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TUNISIE - La révolution n'est qu'une grande déception

Le parlement tunisien le 10 décembre 2014 -AFP/ Fethi Belaid.

TUNISIE - La révolution n'est qu'une grande déception

 

 

 

Préférez-vous la démocratie à toute autre forme de gouvernement ? En 2012, 63 % des Tunisiens répondaient oui. Ils ne sont plus que 48 %, d'après une étude du think tank américain Pew Research Center réalisée en avril-mai 2014. Comment expliquer ce recul ?

Les faits sont là : la démocratie et la révolution ne suscitent plus le même enthousiasme et la même confiance. Le tsunami du [parti islamiste] Ennahda et de ses troïkas 1 et 2 sont passés par là [coalition gouvernementale mise en place en novembre 2011 et remaniée en mars 2013 avec le Congrès pour la République (CPR, gauche nationaliste), Ettakatol (gauche) et Ennahda, arrivée en tête du scrutin du 23 octobre 2011] et plus rien ne reste aujourd'hui – ou presque – de l'euphorie et des rêves auxquels le 14 janvier 2011 avait donné naissance.

Près de quatre ans après la révolution du 14 janvier 2011, on n'a pas fini de décevoir nos attentes. Notre aspiration à la liberté, à la justice et à la dignité. On espérait que la révolution donnerait raison à notre idéalisme et à notre illusion d'être un peuple d'exception, et qu'il pourrait y avoir un "miracle tunisien" dans un monde arabo-musulman où rien de bon ne semblait pouvoir arriver.

Nous ne faisons aucune injure au 14 janvier 2011 en disant qu'il n'a pas réussi. Nous regardons notre révolution en face pour lui dire ses quatre ou cinq vérités, car nous perdons patience, nous prenons peur pour elle et pour nous, et lui avouons combien nous l'aimons. Et combien elle nous a déçus, également.

Les vœux pieux du programme islamiste

Tout d'abord, elle a pris un mauvais départ. Elle a été trop naïve de croire que "des hommes et des femmes honnêtes et qui craignent Dieu" peuvent faire naturellement bon ménage avec la démocratie et qu'ils peuvent être modernistes, ouverts et progressistes. Elle a été trop crédule, le 23 octobre 2011, en votant à plus d'un million de fois pour les islamistes et fait confiance à Rached Ghannouchi. Elle pensait qu'Ennahda allait unir les Tunisiens autour de la noble cause nationale et que les "365" vœux pieux du programme islamiste étaient des promesses sincères.

Les récalcitrants, les réfractaires, les "fauteurs de troubles" et les "grandes gueules" de la révolution devaient être éliminés. Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en ont su quelque chose. Eux et les autres martyrs de la révolution (les civils, les militaires et les agents de la police et de la garde nationale) ont été victimes de la supercherie nahdaouie à laquelle certains Tunisiens – peut-être une majorité d'entre eux – continuent de croire.

L'opposition, par son impréparation, son manque d'inspiration, ses nombreuses imperfections et égocentrismes, et parce qu'elle succombe à la facilité, assume elle aussi une large part de responsabilité des insuccès de la révolution.

La table des tractations

L'opposition – généralement identifiée sous la bannière très imprécise des adversaires d'Ennahda et des "antitroïkistes" – n'a jamais été programmatiquement ou stratégiquement préparée. A la veille de la révolution, les élites tunisiennes se contentaient de quelques coups d'éclat (rares, parcellaires et individuels), critiquaient "sous cape" le régime de Ben Ali, et attendaient de voir.

L'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la seule force sociale et politique qui pouvait compter, faisait de la résistance passive : elle négociait avec l'Etat et le patronat, elle pactisait, elle servait de régulateur, faisait monter quelques pressions, luttait comme elle le pouvait, battait en retraite, mais finissait toujours par s'asseoir à la table des tractations pour arracher quelques concessions.

L'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica ; organisation patronale), l'autre poids ou contrepoids, tirait plus ou moins son épingle du jeu : la corruption généralisée, lorsqu'elle ne l'impliquait pas directement et totalement, lui laissait quelques miettes consistantes.

Le peuple, lui, inconscient ou insoucieux, continuait de vivre comme il pouvait ou ne pouvait pas : il avait pour lui l'été, les mariages, le ramadan, les Aïd [fêtes religieuses musulmanes], les hauts et les bas de la vie, un au jour le jour résigné, un éternel recommencement d'occasions et de chances qui ne se représenteraient pas et quelques anecdotes sur la famille régnante... pour se consoler.

Les incrédulités du peuple

La menace intégriste, réelle ou imaginaire, et l'agitation des militants des droits de l'homme apparaissaient furtivement sur l'écran du radar de l'Etat policier de Ben Ali et disparaissaient très vite. Isolée, souterraine, réprimée, emprisonnée et exilée, cette opposition idéologique ne représentait qu'une goutte dans le vaste océan unanimiste qui a soutenu l'ère nouvelle pendant plus de deux décennies. Aucune force, du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011, ne pouvait prétendre "changer le changement" [promis par Ben Ali arrivé au pouvoir en novembre 1987].

Pourtant, l'inattendu a eu lieu. L'impossible se réalisa : Ben Ali et son Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) furent "dégagés". Et tout allait se construire sur cette table rase avec les incompétences et les arrogances d'Ennahda, les imperfections et les confusions de ceux que l'on appelle les "démocrates", "modernistes" et "progressistes" et les incrédulités du peuple – bourgeois, petit-bourgeois, ouvriers et autres sous-prolétaires.

En quelques mois, il ne restait plus rien de l'homogénéité tunisienne. Il ne restait plus rien de la paix et la tranquillité – apparentes ou réelles. Le pays se divisait et se subdivisait, chaque jour encore plus : les uns qu'unissait, le 14 janvier 2011, le cri de ralliement "Dégage !" ne se reconnaissaient plus en les autres. La religion s'est imposée comme préoccupation principale des Tunisiens. Et le pays passera ainsi le plus clair de son temps à définir et redéfinir son identité, négligeant, par conséquent, l'essentiel de sa révolution.

Les liberté, justice et dignité sont passées au deuxième et troisième plan. Le désenchantement n'a épargné aucune institution. Il habite toutes les catégories sociales et économiques et il a envahi de larges espaces de notre imaginaire collectif et individuel, ne laissant que très peu d'espoir au ressaisissement et au rattrapage.

Se féliciter de la liberté d'expression

Aujourd'hui, nous prenons par exemple le malsain plaisir de griller les feux rouges, d'emprunter les sens interdits et de ne pas marquer le stop. Nos ordures ménagères n'en finissent pas de s'amonceler dans les rues. Nos administrations tournent à leur plus bas régime. Nos écoles, lycées et universités ont oublié qu'ils ont écrit les pages les plus glorieuses de la Tunisie indépendante ; aujourd'hui, ils se contentent du passable et du "peut mieux faire".

Notre économie, souffrante et agonisante, éprouve le plus grand mal à joindre les deux bouts. Anémique et ankylosée, elle ne doit sa survie qu'à son endettement qui ne finit pas de s'alourdir, à un déficit budgétaire ravageur et à une maigre croissance qui est toujours révisable à la baisse. Hausse des prix, chute du pouvoir d'achat, chômage et sous-emploi sont devenus des maux endémiques.

Au bout de ce parcours de près de quatre années, nous ne pouvons nous féliciter que de la seule liberté d'expression que l'on pratique, d'ailleurs, bien plus à tort qu'à raison. Nous en faisons l'usage le plus confus et le plus maladroit jusqu'à perdre le sens de notre orientation et la signification de nos mots. Nos politiciens, un peu trop artisanaux, manquant d'expérience et d'idées. Egocentriques et avides de pouvoir, ils n'ont jamais su débattre ni orienter les débats.

Tout ça pour ça ! La première révolution du "printemps arabe", ce miracle tunisien du XXIe siècle qui nous a valu des standing ovations aux quatre coins de la planète n'accoucherait, en définitive, que de toutes ces déceptions, de toutes ces erreurs et de toutes ces supercheries !

 

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