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Tunisie. Nous nous sommes trompés... Par Jean Daniel

 

Tunisie. Nous nous sommes trompés... Par Jean Daniel

 

 

Nous avons donc eu affaire en Tunisie à une phase de ce que l’on peut appeler une contre-révolution. Je dis bien "une phase", car l’échéance la plus importante, et en vérité la seule déterminante, c’est celle des élections législatives qui auront lieu après une année de débats de la nouvelle Assemblée Constituante. C’est long une année : tout peut arriver, et il est donc un peu tôt pour les "modernistes" de se battre la coulpe et de se dire qu’ils ne connaissaient pas leur peuple. Sans doute peuvent-ils se reprocher – et nous avec eux !- d'avoir surestimé le degré de représentation de cette fraction révolutionnaire qui enflammait les cœurs et les imaginations. Sans doute aussi, peuvent-ils se reprocher de n’avoir pas évité la peur du chaos qu’ont suscité leurs divisions dans une société solidement conservatrice.

 

Mais ils feraient mieux de mettre désormais toute leur énergie non pas dans les complaisances du regret, mais dans les ambitions d’un projet. D’autant que, s’il est honnête de s’incliner devant la victoire d’Ennahda, il l’est tout autant de constater que cette victoire s’est accompagnée d’une affirmation de changements profonds opérés sur le visage même de l’islamisme. Ennahda a vaincu avec des habits neufs. Nous avons toute une année pour vérifier s’il adopte une nouvelle tenue, ou s’il n’a emprunté qu’une défroque de circonstance. Je crois personnellement qu’Ennahda a changé, tout simplement, parce que le monde à changé. Si les modernistes tunisiens croient s’être bercé d’illusions, il faut qu’ils se consolent en constatant que la modernité, elle, à triomphé. Il n’est pas de jour en Tunisie où un islamiste n’affirme son respect des acquisitions démocratiques. Et c’est avec cette affirmation qu’il prétend séduire le peuple, et qu’il l’a fait.

 

"Hélas ! Le peuple sauveur, le peuple Dieu, est d'humeur inconstante"

 

Les Tunisiens nous ont rappelés qu’une révolte, même victorieuse, contre le tyran, peut se nourrir d’une fidélité aux traditions identitaires. Mais ils nous ont rappelés aussi que la démocratie comportait tous les risques et que, librement consulté, le peuple pouvait avoir tort. Si Bourguiba en 1954 avait soumis à référendum son révolutionnaire statut des femmes, rien ne prouve qu’il aurait eu la majorité. Sans doute, pour Robespierre : "Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement". Mais Clémenceau, pendant l'affaire Dreyfus, s'écriait : "Hélas ! Le peuple sauveur, le peuple Dieu, est d'humeur inconstante". Mais on ne peut céder pour autant à la tentation du souhait d’un despotisme éclairé parce que le despote finit toujours, Bourguiba l’a montré, par être illuminé.

 

Que s’est-il passé ailleurs ? Les Frères musulmans, en Egypte, se sont trop vite félicités de ce que leurs frères tunisiens aient fait avancer leur propre cause. Les Libyens ont confirmé successivement le caractère théocratique de leur futur gouvernement et le fait qu’ils voulaient se présenter comme des musulmans "modérés". Sans que l’on puisse encore savoir sur quoi porte cette modération, surtout après le meurtre de Kadhafi. Enfin, en Algérie et au Maroc, où l’on était agacé de voir célébrer à tout moment le "modèle tunisien", la mauvaise conscience a disparu et les hommes de pouvoir se sont sentis confortés. En résumé, la perspective d’une démocratie à l’occidentale qui permettrait une indépendance totale à l’égard de la religion s’est totalement éloignée. On se persuade que la mystique de la fidélité aux traditions l’emportera toujours sur le romantisme du triomphe de la liberté. C’est au nouvel islam de faire la synthèse.

 

"les modernistes" n’ont pas eu tort de redouter la dimension éventuellement djihadiste de leurs adversaires

 

Et c’est précisément cette synthèse que déclare vouloir réaliser le leader d’Ennahada, Rachid Ghannouchi. Faut-il l’en croire ? Disciple de Nasser, il n’avait jamais dissimulé jadis, sa sympathie active pour la doctrine de Hassan el-Banna, le fondateur égyptien des Frères musulmans. Lorsque Ghanouchi a fondé son mouvement islamique en 1981, c’est-à-dire l’année où Anouar el-Sadate a été assassiné, il savait bien que les islamistes n’étaient pas des démocrates, même si on lui prête aujourd’hui d’avoir manifesté un désaveu de la violence à un moment où les intégristes de tous les pays arabes se solidarisaient avec les différents mouvements terroristes. Mais on ne peut plus ignorer que Rachid Ghannouchi, aujourd’hui, ne cesse de louer le régime turc et sa façon de concilier l’appartenance à l’islam et la défense de toutes les libertés. Il entend, dit-il créer le modèle le plus démocratique du monde arabe. Personnellement, je le crois sincère, mais seulement pour une raison objectivement politique. Il n’y a d’avenir pour l’islamisme que s’il se délivre de son ancienne connotation djihadiste tout en islamisant la modernité.

 

Pour résumer mon propos, et me séparant de presque tous les miens, je dirais que ce qu’on appelle par commodité de langage "les modernistes" n’ont pas eu tort de redouter la dimension éventuellement djihadiste ou obscurantiste de leurs adversaires. Ils n’ont pas eu tort parce qu’ils ont négligé la profondeur de l’enracinement de leur peuple dans la religion. Après tout, la doctrine de la table rase n’a pas conduit ni les révolutionnaires de 1789, ni ceux de 1917, à l’échec. Ils ont eu tort de penser qu’il y avait encore une grande peur des terroristes, alors que la majorité ne comptait que sur la religion pour être antitotalitaire et conservatrice.

Jean Daniel - Le Nouvel Observateur

 

P.S J’ai commis une erreur dans mon dernier article en écrivant que les islamistes avaient été les seules victimes de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali. C’était faire injure à tous les opposants démocrates et modernistes qui ont été emprisonnés ou persécutés et je fais ici mon mea culpa. Il reste que les ennemis les plus directement ciblés de Ben Ali étaient bien les islamistes. Leurs attentats terroristes avaient commencé bien avant le coup d’Etat qui, en 1987, a entraîné l’éloignement d’un Bourguiba chancelant qui les avait lui-même activement combattus. A ce moment-là, et pendant un certain temps, chacun s’est félicité de voir les terroristes islamistes pourchassés et peu à peu éliminés.

 

Photo (Jean Daniel) : D.R.

 

Source : le Nouvel Observateur

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