un jeûneur, la rupture du jeûne est sacrilège. Pour tous les autres, elle est taboue. A l'intérieur du café, le type qui m'interpelle ne s'y trompe pas en me demandant si je filme la désobéissance”. Comme beaucoup de gens en Tunisie, il confond la loi, qui s'applique à tous les citoyens, et les commandements de l'islam, qui s'adresse aux croyants pratiquants. Le fait que la religion musulmane figure dans la Constitution tunisienne n'oblige pas le peuple à la pratiquer. Tant que cet article 1 de la Constitution ne sera pas abrogé, cette dangereuse confusion restera.
Dans cette séquence, on voit comment il est finalement assez facile de désamorcer les choses, en Tunisie. La situation pourrait déraper, ça crie, mais on évite le pire. Dans ce cas précis, je me demande si ce n'est pas aussi lié au fait qu'on a, malgré tout, dans ce pays, un certain respect pour les femmes qui osent… L'autre intérêt de cet extrait, c'est qu'il montre un café plein à craquer. En obligeant ces “dé-jeûneurs” à se cacher et en se posant en gardien des bonnes mœurs religieuses, Ben Ali donnait des gages aux musulmans tout en contrôlant l'influence des islamistes. Cette politique a enfanté une pratique ostentatoire, sociale et hypocrite de l'islam.
Cet été, premier ramadan depuis la chute de Ben Ali, tout s'est à peu près déroulé comme les années passées. A une exception près : dans certains quartiers, des bandes de salafistes – les mêmes qui, en juin, avait attaqué le cinéma où mon film était projeté – sont allés casser des échoppes restées ouvertes. »

« Dans la première image, une vieille femme revendique avec les autres. Elle porte le foulard traditionnel des femmes tunisiennes, pas le voile, et pour moi, c'est tout un symbole. Toutes les générations et tous les âges sont présents. Cette manif, organisée par l'Association tunisienne des femmes démocrates, s'est tenue fin janvier, très tôt après la révolution. C'est là qu'ont fleuri les premières pancartes pour une Tunisie laïque. Elles sont en train de rêver tout haut d'une égalité totale entre hommes et femmes, et soudain, un mouvement de foule, et ce type qui leur hurle : Remettez le hijab et retournez à vos cuisines !” Les hommes que l'on voit ensuite insulter les manifestantes ne sont pas des islamistes traditionnels : ce sont de jeunes mecs au look moderne… Je découvre à ce moment-là qu'il va falloir compter avec eux, et qu'ils sont décidés à utiliser la violence. C'est nouveau : juste après la révolution, les islamistes étaient sortis du bois, mais de manière plutôt discrète et pacifique. Entre-temps, leur leader, Ghannouchi, condamné pour terrorisme, est rentré de son exil londonien. Il est revenu avec des valises pleines de l'argent des pays du Golfe. Ça a été le signal. A partir de là, ils n'ont manqué de rien pour être visibles : les drapeaux, les posters, les bus, etc. Mais après tout, mieux vaut savoir de quoi ils sont capables maintenant, plutôt que de les laisser accéder au pouvoir démocratiquement, eux qui n'ont nullement l'intention de pratiquer la démocratie. »

 

Mathilde Blottière

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