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Un jour de mai 43, la libération en Tunisie, par Annie Arbib

Un jour de mai 43, la libération en Tunisie, par Annie Arbib

 

Un jour, je me mettrai à pleurer et je pleurerai tant et tant que la mer d’Aral retrouvera ses poissons…

Longtemps, j’ai entendu ma mère me raconter, qu’enfant, je perdais mes cils tant je pleurais. Longtemps, je ne me suis pas interrogée sur ce fait pourtant étrange parce qu’excessif mais, après huit ans d’analyse, quelques questions me viennent à l’esprit : pourquoi diable une enfant de deux, quatre ou six ans verse-t-elle tant de larmes ? Quelle peccadille ou quel drame l’oblige à de tels sanglots ?

 

Quel est mon premier souvenir ? Aujourd’hui, photos et films se mêlent à la mémoire. Cette image de ma cadette, en robe blanche et froufroutante, un nœud dans ses cheveux de boucles anglaises, jolie à peindre soufflant ses trois bougies, debout sur un banc, toute fiérote, l’ai-je imprimée en moi ou alors est-ce cette photo, retrouvée parmi d’autres dans des cartons à gâteaux, qui me ravive la mémoire ? Je crois bien que j’en étais jalouse mais mes pleurs sont bien antérieurs à cette scène…

 

J’étais lovée, bien au chaud, encore liée à Elle, encore dans les limbes rassurants quand, ce dimanche-là, un triste messager vint les avertir. Maman pliait soigneusement la layette qu’elle avait cousue et tricotée, avant de la ranger dans la commode de la chambre qu’elle occupait avec son Emile, dans l’appartement de ses parents. Pour attendre ma naissance. J’étais son premier bébé, son premier bonheur de mère. Ma future grand-mère essaya de recomposer son visage avant d’ouvrir la porte.

 

« Ma fille, n’aie pas peur »…

 

Colette avait seize ans, des yeux à damner un ange et son corps aux courbes tendres l’avait fait fantasmer plus d’une nuit mais elle était de bonne famille et il lui fallait jouer serré : les seules fois où il pourrait l’approcher, c’est quand elle irait remplir son seau à la fameuse fontaine de la place, sorte de frontière sociale entre les gens-bien et ceux-qui-l’étaient-moins, la bonne réputation étant généralement le seul bien à défendre ; sinon, elle était toujours flanquée d’une cousine ou de l’une de ses jeunes sœurs. De ses deux frères plus âgés, il lui fallait se faire des amis…                                                                                       

 

Tout les séparait : elle n’était pas riche, non, mais la pauvreté dans laquelle Emile se débattait frisait l’indigence, elle n’était pas un pilier de synagogue mais il avait cessé de croire depuis que sa mère, Hannah Naouri, deux ans auparavant, était morte de chagrin, peu après sa fille aînée. Elle et lui avaient quitté le collège, rayés des listes par application de la loi du 3 octobre 1940,  mais elle était studieuse et il était impossible de trouver plus cancre que lui. En outre,  tandis que son père se démenait pour faire vivre sa famille, le sien battait le pavé, victime de sa nonchalance. Emile était donc obligé de chercher mille petits emplois pour manger à sa faim et aider les siens à subsister ; heureusement, les rues de la médina de Tunis regorgeaient de petites échoppes où quiconque pouvait se nourrir pour quelques piécettes.

 

A dix-neuf ans, il se savait charmant. Les femmes légères de la rue Zarkoun, qui aguichaient les passants de son quartier, ne manquaient pas de le lui faire savoir : certaines ne lui prenaient pas un centime mais il  refusait les cadeaux que d’autres voulaient lui glisser. Depuis un mois, il n’était plus passé les voir et il rassemblait toute son énergie inemployée à trouver une stratégie pour approcher l’élue. Il s’était enfin arrangé pour la croiser et susciter son attention !

 

Colette se souvenait.

 

Depuis que son père, ancien combattant de la première guerre mondiale, prisonnier de guerre,  meurtri par les lois pétainistes, l’avait obligée à quitter le collège, elle vaquait aux tâches ménagères et sa mère s’employait à ne lui laisser aucun moment de liberté ; néanmoins, elle grappillait quelques minutes, tout en faisant les courses, pour bavarder avec les voisines. A plusieurs reprises, elle s’était aperçue des  tactiques de ce jeune homme, plus beau que tous les héros des livres, plus beau que tous les hommes qu’elle connaissait : il mesurait bien un mètre soixante-dix, ses cheveux clairs et bouclés contrastaient avec sa peau mate et ses muscles saillaient sous son maillot de corps. Au dernier coup d’œil qu’elle avait lancé sur lui, elle avait remarqué ses fossettes et, là, son cœur avait battu la campagne.  Elle ne sortait plus désormais sans s’être coiffée et habillée du mieux qu’elle le pouvait… De plus, il chantait d’une voix de stentor, sifflait comme un pinson et ne se privait pas d’ailleurs de le faire, tout en la suivant à distance respectueuse.

                                                                                                                              

Elle mourrait de peur qu’un jour son père, mû par son instinct, n’arrivât plus tôt de son travail et ne s’aperçut de leur stratagème. Il tenait à la vertu de ses filles

plus qu’à sa croix de guerre ; ses garçons, eux-aussi, souffraient de sa sévérité et, s’il n’avait jamais battu ses sœurs ni elle-même, elle comptait avec effroi les coups de ceinture qu’il assénait à ses frères de temps à autre pour les corriger ; c’était un père juste et attentif mais privé de cigarette le shabbat, car la religion juive interdit toute création, fut-ce d’une étincelle, du vendredi soir à la tombée de la nuit jusqu’aux premières étoiles le samedi, il devenait un autre homme et perturbait la maison par ses sautes d’humeur. Quant à sa mère, brave femme au demeurant quand elle allait sur les routes secourir Esther, Fatima ou Christine, elle lui laissait la meilleure part du ménage et la surveillait comme l’huile dans le tajine. Elle avait coutume d’émailler ses propos de proverbes et dictons ;  elle en connaissait un grand nombre mais répétait à l’envi, l’adaptant aux circonstances :

 

 « qui rit dimanche, vendredi pleurera ! »…

 

Cependant, il n’est de vigilance qui ne cède et un splendide jour de printemps, alors qu’elle se rendait seule au marché couvert, Colette découvrit Emile en grande conversation avec son benjamin, Charles, baptisé Charlot-le-finaud par la communauté des sœurs et des frères. Elle fit un petit détour pour atteindre le marché aux poulets et, tout en attendant son tour pour faire occire et nettoyer le sien, elle s’imprégnait comme jamais des parfums alentour. Tous les étals étaient soigneusement disposés en gradins et occupaient rigoureusement le moindre espace ; le marché aux fleurs, aux fruits et aux épices était le plus coloré mais le marché aux poissons ne le cédait en rien en couleurs, et le parfum de la mer, que d’aucuns pouvaient trouver puissant, évoquait plutôt en elle l’écho d’un voyage. Elle était née dans les terres verdoyantes du Nord mais aimait par dessus tout la Méditerranée,  rarement contemplée parce qu’interdite aux filles de bonne maison, expression couramment employée par son père quand il lui interdisait une sortie ; ainsi, aller à la plage au milieu de tous ces hommes ne pouvait se concevoir…

 

Quant au marché aux poulets, qu’elle détestait autant pour ses relents de sang mêlé de plumés que pour le temps que perdaient les officiants à choisir la bonne volaille et lui couper le cou, il trouvait bizarrement grâce à ses yeux ce jour : c’était bien le meilleur observatoire qu’elle pouvait trouver, en fille digne de cet Orient où il faut toujours voir sans être aperçue !

 

Le trajet du retour vers son immeuble du 9 rue du Sergent Isaac Bismuth lui parut trop long et trop court : elle se demandait ce qu’Emile avait pu raconter à son plus jeune frère et craignait que ce dernier n’allât directement rapporter cette conversation à leur mère, auquel cas elle pouvait s’attendre à une scène digne des classiques, avec force cris et vociférations, menaces diverses dont la plus grave serait de tout révéler au père, et, pour le moins, malédictions tunisiennes en chapelet. Un jour, justement, que sa mère lui souhaitait, dans un moment rare de colère, tout à la fois de devenir aveugle, d’être victime d’une attaque, d’attraper une maladie incurable et de se faire “embrasser” par un scorpion, Colette s’était insurgée :

 

« mais enfin, comment une mère peut-elle souhaiter de telles horreurs à son enfant ? »

 

Sa mère avait eu cette réponse splendide :

 

« Les malédictions d’une mère n’atteignent jamais le ciel ! »

 

Quoiqu’il en était, elle décida d’attendre Charlot sur les marches de l’escalier de l’immeuble voisin,  pas plus de dix minutes, poulet oblige. Elle avait acheté en chemin un paquet de « mèlhè ou bninè », des graines de lin « salées et bonnes » à un vieux marchand ambulant qui proposait ses cornets d’une voix nasillarde ; elle s’approchait toujours de lui avec un mélange de pitié et de tendresse : il la saluait et lui caressait la tête tout en chantant les mérites de son produit, dont ce frère raffolait. Elle venait d’entamer le sachet quand il passa, l’air pressé. Quand elle surgit devant lui, il afficha le sourire narquois de qui partage un secret et ne le répétera pour rien au monde, et certainement pas pour une friandise ! Mais elle savait sur lui deux ou trois petites choses qu’il avait commises et ne désespérait pas d’arriver à ses fins… Ainsi, dans un réflexe de joie maligne, il avait incité un de ses copains à lécher le verre d’une lampe à pétrole allumée, sous prétexte d’en recueillir le miel qui en gouttait ! Le malheureux n’avait eu la langue sauve que grâce à l’intervention de Colette. Néanmoins, la seule confidence qu’il consentit à lui faire concerna la tenue d’Emile.

 

En effet, dans quelques jours, tout le quartier allait organiser Pourim, en commémoration des épousailles du roi des Perses, Assuérus, et d’Esther, jeune juive qui sauva son peuple des persécutions, une fois n’est pas coutume, hélas ! Colette appréciait qu’en cette occasion les deux autres communautés se joignent à la sienne et que cette fête soit celle de tous les enfants. Les mamans juives, ce jour-là, préparaient pour eux des gâteaux lilliputiens, aux amandes, aux dattes, dégoulinants de miel. Les yoyos, sorte de beignets ronds assez denses aux œufs, les macrouds, losanges de semoule aux dattes, les manicoutis ou roses des sables, appelées également oreilles d’Aman, premier ministre d’Assuérus, celui-là même qui sera pendu en effigie pendant la fête,  garnissaient leurs plus belles assiettes et elles les apportaient à leurs familles, voisines et amies. Et c’était de gais chassés-croisés qui se répétaient à la fin du Ramadan ou de Pâques quand les mamans musulmanes et chrétiennes se lançaient dans la création de leur propre pâtisserie. Elle espérait que ces coutumes se perpétueraient jusqu’à la nuit des temps ! Tout comme la confection des déguisements qu’elle et ses amies élaboraient dans de vieux coupons ou des vêtements usagés.

 

Tout au long de la journée et jusqu’à la procession finale, dans les rues décorées de lampions, enfants, jeunes et moins jeunes se promenaient travestis. Même son père ne trouvait rien à redire qu’elle se déguisât encore. Puisque Emile avait choisi une tenue « zazou », pantalon étroit « feu de plancher », veste ample à martingales tombant sur les cuisses, elle porterait la version  « swing »,  jupe plissée rouge, courte, à carreaux, petit pull ajusté assorti et chaussures à semelle de bois. C’était une des réactions à l’occupation du pays que d’arborer des tenues que le cinéma américain véhiculait jusqu’ici. Le mois d’Avril est toujours clément en Tunisie. La fête serait des plus réussies.

 

Sa cousine Fortunée l’accompagnerait. A quinze ans, c’était une jolie brune, au teint laiteux fort prisé, de taille élancée et qui avait la langue bien pendue : en sixième, elle avait tenu tête à son professeur de français et celle-ci, oubliant son bagage universitaire, s’était écriée, de l’accent le plus faubourien, roulant les « r » et lancée dans les aigus :

 

« Et alors, mets tes mains sur tes hanches et viens te disputer avec moi ! »

 

L’anecdote  était inscrite dans les annales familiales.

 

Fortunée était au courant du coup de cœur de sa Colette et elle l’approuvait. Toutes les filles du quartier avaient le béguin pour ce beau garçon que l’on entendait souvent chanter à tue-tête ou siffler comme pour s’annoncer. Qu’il fasse la cour à sa cousine, c’était comme si l’événement rejaillissait sur elle et ses sœurs et leurs amies. Bien sûr, connaissant le caractère emporté de son oncle, elle craignait que la réputation de voyou d’Emile, bien amplifiée par les ragots et complètement injustifiée selon elle, ne lui parvienne et qu’il réagisse en cloîtrant sa fille. C’est pourquoi elle était prête à prendre des risques pour protéger cette romance naissante car il lui semblait mener un combat contre l’obscurantisme et même, elle osait le penser, contre le despotisme de leurs parents. Une de leurs amies n’était-elle pas enfermée chez elle depuis des mois pour cacher sa grossesse alors qu’il eût fallu dénoncer l’abus sexuel dont Inés avait été victime ? Mais les tabous étaient tels qu’il n’y avait pas de place pour l’apitoiement.

 

« De zazou à voyou, il n’y a qu’un pas » avait décrété Bébert-le-poète après avoir surpris les regards échangés entre sa sœur et Emile pendant la fête. Elle l’avait supplié de se taire au nom de leur fraternelle amitié : n’était-ce pas à elle qu’il lisait des heures durant les strophes des sonnets dédiés à sa belle, n’était-ce pas elle encore qui admirait les croûtes qu’il peignait laborieusement, n’était-ce pas toujours elle qui faisait le facteur… Il y avait consenti et avait même promis qu’il n’en piperait mot à Jojo-l’avocat, leur frère aîné, ainsi surnommé car il pérorait à longueur de journée pour un oui ou un non, certain de son bon droit ; il n’y avait que devant le père qu’il se dispensait de plaider ! Colette avait gardé pour elle la teneur du message que son galant lui avait passé ; elle en tremblait encore et n’était pas sûre, mais alors pas du tout, d’avoir envie le lendemain de se rendre à la fontaine d’autant, qu’en la quittant, Bébert lui avait soufflé, comme pour la mettre face à ses responsabilités :

 

« N’oublie pas, tout de même, qu’il est tripolitain ! »

 

Colette ne dormait pas. Elle regardait intensément le décor modeste de la chambre qu’elle partageait avec ses deux sœurs ; elle contemplait leurs visages

tellement dissemblables et qui témoignaient parfaitement de leur caractère : à dix ans, Daisy était vive et farouche, menue, presque maigre ; l’expression tendue de son fin visage, même dans le sommeil, disait bien son désir de ne se laisser vaincre par quiconque et surtout pas par ces garçons du voisinage dont elle partageait les jeux, ainsi que sa volonté de protéger la veuve et l’orphelin, même à leur corps défendant ! De cinq ans plus jeune, Simone, souvent accrochée à ses basques, dans l’attente de leur mère absente, jouait de son charme, yeux grands ouverts, sourire permanent dessiné sur un visage tout en

a-plats. Seule l’évocation de Baba Hou, le croque-mitaine local que tout adulte, conscient de son pouvoir, ne manquait pas de faire surgir à tout propos, semblait la faire sortir de sa contemplation. Malheureusement pour les enfants, les occasions de faire appel à Baba Hou étaient nombreuses tant il est vrai que les parents se vengent, quelquefois, sur leurs rejetons, des frayeurs subies dans leur jeune âge… et tourne le manège du temps.

 

Elle avait tenu sa main droite serrée fort pour retenir le papier qu’il lui avait glissé ; elle s’étonnait de sa hardiesse et se demandait encore comment elle n’avait pas défailli quand elle l’avait entendu siffloter dans son dos : elle avait regardé de tous côtés, aussitôt sortie de son immeuble, et avait fait quelques pas vers les rues du souk des Livournais avoisinant, de crainte que son père ne soit attablé au café du coin. Emile devait se douter du risque, il avait dû observer le cheminot et l’avait attendue sous la porte cochère d’où partaient chaque matin les livreurs de lait sur leur charrette tirée par des baudets. Il lui fallait maintenant trouver un lieu sûr pour lire la lettre et un endroit pour la cacher : la rue fourmillait de mille regards, chacun connaissant chacune et les enfants petits ou grands bénéficiaient de cette surveillance, malveillante à l’occasion. Et dans l’appartement, aucune chambre n’avait de clef ; à chaque instant pouvait surgir sa mère ou une voisine venue sans s’annoncer comme à l’accoutumée. Elle se réfugia dans les toilettes communes sur le palier :

 

Mademoiselle,

Il m’est plus difficile de vous écrire que de provoquer à la course à pied le champion de l’Alliance Sportive ou de me battre contre dix types qui me chercheraient des histoires. Je vous connais depuis toujours mais c’est à la fontaine le mois dernier que je vous ai vue vraiment et que j’ai su que mon cœur ne battrait plus que pour vous. Je ne sais pas si vous m’avez remarqué mais j’ai demandé à votre frère Charlot de vous parler de moi pour que j’aie le courage de vous donner cette lettre. Tout me plait en vous, vos yeux noirs magnifiques et votre bouche, comme un cœur, et votre démarche quand vous balancez votre seau en allant chercher l’eau… Je sais que ce n’est pas simple pour une fille comme vous de faire confiance au premier venu mais donnez-moi une chance.

Venez dimanche après-midi au Belvédère à trois heures, près des grandes grilles de l’entrée. Je passerai tous les soirs de la semaine à six heures devant votre fenêtre ; si vous êtes d’accord, accrochez la jupe que vous portiez aujourd’hui au fil à linge. Faites-le, je vous en supplie, sinon je n’aurai plus de goût à rien. Emile

p.s. si vous acceptez de me fréquenter, je ne me battrai plus contre personne

 

Colette, au bord du sommeil, ressentait une émotion étrange, tellement forte qu’elle lui paraissait, à elle, qui pourtant la ressentait, comment dire… un peu jouée, comme si demain allait changer sa vie alors qu’elle savait pertinemment que ce n’était qu’une rencontre, qu’une rencontre, qu’une renc…

 

Plus que cinq jours à attendre. Fortunée était prévenue. La veille, Colette avait suspendu cinq minutes, pas plus, sa jupe à carreaux à la fenêtre,  pour leur donner cette chance qu’il réclamait mais pas une minute de plus parce qu’elle était tellement effrayée, tout de même ! Quand Inès était tombée enceinte, parce qu’une femme tombe enceinte comme une pomme blette tombe d’un arbre, aucun ragot n’avait été épargné à son amie, et même sa propre mère, bienveillante le plus souvent, y était allée de son laïus :

 

« Et voilà comment, par imprudence et stupidité, une fille déshonore sa famille ! »

  

Et, comme en écho, le chœur des voisines renchérissait :

 

« Et voilà comment elle gâche ses chances de faire un bon mariage  et, en plus,  elle fait pleurer sa mère !!!».

 

Ainsi, Inès s’était collée sur le dos et pour l’éternité une étiquette de dévoyée sans que jamais son suborneur ne pâtisse de la situation.

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Mais il arrive quelquefois que le romanesque l’emporte sur la peur ou, alors, est-ce un sixième sens qui prévient les filles sages que ce rendez-vous là n’est pas à manquer ? Et s’il faut, pour ce faire, s’exiler vers la grande ville, ne serait-ce que quelques heures, soyons intrépides !

 

Dans sa rue, il n’y avait pas un arbre, non plus d’ailleurs que dans les ruelles des souks avoisinants ; pas assez de lumière, peut-être, dans les rues étroites et tortueuses de la médina mais une vie tellement dense dans ces gargotes, ces échoppes de bijoutiers, de ciseleurs, de cordonniers, de marchands de tissus, de tapis, de poteries, de chèches et autres pièces des costumes traditionnels. Et les bouchers ! Ils étaient tellement nombreux ! A croire que tous les carnivores de la terre s’étaient donnés rendez-vous sur cette douce contrée ! Le cliquetis des machines à coudre des tailleurs répondait en cadence aux petits marteaux des dinandiers. Comme par hasard, mais en fait parce que le plus fréquenté par les ménagères, c’est dans le souk des épices que s’étaient installés les pâtissiers et c’était à celui qui réussirait la meilleure citronnade et les plus savoureux croquants.

 

Plus souvent qu’à son tour, elle s’était hissée sur les charrettes des marchands de lait qui laissaient tous les enfants y grimper une fois leurs bidons vidés ; elle parcourait ainsi quelques mètres qui la menaient chez l’épicier ou le boulanger. Comme on sauvegarde un paysage aimé dans la trame des souvenirs, certains parfums ne nous quittent jamais : celui du pain chaud en train de cuire, Colette le respirera à pleins poumons partout où un boulanger saura pétrir mais les fragrances subtiles des épiceries tunisiennes –épices colorées dans des bocaux de verre, semoules de blé, d’orge, farines de maïs, de sorgho, légumes secs présentés dans des sacs de jute, bouquets d’ails et de piments rouges suspendus aux poutres de l’échoppe sombre, énormes bidons d’huile d’olive luisants de mille gouttes, sans oublier les friandises -loukoum, halwa, bâtons de réglisse ou d’angélique- que le marchand vous offrait volontiers après vos emplettes, en quel lieu magique pourra-t-on jamais les rassembler, autre que dans les souks de Tunis ? Et les bonbons rouges qui vous faisaient une bouche d’amarante…

 

De-ci de-là s’installaient dès potron-jacquet, tirées par des ânes, de petites charrettes des quatre-saisons, pour les chalands nonchalants et gourmands ; le vendeur de charbon de bois commençait sa tournée, cheminant de concert avec l’aiguiseur de couteaux, s’égosillant à tour de rôle : « carboun, qui veut mon carboun ?» « couteaux aiguisés, découpage aisé », croisant le porteur d’eau courbé sous le poids de l’outre en peau de chèvre ou saluant le laitier ambulant qui proposait du lait d’ânesse dans ses gargoulettes, cruches de terre ocre. Non loin de là, des portefaix proposaient leur service et les cochers se mettaient à disposition de ceux qui se déplaçaient vers la ville nouvelle ; quelquefois, ils ramenaient chez eux, pour quelques centimes, les enfants fatigués et leur mère, à la sortie du bain maure ; une matrone, véritable poussah, en détenait la clef ; elle n’avait pas sa pareille pour vous remettre un membre démis ou soigner une plaie au savon noir. Une fois par semaine, les dames du quartier se rendaient au hammam, les moins fortunées au minimum une fois par mois, contraintes à la pureté…

                                                                                                                            Toutes, cependant, observaient les rituels et dans les couffins se trouvaient, pêle-mêle, letfal pour les cheveux et la peau, le lif  pour étriller les corps, et, si possible, la meilleure citronnade et les meilleurs croquants pour récupérer des forces. Et c’était des chants, et des disputes quelquefois, et des pleurs, ceux des enfants que leurs mères coinçaient entre leurs jambes vigoureuses, le temps du bain. Que de mariages avaient été conclus là : la mère du garçon lorgnait la jeune fille, en parlait à son mari, qui en parlait au père qui en parlait à la mère et c’était des messes basses et des arrangements dans la moiteur des pièces chaudes. Et les futures belles-mères ululaient leurs premiers youyous.

 

Mais Colette n’en était pas là. Il n’était question que de s’aventurer dans les quartiers chics de la capitale. Depuis que ses parents avaient quitté le Kef, une petite ville du nord-ouest où ses grands-parents s’étaient installés après avoir fui l’Algérie pour échapper aux émeutes anti-juives, fomentées par les colons, depuis, donc, elle avait parcouru à loisir les quartiers avoisinants, trottinant derrière sa mère qui jouait à l’infirmière, jusqu’à ce qu’elle soit en âge de s’occuper de sa cadette. Mais les rues de Tunis-la Ville Nouvelle lui étaient quasi inconnues ; de rares fois, elle avait accompagné ses parents dans leur visite à ses oncles qui « avaient réussi »… Leurs appartements ne ressemblaient en rien au sien : un couloir séparait les chambres spacieuses, dans la cuisine aménagée s’affairait une femme de ménage et c’est dans un salon aux meubles tarabiscotés que le café était servi. Les jardins du centre-ville faisaient la fierté des tunisois et  l’air embaumait  la fleur d’oranger dès les prémisses du printemps. 

 

Elles arrivèrent au Belvédère, le plus grand parc de Tunis. Il l’attendait. Son cœur manqua un battement ; elle s’agrippa au bras de sa cousine qui déjà saluait Emile, déjà lui disait « au-revoir-à-tout-à-l’heure », l’abandonnant déjà, cette lâche ! Elle n’osait pas le regarder et ils marchèrent un long moment sans dire mot jusqu’à ce qu’ils arrivent au plan d’eau où se pavanaient des cygnes noirs et blancs. Bien sûr, lui connaissait ces jardins, personne ne l’avait suffisamment surveillé pour l’empêcher de découvrir sa ville et il se sentait partout à l’aise et avec tout un chacun. Il lui murmura pourtant :

 

« Vous seule avez le pouvoir de m’intimider. »

 

Un marchand ambulant proposait ses citronnades « rien que de l’eau, du sucre et du citron… » et des « banbaloni » légers beignets enrobés de sucre en poudre, mais elle ne pouvait ni boire ni manger, c’était déjà bien qu’elle puisse respirer, se disait-elle. Tant d’interdits bravés d’un seul coup, cela lui donnait presque envie de rire. Emile la regardait à la dérobée ; il savait bien le poids d’une telle éducation et d’ailleurs, il la félicitait :

 

« Merci d’être venue, j’avais vraiment peur que ce soit trop difficile ; j’ai souvent rencontré votre père et, même à mon âge, il m’impressionne. Est-ce qu’il quitte son feutre, son col amidonné et sa canne quand il se couche ? »

 

Colette riait. Elle n’avait, en effet, jamais vu son père en pyjama mais elle avait bien cru, elle, que son institutrice s’endormait chaussures aux pieds, car tant de savoir la mettait au-dessus du lot des mortels et se déchausser était digne du dernier des communs, n’est-ce pas ? Et ce rire partagé soudain la mettait en confiance : ils étaient du même quartier et s’ils n’avaient pas les mêmes fréquentations, tout se savait des uns et des autres et d’ailleurs, en y pensant, il faudra redoubler de prudence…Ici, toutefois, elle se sentait à l’abri ou, plus exactement, en liberté surveillée mais tout de même au bout du monde. Dans les allées bien entretenues, les promeneurs semblaient d’une autre planète : la plupart des femmes étaient  habillées à l’européenne, maquillées, toutes chapeautées et si les hommes ressemblaient à son père quant à leur accoutrement, ils ne marchaient pas deux pas derrière leur compagne mais lui tenaient le bras galamment. De temps en temps, quelqu’un saluait Emile mais personne de leur connaissance ne vint les déranger. Au bout de quelques minutes de promenade, il lui proposa une ballade en calèche pour qu’elle puisse respirer les jardins :

 

« Pas plus de vingt minutes et ensuite je vous raccompagne à la grille, pour attendre votre cousine ».

 

Même les pets virulents du cheval n’ont pas gâché la magie de l’instant. Quand, furtivement Emile avait pris sa main, Colette s’était demandé quelle émotion plus forte elle pourrait un jour ressentir : tout se passait comme dans ses rêves idéaux ; en plus de sa beauté, il était tendre, respectueux, généreux. L’indigence de sa famille était connue de tous les voisins, elle avait entendu dire que toute la famille dormait dans la même chambre et qu’il fallait installer un matelas jusque sur la table. Pourtant, rien de morbide ne se dégageait de lui et elle ne s’était jamais sentie autant sûre d’exister qu’à son côté, assise dans cette voiture.

 

Fortunée, prudente, se trouvait avant eux devant les hautes grilles ouvragées de fer forgé qui cernaient le Belvédère plus qu’elles ne le fermaient : à toute heure,  avait révélé Emile, les amoureux s’y donnaient rendez-vous.

 

« Je vous attendrai au même endroit, dimanche prochain, à la même heure. Si vous avez un empêchement, envoyez-moi un mot, je passerai sous vos fenêtres tous les soirs à six heures. Savez-vous monter à vélo ? ».

 

Depuis six mois, Emile travaillait chez Monsieur Nataf, brave homme s’il en fût et qui remédiait à l’inexistence du père, qu’il soit en voyage à Benghazi, à Paris ou partageât leur taudis. A eux deux, ils faisaient marcher la petite affaire de location et réparation de cycles, récupérant deci delà chambres à air, courroies et guidons qui faisaient défaut depuis l’occupation allemande. Son patron lui avait inculqué tout ce qu’il savait en politique et formé à l’idée communiste, la belle et grande  idée du partage de tous les biens, un communisme à la tunisienne qui ne se prenait pas trop au sérieux même au sein des cellules de réunion. En plus de la paie, son patron lui offrait de temps en temps des places pour aller au cinéma Le Marivaux, au cirque Amar… ou alors lui prêtait des livres sur la politique, Mein Kampf  ou Le Capital. Un jour, il lui avait même offert de l’adopter mais Emile avait refusé, en pensant que sa mère, où qu’elle se trouve, n’aurait pas apprécié...

 

La semaine avait été longue, d’autant plus longue qu’il avait eu peur : Mardi, s’était annoncée sa tante, venue rappeler la promesse faite à sa naissance de le marier à sa fille, ce grand échalas, laide à faire peur, fausse comme le violon de « Frajji-laamè ». Ce musicien des rues, aveugle, distillait d’une voix nasillarde les refrains des chansons du moment ; il s’interrompait pour apostropher Emile, qu’il reconnaissait à son pas :

 

« Milio, lèbess ? Qu’est-ce que je te chante aujourd’hui ? »

 

« Ha, Frajji, ta voix est aussi forte que le klaxon du tramway… »

 

« Cinq et jeudi sur moi »

 

rigolait-il pour conjurer le mauvais œil et il continuait à chanter, empochant la menue monnaie que passants et boutiquiers s’empressaient de lui tendre pour le voir changer de trottoir au plus vite.

 

La cousine, qui faisait des mines à n’en plus finir et tentait de mettre en évidence ses maigres appas, ne devrait sans doute qu’à sa riche dot de trouver la victime à épouser. Malgré l’attrait de l’argent, Papa Gabriel n’avait pas insisté ; son absence perpétuelle l’avait démis de ses prérogatives de père et il avait l’intelligence de le comprendre ; seule, sa sœur cadette, Marguerite, avait essayé de faire miroiter l’aubaine ; il était parti d’un grand éclat de rire et avait tiré ses cheveux roux avec affection ; elle n’était pas plus haute que deux pommes et n’avait jamais exercé d’autorité sur lui qu’elle couvait d’une tendresse sans défaut. N’empêche, il avait eu peur tant étaient marquées, dans la coutume, les promesses échangées entre parents. Sa sœur aînée, toute de pudeur et de sagesse affichées, mais amoureuse, tellement amoureuse,  ne s’était-elle pas enfuie, au grand dam de la famille, jusqu’en Libye, pour échapper à ce contrat sur sa tête… Il faudrait qu’il demande à Colette si un quelconque cousin ne l’espérait pas dans son gourbi…

 

Il L’attendait. Son patron lui avait prêté un tandem ; ainsi, ils formeraient un duo avant de former un couple, il en était persuadé. C’était elle qu’il voulait à ses côtés, pour le restant de ses jours et de ses nuits. D’ailleurs, il avait cherché les mots pour le lui dire, sans l’effaroucher :

 

« Mon cœur est définitivement à vous. Ne croyez pas que j’exagère, ce n’est pas un béguin… »

 

Elle n’avait pas eu l’air surpris, elle avait souri et il avait osé l’embrasser : bécot chaste comme il se doit quand on fleurette avec une « vraie jeune fille » et, ensuite, ils avaient pédalé tant et plus dans les allées du Belvédère, jusqu’à la terrasse qui donne son nom aux jardins, tout en haut de la colline. Le poids même de la guerre s’atténuait.

 

A sa question, elle avait acquiescé ; en effet, elle avait un promis, son cousin germain Charles, de deux ans plus âgé qu’elle, le fils de son oncle Ichoua. Un brave homme, ne prononçant jamais un mot plus haut que l’autre, pétri de bonne religion et obéissant à son frère, bien qu’étant l’aîné. Quand ils vendaient tous deux dans la rue, à la sauvette, pour se faire quelque argent en ces temps difficiles, des artichauts bouillis, c’était Barouk, son père, qui vantait haut et fort les qualités de leur  légume et le houspillait :

 

« Mais, bon sang, si tu murmures, quel est l’âne qui s’approchera de nous? »

 

L’oncle haussait le ton, quelques minutes. Ce n’est pas de lui ni de son épouse, tout aussi gentille, que viendrait une résistance, Colette le savait : il lui faudrait batailler pour imposer Emile à son père ; ce dernier entrait dans des colères froides à la moindre contrariété et la frayeur qu’elle ressentait à l’idée d’être découverte, là, sous les décombres, lors d’un hypothétique mais possible bombardement, était à la mesure de l’idée qu’elle se faisait de la fureur, supputée, de son paternel :

 

- « Emile, s’ils nous trouvaient morts, quelle honte ! Que dirait mon père ? »

 

- « Et alors, puisque nous serions morts, qu’importe »

 

- « Ah non, ce n’est pas possible, tu ne peux pas comprendre, j’en meurs déjà rien qu’à l’idée ».

 

Il la contemplait, la berçait pour la calmer et chantait a capella le répertoire de Mohammed Abdel Wahab, chantre de l’amour ; il lui traduisait, mezza voce, les mots d’arabe égyptien qu’elle pouvait ignorer :  Mon cœur poignardé prend patience en attendant le jour… mon cœur, mon cœur, perds-moi dans ton regard... Si tu ne vois pas mon amante aussi belle que je la vois, prends mes yeux pour la contempler… En réponse, elle lui récitait du Rosemonde Gérard « car vois-tu chaque jour je t’aime davantage » ou du Victor Hugo« combien de marins, combien de capitaines… ».

 

Pour oublier la guerre : des chansons et des rimes. Les allemands furetaient dans

Tunis. Quelquefois, ils pénétraient dans les maisons juives et musulmanes et mettaient tout à sac mais c’était la police française soumise à Pétain qui réquisitionnait, pour les camps de travail de Ksar Tir, de Bizerte ou de Sfax, les juifs exigés par les allemands pour creuser des tranchées, installer des lignes téléphoniques ou exécuter d’autres tâches nécessaires à l’Axe pour asseoir ses positions. La communauté juive, tenue de fournir à ses coreligionnaires à manger et à boire, recueillait dans le même temps des informations sur l’avancée de la guerre : les allemands commençaient à construire des prisons, avec d’énormes cheminées, à Djebel Djelloud, à moins de cinq kilomètres de la capitale ! Allez savoir pourquoi…

 

Mais tous deux étaient à mille lieux d’imaginer le proche avenir ; leur

préoccupation légitime était de se faire les plus discrets possible ! Néanmoins, le manège de Colette, qui mettait le nez à la fenêtre à chaque passage de son merle blanc, sifflotant un air convenu, n’avait pas échappé à la voisine de l’immeuble d’en face ; elle avait même décodé les signes : doigt pointé sous le menton signifiait « je t’attends » et « j’arrive », le doigt à l’oreille de la « recluse » « je suis surveillée ». Marie, en voisine consciencieuse, était allée voir la mère… Depuis, chaque jour, après que Colette eût terminé le ménage, Rachel la battait tout aussi consciencieusement ! Et que dire ? Sa mère était cardiaque, avait eu plusieurs malaises épiques, ce qui lui enlevait toute velléité même de réaction quand elle la frappait et ne manquait pas de lui pincer la bouche, en disant :

 

« voilà ce que je fais à la mal élevée qui embrasse le premier venu »

 

et le cérémonial durait depuis une semaine, déjà, quand « le premier venu » fut pris dans une rafle, non loin du plus grand cimetière juif de Tunis, au lieu-dit le Passage, direction les chantiers du service du travail obligatoire. Désormais, ils ne se rencontreraient que lorsqu’il trouverait le moyen de revenir à Tunis. Colette réfléchissait au moyen d’éviter la colère de sa mère. Sur les conseils avisés de Fortunée, elle avait fini par raconter à Emile ses séances «d’après-ménage» particuliers tout en lui assurant qu’elle était prête à supporter des corrections encore plus sévères pour continuer à le fréquenter. Il avait alors, sur le champ, décidé d’aller rencontrer ses parents. Colette avait du argumenter pour le décider à ne voir d’abord que sa mère :

 

« Il te faudra user de tous tes charmes pour la convaincre ; elle craint tellement la réaction de mon papa »

 

Bébert fut appelé à la rescousse ; il avait apprécié Emile en réchappant des pneus avec lui et se fit fort de persuader Jojo-l’avocat de la valeur du chéri de leur sœur ; à eux deux, ils entreprirent tant et si bien leur mère qu’elle accepta de le rencontrer. L’appartement sentait le propre et chaque napperon avait été amidonné. Colette avait confectionné un pain d’Espagne, sorte de quatre-quart, et préparé un orgeat, un sirop à base d’amandes douces et amères que seules réussissaient les douées en pâtisserie : elle tenait à lui prouver d’autres qualités que celles de la cycliste en tandem…

 

Sa mère la lorgnait du coin de l’œil, à demi rassurée par la démarche officieuse du jeune homme ; Colette n’en menait pas large : dépasser les interdits, fussent-ils mineurs, ce n’était pas une mince affaire et elle savait les exigences de sa famille : l’honneur avant tout ! La présence de ses frères compensait l’absence du père. Emile arriva enfin, à l’heure dite, à la main quelques fleurs et un beau pain blanc, rare en ces temps de disette. Après les salamalecs d’usage, la conversation tourna autour des projets du garçon : il était sûr de ses sentiments et voulait épouser Colette ; il n’était pas riche mais travailleur et son honnêteté était connue du quartier. Il tenterait même l’impossible pour la rendre heureuse ! Son sourire et sa gentillesse désarmèrent Rachel et quand elle finit par lui dire, de l’air sérieux qui convient à un tel événement :

 

 « Il faut maintenant que je rencontre votre mère, avant la demande officielle »

 

et qu’il l’informa qu’elle était morte deux ans auparavant, elle abandonna toute morgue et lui promit qu’elle amadouerait Barouk et qu’il pouvait en parler à sa famille.

 

Mais c’est au petit cimetière, aux confins de la Casbah,  qu’il se rendit. Depuis l’enterrement, il n’y était pas retourné… Maman ! Omi !  Il avait tant prié pour qu’elle ne meure pas, pour qu’elle ne suive pas sa fille aînée dans la tombe.

Le courage dont elle avait fait preuve dans l’adversité le bouleversait encore ; elle avait auparavant tout accepté : l’absence  de son enfant, né d’un premier lit, laissé à la grand-mère pour obéir à son deuxième époux, l’irresponsabilité de ce dernier, la gêne dans laquelle elle se débattait depuis, confectionnant des sachets de papier pour quelques petits « dourous » afin d’améliorer le quotidien de ses enfants, pourvu, disait-elle, en souriant tendrement, que ceux-ci se portent bien :

 

«Dieu pourvoira à tout comme il nous envoie le soleil aujourd’hui ».

 

Cependant, après la mort de Tonia, elle était restée cloîtrée dans sa chambre minuscule, ne se soignant plus, mangeant à peine, ternie par la douleur. Seul Emile parvenait quelquefois à la faire sourire… Omi ! Maman ! Il n’avait plus jamais prié depuis. Elles étaient là toutes deux, les si chères à son cœur. Il leur murmurait simplement bonjour quand il passait devant les grilles.

 

Aujourd’hui, il voulait leur faire part de son bonheur, les remercier en quelque sorte de ce qu’il était devenu grâce à elles : être pauvre à ce point et néanmoins ne pas  basculer dans la rancœur ou la malhonnêteté, il faut être beaucoup aimé pour y parvenir, être aimé dans le rire et la tendresse et cela ne lui avait pas fait défaut pour qu’il puisse ainsi aimer à son tour…

                                                                                                                                             Si le passé est fondation de toute vie, il n’en est pas le ciment et seul le présent et l’avenir porteur de rêves importent. Et, heureusement, Emile cultivait en lui ces certitudes. L’idée de repartir pour le S.T.O ne lui faisait pas peur ; il y aura toujours moyen de se débrouiller pour n’en être pas victime car partaient avec lui ses presque frères, Edmond et Georges. Compagnons de misère, ils participaient également à toutes ses aventures et le soutenaient de

toute leur joyeuse amitié dans la conquête de sa belle : des mois plus tard, ils signeraient de deux cœurs entrelacés, aux initiales des amoureux,  les lettres adressées à Colette, leur marraine de guerre.

 

Dans les rues de la Médina et des souks, la joie n’était plus de mise et les « bouchahdiè glou-glou», les «dèguèzè » ne faisaient plus recette. Les premiers hantaient les nuits de tous les enfants de la Tunisie. Habillés de pied en cap de rouge et de blanc, des castagnettes aux chevilles et aux poignets, des grelots accrochés à leurs chapeaux pointus, ils menaient à deux ou trois une sarabande effrénée au son de leurs tambourins, roulant des yeux,  jusqu’à ce qu’on leur jette quelques sous ; et les parents à bout d’arguments menaçaient leur progéniture de les donner en pâture à ces danseurs des rues… Quant aux déguèzè, les diseuses de bonne aventure, elles venaient des campagnes environnantes pour gagner quelque argent ou recueillir dans leurs chaudrons les « bou malout ou bou rhalout » restes de nourriture des mieux nantis, qui leur serviraient de dîner. Quand elles étaient sollicitées, elles animaient les réunions féminines de leurs chants bédouins traditionnels ou alors dessinaient au henné des arabesques sur les mains et les pieds des fiancées, pour appeler la chance.

 

Il faudra bientôt beaucoup de henné, préparé dans des coupelles placées dans un coin de chambre, dans les maisons désertées par les jeunes hommes, beaucoup de prières adressées à Dieu omniprésent, beaucoup de recommandations des mères alarmées à leurs fils chéris, elles qui les obligeaient à rajouter un chandail à leur barda au cas où…,  pour éloigner le spectre de la mobilisation ; en filigrane, les affres de la guerre, déjà supportées par de nombreuses familles en 1914… Colette n’oubliera jamais le récit, maintes fois réitéré, de la réception de l’avis de mort au champ d’honneur de son cousin Jean. Son père était encore à Verdun, prisonnier dans une cage, et une peur irrépressible s’était abattue sur toute la famille ; sa mère allumait des bougies et priait les saints protecteurs. Sans doute, le père était revenu comme bien des soldats de la famille mais il avait fallu bien des joies pour atténuer cette douleur. Et cela recommençait, les pères arrachés à leurs familles, les fils à leurs mères, les fiancés à leurs promises, cela recommençait pour que ces Français ne cessent d’être français.

 

Mais Colette n’avait aucune raison de s’effrayer ; Emile n’était-il pas à l’abri, à Ksar Tir, même s’il subissait, lui qui n’acceptait aucune contrainte, le poids du  travail obligatoire : creuser le jour des tranchées qui serviront, la nuit venue, à installer les fameuses lignes téléphoniques utiles aux forces ennemies. Certes, elle avait peine à l’imaginer là son futur fiancé, emblème vivant de la vie même, mais se sentait rassurée car elle voyait s’éloigner le spectre de l’enrôlement d’Emile dans les forces françaises libres, plus amoureuse que patriote ! Elle comptait les jours, ne sachant jusqu’à quand, car nulle permission n’était prévue dans le texte de la loi du 16 février 1942, promulguée par le gouvernement de Vichy. Fort malencontreusement, ce dernier avait choisi l’abréviation SOT, ce qui avait prêté à rire à ceux qui en éprouvaient encore l’envie, pour rapidement modifier l’appellation en STO mais le merdier était le même.

 

Mais quand les Alliés avancèrent sur Tunis, les nazis renvoyèrent dans leurs foyers ces trublions juifs qui mettaient tant de mauvaise volonté à exécuter leurs ordres. Pour Emile, il n’était pas question d’y retourner ni de continuer à se cacher à la première alerte de rafle. Il choisit de tenter sa chance à Bizerte où la marine française avait besoin de bras et ne pratiquait pas de ségrégation. Il se rendit à l’Arsenal et se présenta à l’Ingénieur en Chef, qui dirigeait les travaux maritimes :

 

« Bonjour, Monsieur. Je suis Français mais… je suis juif »

 

« C’est bon, j’ai compris. Allez vite chercher votre paquetage »

 

Et Bizerte compta un nouveau ferrailleur de vingt ans dans ses rangs, le 2 Janvier 1943. Cette ville, à quelques soixante kilomètres au nord de la capitale, retenait encore dans ses eaux certains bâtiments désarmés et n’avait pas suivi Toulon, la nuit du 26 au 27 novembre 1942, dans le sabordage de quatre-vingt cinq de ses navires et sous-marins.

 

Des camps voisins s’organisait tout un système d’évasion pour ceux qui n’en pouvaient plus des conditions imposées par l’armée d’occupation ; chaque semaine, les camions qui conduisaient les permissionnaires de la Marine vers Tunis embarquaient deux, trois, voire quatre fuyards. La panique commençait à s’installer dans les rangs allemands et la discipline se relâchait. De rares représailles étaient à craindre et il fallait en profiter. Lors de ses permissions, une par quinzaine, Emile se chargeait de bon pain, de plus en plus rare sur les tables, ainsi que de légumes détournés des cantines du mess, et la distribution se faisait au chant des bénédictions :

 

« Rabbi i han alik » ou « i katar hirek »ou encore « yerham oueldik » pour appeler l’attention de Dieu sur toi, qu’Il augmente ton bien ou veille sur les mânes de tes aïeux…

 

Nèjiè et Si Mansour Ben Mansour, les voisins de toujours, qui avaient vu naître les enfants de Rachel, n’étaient pas oubliés. Comment dire l’amitié quand les mots sont faibles ; comment raconter la fraternité au quotidien, le soutien réciproque et à tous les moments, ce lien qui jamais ne se dénoue et résiste même à la disette. C’est cette amitié chantée par les poètes, comme un sentiment supérieur même à l’amour car unique, quand elle est sincère, comme elle devrait l’être toujours, qui unissait les deux familles. Et qu’importe alors si les croyances vont vers Abraham, Jésus ou Mahomet, l’amitié se ressert autour du même kanoun, ce récipient de terre rempli de braises et qui sert de réchaud, ranimé en permanence, éventé à tour de rôle par les femmes qui se tiennent accroupies devant le feu et se laissent aller à leurs rêves.

 

Ou à leurs cauchemars. Car il arrive qu’une amitié se lézarde, sans qu’on y prenne garde. Les signes avant-coureurs existent mais comment croire que celle qui te disait « si je meurs, je veux que tu t’occupes de mes enfants » ou encore « tu es ma mère, ma sœur, tout-à-la fois » et qui te l’a prouvée cette affection bien des fois, comment imaginer que celle-là même puisse te nuire et se détourner de toi, dans une démarche éhontée et pourtant combien commune !

Et c’est à cela qu’elle pense, courbée vers son feu ou vaquant à son ménage, l’étripée vive que l’on ne devine pas et qui sait que le temps même n’aura pas le pouvoir d’effacer sa double blessure…

 

Mais en cet après-midi du  7 Mai 1943, nul ne songe à se plaindre : l’opération Vulcain est terminée : à 9h30, Bizerte était libérée par la 9e division d’infanterie américaine et les blindés du 11e régiment des hussards britanniques viennent d’entrer dans Tunis-la-verte, glorifiée par Farid El Atrache.  ! O joie, ô allégresse… Barouk a accroché les drapeaux français aux fenêtres et sur son cœur, enfin vengé de tant de défaites, il a épinglé sa décoration d’ancien combattant. Ce soir, les fenêtres resteront grand ouvertes et les prières du shabbat, murmurées depuis tant de mois, seront clamées haut et fort…Et sur les lèvres des tunisois fuse la chanson écrite pour l’occasion : « Khamous jènè, bam, bam, bam, Khamous jènè, jeb el khir ou qad manè, bam, bam, bam ». Même les soldats alliés finiront par la chanter !

 

Le 13 mai, le général Alexander informe Winston Churchill que la campagne de Tunisie est terminée et « qu’ils sont maîtres des rivages d’Afrique du Nord ».

 

Un an déjà que Colette et Emile se sont embrassés. Ce devrait être la fête mais il vient de lui montrer sa feuille de route : départ en train vers Aïn Draham, qu’elle connaissait pour y être allée en colonie de vacances, puis vers l’inconnu : l’Algérie, le Maroc. Certes, il souhaiterait ne pas la quitter mais l’armée française  va servir sous les ordres de De Gaulle et il fera partie de l’Histoire. Il le doit à sa patrie car il n’est pas homme à ne se contenter que de chanter la Marseillaise au matin du 14 Juillet et suivre, comme la mère de Colette, les défilés des soldats de la première guerre mondiale, le drapeau tricolore à la main. Depuis quelques mois, il fait partie d’une cellule communiste où il n’est entonné le chant de l’Internationale que pour mieux affirmer le désir de sauver la France. Il le lui dit sans emphase mais dans ses yeux elle voit le soldat qu’il sera. Le 20 mai, le grand défilé organisé à Tunis a enflammé les esprits ;  ce sont des soldats harassés mais heureux d’avoir délivré ce pays qui marchent tête haute quoique nus-pieds pour certains, tels les « tabors » marocains : leur victoire est le prélude à la fin de « la vie humiliée d’une nation »

 

Et elle tremble déjà. Ne sera-t-il pas trop fougueux, saura-t-il obtempérer aux ordres qu’il jugera imbéciles, résistera-t-il aux femmes sur son chemin car l’uniforme changerait l’homme et elle ne connaît pas le combattant qui s’éveille ? Mais surtout, surtout, saura-t-il ne pas prendre de risques inutiles pour revenir ?

 

Et reprendre  leur histoire là où la guerre va la suspendre. 

 

« Je t’écrirai chaque jour »,

« Je t’écrirai chaque jour ».

 

 

 

30 Mai 1943. Les voici sur le quai de la gare de la rue Essadikia. La bonhomie habituelle des rencontres entre tunisois n’est pas de mise aujourd’hui. Dans le regard des mères, surtout, se lit l’effarement le plus complet ; dans leur cauchemar le plus noir, elles n’envisageaient pas leur enfant comme de la chair à canon ; « plus jamais ça » avaient-elle entendu dire leur mari et c’était encore ça ! Les épouses, les fiancées ne faisaient pas meilleure figure mais pouvaient mieux donner le change, ponctuant leurs adieux de baisers ; « parle-moi de demain » a murmuré Colette et Emile lui a tant murmuré de promesses qu’elle est bien obligée de le croire. Quand ses larmes ont coulé, sa mère doucement l’a éloignée pour bénir son futur gendre et lui recommander de ne pas chercher la gloire. Bientôt, ce sont ses fils qu’elle accompagnera. Bien des pères prient, certains ont même apporté leur châle de prière, le talit, et tous ceux qui le peuvent, même les incroyants, se retrouvent sous ce dais inattendu. Amen…

 

Les groupes se sont formés en fonction de leur quartier mais également de leurs religions ou de leurs origines. Des Tunisiens qui craignent Allah ont choisi de défendre leur pays contre l’occupant, de répandre leur sang pour défendre l’idée d’une liberté qu’ils réclament depuis quelques années aux « protecteurs » français ; aujourd’hui, il n’est question que de cette liberté universelle qu’il faut défendre à tout prix. Un prêtre bénit un groupe de jeunes soldats entourés de leurs familles « bleu-blanc-rouge » de celles qui font partie de ce que les autochtones, sans dérision mais avec une once d’envie et un respect infondé, appellent entre eux « les vrais français », ceux qui habillent leurs enfants de bleu marine et blanc, même s’ils fréquentent  l‘école publique, et ne se mêlent pas aux autres communautés, fussent-elles chrétiennes comme les maltais ou les italiens.

 

Et le train s’ébranle.  L’émotion s’estompe vite parmi les soldats, certains n’ont pas vingt ans, et ils discutent entre hommes de leur proche avenir. Les premières plaisanteries fusent ; ils sont nombreux à n’avoir jamais quitté le giron de leur mère et l’avenir, improbable, leur semble pourtant propice à toutes sortes d’aventures. A Aïn Draham, qu’ils ont fréquenté il y a peu de temps encore en « colons », encadrés par les moniteurs de l’Alliance Française, ils revêtiront la tenue militaire de l’ex-armée française, en attendant que les américains les approvisionnent en uniformes décents,  pour rejoindre la base de Duperré en Algérie. Puis ce sera le Maroc où ils seront entraînés en vue des commandos ; là, ils n’échapperont ni aux sacs de sable de dix kilos à charrier sur cinquante kilomètres, ni aux réveils brutaux en pleine nuit, ni aux marches forcées sans une goutte d’eau « car il faut « crever les gourdes », crénom de nom » gueulent les officiers !

 

Leur camp est établi entre Azrou et Aïn Leuh, aux abords d’une forêt profonde où de grands singes disputent le terrain aux panthères, serpents, scorpions et autres bestioles qui infestent le terrain sablonneux, non loin de Meknes et de Fès. De temps en temps, des groupes de troufions font halte pour un moment de repos mais pas Emile :

 

« Vous, vos résultats médicaux sont hors normes ; pas besoin de repos. On vous destine à devenir maréchal des logis ».

 

« Mon adjudant, j’ai commencé simple soldat, je finirai comme ça ; pas question pour moi de commander qui que ce soit . »

 

« Marche tout de même et au petit trot encore » aboie l’aspirant Berthe, mécontent d’un refus qui porte atteinte à son propre choix de vie.

 

Malgré la dureté de leur apprentissage, les jeunes hommes ne se sentent pas dépaysés ; certes, les marocains n’ont pas cette faconde, cette joie de vivre qui leur est propre mais les souks ici rappellent d’autres souks et les fleurs de jasmin vibrent de ce parfum qui dilate de plaisir quiconque les respire. En Tunisie, les amoureux en offrent des colliers à leurs donzelles et les plus mâles d’entre eux n’hésitent pas à en glisser un bouquet à leur oreille « machmoum fi garnou ».

Afin d’améliorer leur ordinaire, au petit matin, des familles entières cueillent les blanches fleurs odorantes, les piquent sur les aiguilles de pin, habilement les ferment d’un fil rouge, les disposent sur un panier plat et vont les petits vendeurs par les rues de la ville, proposer à chacun« el yasmine, el yasmine, el naouar tal hob » la fleur de l’amour, de mai à septembre.

 

Emile songe à se fiancer, lors de la permission prochaine, avant l’embarquement pour l’Italie. Il a fait fabriquer une bague en argent par un bijoutier local et l’a payée en cigarettes, sacrifiant son plaisir immédiat à celui de Colette quand il lui donnera ce cœur-là, gravé de leurs deux initiales. Il a mis sa sœur dans la confidence pour qu’elle achète, pièce à pièce, les cadeaux qui rempliront le panier du henné. Car le symbole des fiançailles ne lui suffit pas ; il part et ne sait pas quand il reviendra. Alors, il veut deux fêtes en une pour que sa future femme ait plus de joyeux souvenirs encore et tant pis si les babouches dorment dans un coin de l’armoire nuptiale.

 

Dans les souks de Tunis, les marchands de friperie abondent. C’est là que Guita achètera la lingerie ; elle la lavera, la repassera, la pliera dans du papier de soie

parfumé à la fleur d’oranger. Et si elle trouve des bas de nylon, elle sera prête à prendre un crédit auprès du marchand de fripes ambulant qui connaît ses clientes et souvent les a vues naître. Chargé de gros ballots de linge, il parcourt les rues de la Médina, poussant haut et fort son cri de ralliement « robbaaavecchiaaa »

et le cœur sur la main, accorde plus de crédits qu’il ne récolte d’espèce sonnante et trébuchante. Guita est ravie à l’idée de mener à bien cette quête ; elle a retrouvé en Rachel, la future belle-mère de son frère, des traits du caractère aimant de sa maman et en Colette la sœur morte à la veille de son mariage. Emile est dans le même sentiment et il l’a confié dans une lettre :

 

Chère Maman Rachel

 

Voilà plus de deux ans que je ne prononce plus ce nom « maman » et je trouve aujourd’hui le moment de le redire tout heureux. Aujourd’hui je me rappelle ce jour où vous m’aviez promis la main de Colette et le résultat est que je suis sûr d’être votre futur gendre et vous ma future maman. Je ne peux exprimer par écrit la joie que je ressens et j’espère recevoir votre chère réponse au plus tôt sauf si j’arrivais avant à Tunis car le lieutenant m’a inscrit pour la future permission. Je vais voir celle que j’aime, lui parler et sortir avec elle librement.  J’ai pris patience et mon attente va se terminer d’une façon splendide. Je ne sais comment vous remercier du bonheur que vous nous faites et pour la gentillesse que vous avez pour Guitta la seule sœur qui me reste.

Votre fils Emile qui vous embrasse comme un de vos fils, cara mammina.

 

Même en ces temps de pénurie, le regard acéré des invitées calcule et si toutes ne le font pas, suppute… Y a-t-il autant de paires de chaussures et de savates que de  mois dans l’année ? Car la tradition oblige la jeune mariée à n’en acheter aucune la première année et tant pis si la mode change ! Les pièces de lingerie sont-elles d’un pur baptiste ou la pauvre fille se blessera-t-elle les fesses dans ce coton rêche et inhospitalier ?  Et la bague, comment sera l’anneau qui scelle les promesses échangées ? Dans dix ans encore, elles en parleront :

 

«Tu as vu la corbeille ? Dieu bénisse, quelle merveille ! On voit que la belle-famille a les moyens… j’ai jamais vu autant d’or sur une même main…

Ma mère m’a toujours dit « ma fille, peu importe la beauté d’une femme, il faut voir ce qu’elle a autour du cou » ou bien « il a vraiment envie de l’épouser, ce n’est pas un mariage arrangé… » ou encore « la pauvre, merbounè, ils lui ont choisi un vieux et contrefait en plus, belle comme elle est, ils ont peur qu’elle coure »et patati et patata…

 

Pour ces fiançailles-ci, la plupart des invités seront de tout cœur avec les fiancés. Point ne sera besoin de tirer des plans sur la comète : dans leurs yeux brilleront le plaisir et le désir d’être l’un à l’autre, de s’attendre au-delà du temps que durera la guerre, de se retrouver… et tiens, deux cornes dans les yeux des envieux, des méchants qui porteraient la poisse. Dans le panier d’offrande, mettons un poisson, un piment ou une corne de bœuf, même si ce n’est pas le genre de la maison ! Quant à la main de Fatma, censée représentée les cinq commandements de l’Islam, elle fait partie quoiqu’il en soit de la symbolique juive. Est-ce en souvenir de la main sanglante apposée sur les murs des demeures juives, sous Pharaon, pour que l’Ange de la mort les épargne ? N’oublions pas cette main protectrice parmi les porte-bonheur, le chiffre cinq est magique !

 

Le frère aîné d’Emile, Elie, qui a échappé à  l’incorporation par miracle, va  chercher, parmi les fêtards qu’il affectionne, les musiciens qui animeront la soirée car, à Tunis, pas de fête sans musique, sans danse, sans transe. Et tout le voisinage en profite et ceux qui le peuvent viennent y participer, sans s’offusquer de n’avoir pas reçu de carton d’invitation. Il va falloir trouver un joueur de « oud », un de « darbouka » et si,  par miracle,  il restait encore un violoneux, ce serait magnifique. Pour les danseuses du ventre, les filles de la famille y suffiront, Colette en premier qui ondule et ondule, sensuelle et gracieuse,  depuis qu’elle sait marcher.

 

Des arums, il faudra lui acheter des arums, ce sont les fleurs qu’elle préfère.

Eugène, son jeune frère, voudra sûrement s’en charger ; lui et Colette se sont adoptés, depuis les premières confidences sur cet amour qui s’est noué sous ses yeux. Et il a, durant cette escale marocaine, joué un rôle protecteur auprès de sa future belle-sœur bien qu’ils aient le même âge ; ce « bien » d’Emile, le seul qu’il ait eu à ce jour, est sacré à ses yeux  comme à ceux de tous ces jeunes gens quiont grandi ensemble, avec des fortunes diverses, et ont tout partagé, en garçons des rues : des clans se sont formés, la rivalité entre eux est réelle mais tous ont ce sens de l’honneur porté haut : on ne touche pas à la femme d’un enfant du quartier.

 

Depuis dix mois, combien de lettres ont-il échangées, se demande Emile ? Comment du vouvoiement de la première missive sont-ils passés à ces serments, cette certitude ? Son cœur en friche n’était donc qu’en jachère ? A la première lettre qu’il avait reçue, il avait eu la conviction que leurs sentiments étaient de la même vigueur et cela l’avait malgré tout étonné ; il avait une expérience dont elle n’avait pas idée, elle sortait de l’enfance et pourtant ne craignait pas d’avouer son attachement avec des mots d’amoureuse émérite, et il se laissait aller, de ce fait, à lui écrire des mots qu’il n’avait jamais prononcés de crainte d’être pris au piège du mariage. Et là, aucune appréhension ne vient entacher son désir ! 

 

De manœuvre en manœuvre et de lettre en lettre, il est resté un an sans la voir.

La date du départ est fixée et celle du retour itou. Une semaine leur est accordée pour des retrouvailles, pour un au revoir, avant le départ pour la campagne d’Italie, pour la guerre. L’effervescence gagne les chambrées et les sentiments sont à leur paroxysme : « ah, la Tunisie, comme c’est beau et les parents, quelle merveille, les amis, inégalés, et l’art de vivre, sans pareil ! » quant à la petite amie, aucune Vivien Leigh, aucune Carole Lombard ne peut être à la hauteur de celle qui les attend. L’idéale semble être à portée de cœur, Emile n’est pas le seul à le croire. Et chacun se rend dans les souks pour ramener un cadeau car le tunisien est généreux par définition. Emile n’oubliera donc pas d’en rapporter à sa seconde mère et Rachel recevra un recueil de recettes de bonne fame qu’elle n’aura de cesse de mettre à la disposition de ses protégés ; ainsi, elle pourra proposer d’ajouter une sangsue dans la ventouse appliquée sur le dos de tous ces sanguins qui craignent l’apoplexie, en lieu et place de la scarification habituelle ou discuter de l’art de fabriquer un sinapisme de première catégorie !

 

L’emploi du temps devra être respecté. Une semaine, soit sept jours, shabbat compris, pour tous les revoir, les embrasser, leur dire des mots jusqu’à présent jamais dits, les orientaux sont pudiques quoique exubérants et le plus d’heures possible consacrées à sa chère et tendre… Il a prévu la fête Jeudi, cinquième jour de la semaine, c’est la tradition. La dernière lettre de sa sœur l’a rassuré ; tout sera fait pour que cette fête soit inoubliable : le henné est prêt, les parures de lingerie lavées et repassées, la nourriture, achetée au fur et à mesure, sera suffisante pour honorer les invités. Certains viendront de loin mais personne ne songerait à rater cette occasion, unique à chaque fois mais qui prend en ces temps troublés un relief particulier. Des sommiers et des matelas sont prêtés et les invités dormiront comme ils pourront, certains chez les voisins et d’autres, même, sur la terrasse. Pour l’heure, celle-ci est réservée à un cérémonial bien particulier : toutes les précautions sont prises, aucun enfant ne traîne dans les parages, le travail peut commencer : des chiffons sont copieusement imbibés d’alcool et passés  sur les ferrures des sommiers, une, deux fois et puis la plus expérimentée des femmes présentes y met le feu et c’est un joyeux crépitement dans l’atroce odeur des punaises qui crament… Elles auront finies de sucer le sang de leurs malheureuses victimes, jusqu’à la prochaine pandémie !

 

Gabriel ne sera pas là mais cela ne suffira pas à assombrir le moment des retrouvailles d’autant qu’il a envoyé une lettre pour confirmer la demande en mariage :

 

« Chère Madame, Cher Monsieur, Chère famille Sarfati ,

 

J’ai l’honneur de vous faire savoir que j’ai toujours été d’accord avec tout ce que fait Emile étant donné qu’il est de mes enfants le plus raisonnable. Donc, si vous ne trouvez pas une difficulté à cette affaire, moi je serai de même bien d’accord et je suis heureux du choix qu’il a fait. Je tiens à vous dire Mabrouk pour tous les deux et je vous prie de bien vouloir accepter mes chères et sincères salutations pour vous, pour vos enfants et pour notre chère Coletta. Gabriel Arbib ».

 

Les usages sont respectés. D’un accord commun, les permissionnaires ne seront pas accueillis par les familles sur le quai de la gare : chacun sait qu’ils ont envie de reprendre pied dans leur ville avant les embrassades ; néanmoins, les camarades de la cellule ont réuni une fanfare ; ce n’est pas tous les jours qu’ils pourront donner l’accolade à de futurs combattants du fascisme ! Il aura fallu toute la force de persuasion du meilleur ami d’Emile, Georges Benisti, pour les en dissuader. L’Internationale attendra. Les jeunes recrues n’ont besoin que de tendresse.

 

Justement, Colette en a de pleines brassées à offrir. Les lettres envoyées et reçues ont  permis un plus doux abandon, une confiance s’est installée, les déclarations enflammées de l’un à l’autre ont conforté leur désir réciproque d’être unis. Fiancée, elle ira, confirmée par ce nouvel état, les commérages ne seront plus à redouter. Elle s’impatiente, elle tourne, dans l’attente :

 

« Maman, c’est lui, écoute, écoute, c’est son sifflet, il est arrivé » et elle dévale les escaliers. Il est là.

 

Ils sont seuls. Un baiser tremblé les rapproche.

 

Elle a revêtu une gandoura rose, c’est de coutume pour le henné. Les invités arrivent. Les zrarit  fusent et c’est à qui, parmi les femmes, celle qui poussera le plus fort et le plus haut ce cri de joie qui repousse loin le mauvais œil, en remettant à la fiancée un cadeau. Le fiancé, lui, a droit à un sourire ému ou de connivence, c’est selon… La réception a lieu sur la terrasse, des lampions et des drapeaux tricolores décorent l’espace, des bougies l’éclaireront à la nuit venue car la fête ne prendra fin qu’au dernier invité parti, sans doute au petit matin. L’orchestre s’est installé. Et dansent les gazelles comme dansaient leurs ancêtres : mêmes pas, aux mêmes sons. Les hommes font ce qu’ils peuvent, empruntés mais rigolards, et tournent autour des femmes en se déhanchant. Seuls les nonagénaires se contentent de dodeliner tout en sauçant leur assiette d’aakod, le plat de fête traditionnel ; sa tante Georgette, la jeune épouse de son oncle Maurice, l’a préparé et, à sa demande réitérée, consenti à en donner la recette à Colette :

 

«voilà ma fille, dans la marmite, à froid, tu mets à  revenir cinq gros oignons, cinq gousses d’ail dans cinq verres moins deux d’huile d’olive, à  feu moyen ;  pendant ce temps, tu nettoies bien comme il faut les tripes et les morceaux bas du bœuf –tu sais de quoi je parle- à peu près cinq kilos, surtout après tu les rinces bien bien tu les coupes en petits morceaux et tu les fais blanchir dix bonnes minutes c’est-à-dire deux fois cinq, et tu les mets dans la marmite avec du sel du poivre et juste un peu d’eau pour couvrir, tu en rajoutes de temps en temps pendant les deux heures de cuisson, à couvert  ; tu surveilles et vingt minutes soit quatre fois cinq minutes avant la fin de la cuisson, tu rajoutes cinq belles tomates fraîches cinq cuillères à café de purée de tomates une  cuillère à soupe d’harissa cinqpiments verts piquants et cinq minutes  avant de servir tu saupoudres d’une cuillerée à soupe de cumin moulu et une bonne giclée de citron surtout jamais de cumin pendant la cuisson longue tu rends le plat amer ! Après tu te régales et tu as mangé pour deux jours ! ».

 

« Tu es sûre, Georgette, que je n’aurais pas dîné pour cinq ? ».

 

Et tante et nièce d’éclater de rire, pas dupes de cette superstition ambiante qui entoure toute cérémonie festive…

 

Dans le fameux panier, Marguerite a déposé les chaussures, les chaussons et les vêtements qu’elle a achetés ; il est de tradition que chacune s’extasie à la vue des présents et la tradition est respectée, d’autant que Guitta y a vraiment mis du cœur. C’est elle qui a tout acheté et même préparé le henné qu’une jeune femme, désignée par Rachel, va déposer au creux des mains des femmes, en petites touches : c’est à celle qui est connue pour être « bien » mariée que revient l’honneur de « henner » la future épousée, pour que sa chance future soit la plus grande. D’où vient cette coutume, observée dans tous les pays arabes par les musulmans et les juifs ? Existait-elle quand ces derniers vinrent s’installer en Tunisie quelque deux mille ans avant l’ère chrétienne ? Et celle du chaudron dans lequel brûlent les encens  «  sok ou ded » et  que les femmes enjambent, quand aucun homme n’est à l’horizon, pour que leurs amours perdurent et que les éventuelles rivales se tiennent à carreau ?

 

Lorsque l’ensemble des invités est présent, la maman installe sa fille sur une chaise décorée de foulards rouges et la fête commence : au creux de la main droite, la maîtresse de cérémonie dépose une lichette de henné, une pièce d’or ou d’argent et entoure le tout d’un joli ruban également rouge ; les youyous éclatent et les jeunes filles prennent leur tour pour se faire « tatouer » de la même façon… pour être la prochaine à se marier ! Les femmes musulmanes prennent plus de temps pour créer de véritables dentelles sur les mains et sur les pieds ; ce rituel de purification, porteur de baraka, est observé par toutes. Le fiancé n’est pas loin, témoin attendri ou goguenard, ainsi que les autres hommes qui ne sont pas concernés par ce cérémonial. Aussitôt après, les musiciens lancent le bal. Pour les jeunes zazous que la musique orientale importune, sur le pick up passent les soixante-dix huit tours de Tino Rossi ou de Charles Trénet et tous les disques au goût du jour, distribués par les Américains à leur arrivée. Les frangins sont à la fête : se trouvent là plus de jolies filles au mètre carré qu’ils n’ont pu en avoir sous les yeux depuis longtemps.

 

 

Les parents de Colette sont heureux ; leur futur gendre semble avoir fait l’unanimité. En d’autres temps, le mariage aurait suivi le henné de huit jours.

Mais personne ne souhaite un mariage soumis à des tribulations. Le départ d’Emile est imminent et personne ne peut ignorer les risques qu’il encourt. Colette a tenté de dire à son père qu’elle préfèrerait se marier plutôt de risquer de n’être qu’une éternelle fiancée :

 

« Papa, je me contenterai de la bénédiction du rabbin. De toutes façons, nous n’avons pas le temps de publier les bans ».

 

D’un hochement de tête, son père lui a signifié son refus :

 

« Ma fille, je souhaite de tout mon cœur qu’Emile, comme mes autres fils, revienne et que nous fassions une autre fête mais je ne veux pas qu’à ton âge

tu risques de te retrouver veuve. J’en ai trop vu de ces jeunes femmes à mon retour de Verdun. Attends-le, laisse à votre amour le temps de grandir, vous le méritez tous les deux ».

 

 

Et il l’embrassa sur le front. Elle lui rendit son baiser. Sur la joue et non sur la main comme le Vendredi soir, car c’est ainsi que les enfants, par respect, après la prière, saluaient leur père. Elle était émue qu’il ait réfléchi à sa condition et qu’il lui en parle ; elle se sentait adulte, soudain. C’est fou comme le regard des parents peut vous faire changer de statut. La veille encore, elle ne se sentait pas prise au sérieux et là, quelques paroles bien senties et la voilà dans la cour des grandes ; elle avait déjà eu ce sentiment en confectionnant le paletot qu’elle allait offrir à Emile avant son départ, dans un drap chaud et solide que sa mère lui avait rapporté du souk El Grana : elle n’avait pas eu besoin de se cacher pour le coudre sous les yeux de ses parents et cet accord tacite l’avait touchée.

 

Le moment est venu pour la fiancée de découvrir la corbeille et de montrer aux invités les cadeaux et ce sont des oh ! des ah ! et encore des youyous, à effrayer tous les djinns maléfiques du sous-sol, où ils nichent, c’est bien connu. Colette a conscience des efforts de sa belle-sœur, qui a surmonté avec maestria les problèmes pécuniaires et réussi à ce que l’honneur de la belle-famille soit sauf. Les regards amis peuvent être critiques, que penser alors de ceux, inamicaux, qui risquent néanmoins de se glisser inopinément parmi la foule des invités et qui lâcheront leur fiel à la première rencontre, au souk le plus proche, c’est inévitable ! Colette n’en a cure, tout à son bonheur de contempler la bague qu’Emile vient de lui offrir, gravée de leurs deux cœurs entrelacés, leur emblème à jamais.

 

Les invités entourent et contemplent les fiancés. Certains, sans doute, les envient. Mais certainement pas l’aimante Fortunée qui voit sa collaboration couronnée de succès ni Inès qui décide ce jour de trouver un père à sa fille et de ne plus se laisser cloîtrer, pas plus que la rebelle Berthe qui, tout en l’ignorant, ressent intuitivement les aléas de sa naissance : sa mère avait mis au monde huit enfants quand elle l’attendit ; sa propre sœur cadette ne pouvait être mère ; à la naissance du bébé, elle en devint la maman au vu et au su de toute la communauté sans qu’aucune voix ne s’élève contre cette manipulation, moins rare qu’on ne l’imagine. Berthe veut devenir nonne depuis qu’elle a été soignée par les bonnes soeurs… Pas plus qu’elles, Berthe ne se sent attirée par les joies du mariage ; elle s’en convainc aujourd’hui et décide de s’enfuir. Ca va grincer dans les familles. La guerre a bouleversé bien des conventions.

 

L’exception confirmant la règle, il arrive que se nouent des amitiés fortes entre deux personnes issues de communautés différentes mais pour que cela prenne tout son sens, il faut dépasser le seuil et  manger à la table familiale, « Marhabè, bienvenue dans notre maison » est un sésame précieux. Mais rare. Si la proximité des religions aide au quotidien, passer de l’une à l’autre, même avec l’excuse d’un coup de foudre, n’est pas toléré et, en 1944, on parle encore de l’oncle de la cousine maternelle qui a quitté les chemins de la foi, bravé les foudres paternelles pour épouser une…, une… qu’il connaissait depuis l’école maternelle, là où les rencontres sont encore possibles, en 1915.  L’homme musulman a plus de chance : l’étrangère qu’il choisit devient ipso facto fille de Mahomet et le place ainsi, de ce fait, en bonne position pour accéder au Paradis, promesse faite à tous ceux qui servent bel et bien la religion !

 

Les convives sont partis. Seuls demeurent les plus proches ; certains papotent, les plus âgés somnolent, les plus jeunes se sont égayés aux quatre coins de la terrasse. Colette et Emile valsent. Maladroite, elle se laisse guider. A dix-sept ans, elle ne saurait avoir acquis toutes les astuces des princesses viennoises. Elle est un peu triste aussi : il y a tous ces jours à rattraper et il doit déjà rejoindre la caserne, dimanche.

 

« N’y pense pas ; demain, nous retournerons au Belvédère pour écrire encore une page de notre histoire. Je te ferai oublier la guerre. Et Samedi, nous irons à la Goulette, nous en avons le droit maintenant »

 

« Je n’ai pas de maillot »

 

« Mais si, dans la corbeille, il y a en a un que  mon frère Eugène a confectionné avec Georges »

 

« D’accord, mais nous ne le dirons à personne, quand même… ».

 

 

A la Goulette, petit port satellite de Tunis, où la population vit essentiellement

de la pêche, les plages généreuses accueillent, Avril venu, des familles entières, les Samedi et Dimanche. Dès huit heures du matin, qui dans des guimbardes, qui dans des carrioles, certains descendant du petit train TGM –Tunis-La Goulette-La Marsa- et arrivant à pied, d’autres n’ayant que quelques marches à descendre, leur immeuble ouvrant sur la plage, ils s’installent sur le sable ! Des piquets sont plantés, des draps sont tendus et des couvertures installées pour les plus âgés. Des marmites s’échappe le fumet des poulets rôtis ou celui des spaghettis all’arrabiata, c’est-à-dire enragés à force d’être pimentés, qui n’auraient pas besoin du feu pour être mangés chauds ! Pour les plus paresseux, les sandwichs tunisiens, les meilleurs au monde, au pain italien, garnis de thon, d’olives, d’harissa et d’une salade cuite, au choix, dégoulinants d’huile d’olive, ou les bricks à l’œuf tout autant riches en lipides, préparées à l’instant même de la dégustation, leur seront proposés pour trois francs-six sous, dès qu’ils seront lassés des concours de plongeons,  des parties de volley ou des jeux de cartes et même après la sacro-sainte sieste, à l’abri d’une toile tendue. Pendant la semaine de la Pâque juive, qui  tombe souvent en Avril, les galettes de pain azyme remplacent le pain car aucun aliment ne doit « lever » et les casseroles de riz, les pâtes : c’est une aubaine pour les gourmands, lassés du régime pascal et qui profitent de cette exception accordée par le Consistoire tunisien, une année de maigres récoltes de légumes... Au huitième jour, un hymne à la mer sera rendu par une assemblée d’hommes qui officiera sur la plage avant de traverser la ville en procession pour marquer la fin de l’exil, la fin de la traversée du désert…

 

Mais quelle la Goulette choisir ? la Vieille, la plus populaire,  la Neuve, celle des commerces ou la Casino, celle des nantis ?  Colette et Emile se décident pour la troisième. Pour le même prix, ils admireront d’autres paysages et rebrousseront chemin, le long de la plage, main dans la main, pour rejoindre quelques amis qui les attendent… Le bey de Tunis n’est pas leur cousin ! D’être fiancé a donné au jeune homme une hardiesse qu’elle ne lui savait pas et qui est loin de lui déplaire. Bien sûr, elle et lui connaissent les limites à ne pas dépasser… pour l’instant. Car il s’en va et personne ne peut dire pour combien de temps. Alors, l’interdiction suprême sera observée et la virginité respectée mais quand on est amoureux et à la veille d’un long voyage incertain, on se fait plus insistant, oh ! à peine, de toute façon, avec les filles honnêtes comment fait-on ? Sans doute, comme avec les autres, quand elles sont amoureuses ? La journée se termine. Rachel a invité la famille d’Emile pour la soirée des au-revoir.

 

Il est nuit. Son père a autorisé Colette à raccompagner Emile, ses frères lui servant de chaperons. Les chaperons s’éloignent de quelques mètres et fument cigarette sur cigarette. Eux aussi sont enrôlés et devront partir bientôt. Ils garderont patience et ne compteront pas les baisers échangés.

 

« Hier, j’ai gravé, dans la pierre de la fenêtre de ta chambre, nos initiales et nos deux cœurs. Je reviendrai pour les voir avec toi ».

 

Il lui caresse le visage, le dessine pour les jours et les nuits sans elle, embrasse ses yeux, l’embrasse pour étancher une soif dont il sait qu’elle n’aura pas de fin. Elle lui murmure les mots d’une aimante, au creux de ses bras. Ils n’échangent pas de serments, les mots sont vains mais elle supplie :

 

« Tu me reviendras… ».

 

Il n’a pas honte de ses larmes et elle ne peut retenir les siennes. Leurs cœurs sont lourds. Ils ont mille ans !

 

Colette range son trousseau dans le tiroir de la commode. Elle n’a pas beaucoup dormi et à six heures du matin, elle accompagnait en pensée son amoureux sur le quai de la gare. Tant d’incertitude plane sur son retour. Pour éviter de pleurer, elle s’affaire dans la cuisine : depuis la libération de Tunis, et malgré la pénurie, les beignets au miel tout chauds ont réapparu sur la table du petit déjeuner. Pour les déguster, selon les jours, du lait de caroubes ou du sorgho liquide, le droo, reconstituants traditionnels, qu’elle-même concocte pour le plaisir de la maisonnée, remplace la chicorée maltée.                                                                           

 

Elle se sent une humeur de dogue et jette un regard peu amène à sa mère qui lui demande par habitude :

 

« Alors, ma fille, bien dormi ? »

 

In petto, Colette rumine :

 

« les parents, vraiment, oublient ce que c’est que c’est que l’amour… s’ils ont un jour aimé d’ailleurs, parce que vingt ans après il n’en reste pas grand chose ; il suffit d’entendre les questions qu’ils sont capables de poser en un tel jour »

 

D’ailleurs, elle ne se donne pas la peine de répondre et réveille ses sœurs. L’école a repris, ce sera toujours du répit. Et, tiens, ensuite, elle nettoiera la maison à fond et l’idée de ce déploiement de forces lui convient bien ; elle tentera ainsi d’évacuer sa rage et sa frustration ; quant à sa peine, rien ne pourra l’atténuer. On aime très sérieusement quand on a dix-sept ans !

 

Des voisines viendront aider et c’est à qui terminera la première la tâche impartie. Jupe et jupons habilement retroussés, à grands seaux d’eau et de chiffons-de-parterre, elles effaceront les reliefs de la soirée et pousseront Colette à la chansonnette. C’est ainsi que se passent les lendemains de fête. En les attendant, mieux vaut s’occuper. Et ouvrir grand les fenêtres, avant la forte chaleur de ce mois de Juillet. Un coup de balai par ci, un coup de torchon par là et elle s’immobilise : quel est le mauvais qui ose ? 

 

« Maman, écoute, quelqu’un se moque de moi, il imite… Non, ce n’est pas possible ? »

 

Elle est déjà à la fenêtre, se penche tant qu’il s’en effraie, elle se jetterait bien dans ses bras du premier étage. Mais comment ? Mais pourquoi ? Elle arrache son peignoir et dévale les escaliers. Elle rit, elle pleure, elle le contemple. Ils s’étreignent sans peur du qu’en dira-t-on. Qui oserait s’insurger devant un tel tableau ? Puis, elle s’inquiète :

 

« Tu n’as pas déserté, Emile ? ».

 

Non, c’est la SNCT qui est venue à la rescousse de ces pigeons énamourés.

Ce matin, pestant, fulminant, il s’est rendu avec ses copains de régiment à la gare et là, point de train ! Après deux heures d’attente, l’ordre a été donné de retourner chez soi et personne n’a trouvé à y redire. Chacun a rejoint ses pénates et le voilà prêt à offrir ses bras musclés pour aider sa bien-aimée, si sa mère veut bien. Jamais travaux domestiques n’auront été si promptement achevés. Ah, le goût de ces moments volés au temps qui passe, ces moments offerts à qui n’attendait pas de cadeau, quelle succulence !

 

Après le ménage, Emile a obtenu de sortir sa belle. En tenue militaire, il a fière allure et elle se pavane à son bras. Tous les amis qu’ils rencontrent sourient à  leur chance. Après une brève visite à l’atelier où Marguerite coupe et coud des costumes pour hommes, ils décident d’aller au cinéma. C’est encore là qu’il fait le moins chaud, n’est ce pas ? Et à l’entracte, un petit frigolo à la vanille pour se rafraîchir davantage… Et ils se contemplent avec tant de bonheur que cela donne à Emile une idée et tant pis pour les conséquences. Elle n’a eu de cesse de l’en dissuader mais le tripolitain est têtu ! Et malin ! Et c’est ainsi qu’il ira le lendemain, à l’heure dite, faire émarger sa feuille de route et… rentrera chez lui : il n’y aura pas eu encore de train ! Au moins pour une semaine. Et cette splendide combine intéressera deux de ses meilleurs copains. Au trou, il se sentira moins seul ! Et puis, qui pourrait vraiment leur en vouloir ? Pour sa division, le débarquement à Naples, Monte Cassino et le Général Juin se profilent à l’horizon.

 

A leur arrivée au camp militaire d’Ein Turk, alors que d’autres ont eu moins de chance et se trouvent emprisonnés dans les guitounes pour leur retard, Emile et ses acolytes écopent de dix jours de corvée. Que lui importe, il aura pris du bon temps et rêve de la prochaine permission !

 

Auparavant, une, deux, une deux, se forcer au pas cadencé… Et garder le rythme jusqu’en Italie. Et, si possible, jusqu’au retour au bercail.  Allah i hane !

Dieu y pourvoira !

 

Le choc est rude également pour ceux qui restent. Bien sûr, la vie est redevenue telle qu’auparavant, les cinémas fonctionnent et les bals s’organisent. Mais les hommes jeunes sont au feu et les cœurs se forcent à la rigolade. Cependant, pour certaine  voisine, seul compte le bla-bla-bla et un matin, tandis qu’elles étendent le linge sur la terrasse, elle questionne tout à trac, grossière comme un pain d’orge :

                                                

« Dis-moi la franche vérité, Colette, tu l’as fait, oui ou non ? ».

 

Oui ou non ? ce n’est certainement pas dans cette oreille-là que tomberont les confidences, sa tête fut-elle sur le billot ;  radio tam-tam,  c’est ainsi que Marie est renommée et si Colette lui donnait l’occasion de transformer et répandre l’information la plus anodine, c’en était fait de sa tranquillité ; aussi, elle la regarde dans les yeux pour lui affirmer que non, que son éducation la préserve d’un tel danger et que sa mère aura la fierté d’en témoigner, au lendemain du mariage, comme de coutume, preuve de sa virginité en main. A cette époque qui n’a vu aucun savant se pencher sur la fragilité de l’hymen, il arrive encore que des jeunes femmes, pourtant aussi pures que le jour de leur naissance soient renvoyées dans le foyer de leurs parents, entaché à tout jamais par l’inconduite de leur fille ; celle-ci aura beau jurer sur tous les saints du paradis, juifs ou musulmans, de son innocence, elle demeurera une paria.

 

Emile lui a écrit. Finalement, il n’a été que de corvée : l’ordre a été donné de plier bagages. Le 5 juin, les soldats embarqueront à Oran et passeront cinq jours en mer ; le 2e canonnier Arbib est au service du Corps Expéditionnaire Français d’Italie. Il ne pourra lui envoyer de lettre avant un temps « mais chaque jour, je te raconterai ». Elle aussi décide de lui raconter ; ainsi, le quotidien leur sera commun et les mille petits riens de cette période mouvementée seront inscrits dans leur histoire…

 

 

Aux Armées, le 17 Juin 1944 Samedi 9.30 précises

 

Mon adorée et inoubliable Colette,

 

Je t’écris ces quelques lignes sous un pommier mais mon cœur désolé d’être si loin de toi ne peut profiter de ses fruits. Je sais pourtant qu’il faut prendre patience et qu’après la guerre tout s’arrangera et la victoire supprimera à jamais les fléaux de la mort et de la misère que la guerre nazie a semées…

Une part de moi est restée à Tunis auprès de celle que j’adore et qui sera mienne un jour…Nos deux cœurs et corps ne formeront qu’un seul un jour futur et heureux Je vais me rendre en visite à la « Ville au baiser de feu » mais les seuls vrais baisers de feu sont les tiens. L’empreinte de tes lèvres ne peut s’effacer des miennes et j’attends que le jour vienne où tout ce que nous avons perdu nous sera rendu. Patience. Toi au moins tu as Guitta et Mammina qui te réconfortent tandis que je m’oblige à me calmer moi-même et parfois à calmer les autres. Heureusement, il nous arrive de rire comme hier, lorsque l’adjudant-chef a intimé l’ordre à mon sosie, Martini, « corvée de chiottes, Arbib » et que celui-ci, trop timide, n’a pas pipé mot ! « Exécution ! ». Un jour, il parlera plus fort mais moi, je ne ferai aucune corvée à sa place !  Celui qui ne rêve et ne vit que par toi t’embrasse de ses plus chaleureux baisers.Emile.Colette.

 

P.S. le vaguemestre vient de dire que la levée ne  se fera que demain à 16 h alors que je pensais que le courrier partait aujourd’hui mais au moins j’ai pu glisser le bon de cigarettes et ajouter la lettre pour Papa et Mammina

 

Italie : l’opération Brassard est déclenchée. Venant de Corse, la force 255 du C.E.F. débarque à l ‘Ile d’Elbe.

 

Londres : la menace longtemps brandie par les allemands est devenue réalité. Les attaques de bombes volantes se multiplient sur la capitale et le sud-est de l’Angleterre.

 

Paris : pour les intellectuels proches du nazisme, c’est « la fin des « haricots »… Céline a pris le train avec sa femme, direction Baden-Baden.

Comme le dit l’écrivain, ils ont tous « l’article 75 au cul ».

 

 

Tunis, le 25 juin 1944

 

Mon trésor adoré Emile,

 

J’ai reçu ta chère lettre cet après-midi et je suis enfin tranquille. Je t’ai tant langui depuis ton départ, toi seul peux savoir le vide que tu as laissé. Tu étais comme un oiseau enchanteur dans la maison et ta voix est restée gravée en mon coeur autant que nos initiales sur ma bague de fiançailles. C’est vrai que j’ai la chance d’avoir auprès de moi ceux qui nous aiment et me consolent. Je passe beaucoup de temps avec Guittita et Bouïa ; ton père me raccompagne en parlant de toi. Nous nous disons que la victoire, c'est-à-dire l’heure de la délivrance, est proche. C’est ce qu’espèrent mes frères qui nous ont écrit après quinze jours sans nouvelles, ils vont bien et t’embrassent. J’espère recevoir une lettre de toi demain ce qui me permettra de passer mon après-midi…Il est douloureux dans la tristesse de se souvenir des moments heureux. Reçois de celle qui t’adore et qui est à toi pour la vie ses plus fervents baisers d’amour. Colette

 

p.s. il est onze heures et demie, bonsoir mon amour

 

 

Aux Armées, le2 juillet 1944 à 14 h 23

 

Mon trésor inséparable Colette,

 

Assis sur le siège de mon camion, torse nu, je te réponds. Hier soir, vers 20 heures, j’ai reçu toutes tes lettres et celles de mes familles. Je suis très heureux ici ou ailleurs en sachant que je suis aimé d’une famille qui m’était étrangère il y a un an et je leur en serai toujours reconnaissant. Mon trésor, je ne m’aperçois même pas que quatre heures de garde sont passées tant je pense à toi et aux merveilleux moments que tu m’as accordés. J’aurais voulu que chaque seconde avec toi s’allonge sans fin « echnoua èl dénia blèche bik » « qu’est ce que la vie sans toi »...  Sois sûre que je suis prudent car je tiens à revenir et vivre heureux auprès de toi. Les boches qui étaient à six km il y a huit jours sont maintenant à 40. Lellè, ma princesse, le 7 juillet prochain, tu auras dix-huit ans et nous boirons à ce jour béni qui a vu naître, au Kef, la fille  qui a ensoleillé mes jours assombris. Je termine ma lettre à 16 h 52 (en tenant compte de l’interruption de 15 minutes de petite corvée) pour qu’elle emporte vers toi  toutes mes douces pensées. Il y a quarante jours que j’ai quitté mon trésor et chaque jour m’a paru un siècle. Chérie, je te remercie pour la chanson et les vers et à moi de te dire « kel chei bessif ken mehebtek yè bnèdem ». En attendant le jour béni, je t’envoie mes plus tendres et chaleureux baisers d’amour Emile

 

p.s. une plaie dans mon jeune cœur s’était formée et c’est toi, mon adorée, qui le guérira à jamais.

 

Nouvelle-Guinée : le 158e régiment d’infanterie américain débarque sur l’île de Noemfoor.

 

 

Tunis, le 24.07.1944

                                                                                                       

 Mon chéri et inoubliable Emile,

 

Depuis que dans ta lettre du 14, tu m’as informée que Staline avait dit le 8  que « dans 800 heures la guerre serait finie », je compte les minutes. Merci d’avoir fêté mon anniversaire avec ta chambrée, vous avez dû vous régaler avec l’oie et la tarte aux pommes cuites au four de la ferme voisine. J’ai hâte que tu sois de retour et que nous fêtions ensemble tous nos prochains anniversaires. Quand je pense à tes fossettes que ton sourire approfondit davantage, à ton regard tendre et tes taquineries, j’ai l’impression que mon cœur s’arrête. J’espère que ton moral est haut et ta confiance en l’avenir intacte, puisque  mon amour envers toi s’accroît de jour en jour et habite mon cœur pour toujours. Mes rêves ne sont peuplés que de ton souvenir et de ton visage bien-aimé. En ce moment, tout le monde dort, il est 22 h 35, le réveil me tient compagnie de son tic-tac et je peux aisément écrire à mon bien-aimé. Je te transmets le bonjour de tous nos amis et de tonton Maurice et Tata Georgette qui sont toujours à Casablanca. Tonton a fait une chute à vélo et a été opéré d’un traumatisme crânien ; il va mieux. Chéri, je pars sans doute à la fin du mois à Ebba Ksour mais mon plus beau voyage, je le ferai avec toi. Reçois de celle qui t’aime cent millions de baisers.

Colette

 

p.s. Au dos de ta dernière lettre, tu as marqué F P M B ; est-ce que cela veut dire France ma Patrie Bien Aimée ? 

 

 

Aux Armées, le 4.8.44 (en réponse à ta lettres du 24.7)

 

Mon amour,

 

En rentrant de Rome, on me remit deux  lettres et une joie immense m’envahit : l’une était de toi et l’autre de Georges. Je suis allé sur la plage, au clair de lune, lire ta douce lettre et j’ai contemplé ta photo, il me semblait que tu étais près de moi ton image que fixait mes yeux s’éloignait et se rapprochait, je te voyais toute souriante toute gaie d’être près de celui qui ne vit que pour toi mes pensées allaient droit vers toi, par cette belle nuit où le ciel semblait plein de petites lumières… tout était tellement beau que je n’osais partir de crainte de laisser ton image seule et j’ai maudit la mer, cette néfaste étendue qui me sépare de toi mon adorée. La vie est un martyr pour chaque amoureux isolé mais ton cœur et le mien ne forment qu’un seul et c’est ce qui nous fait patienter. Nous partons dans une semaine pour Naples et ensuite pour la France mais ne crains rien, chérie, les allemands savent qu’ils sont perdus et les alliés avancent très rapidement. Colette, mon idole, je t’en supplie, ne me laisse pas sans nouvelles car malgré mon moral, je m’affole sans toi qui as su faire revivre mon jeune cœur meurtri. Je t‘embrasse de mes plus doux et chaleureux baisers d’amour et je Ferme l’enveloppe Par Mille Baisers. Emile

 

p.s : je t’ai écrit cette poésie :

 

Je ne sais rien des plaisirs de la vie

Amoureux à vingt ans, je ne fais que souffrir

Et vous, feuilles des bois qui gardaient le silence,

Ne tombez pas encore, je ne veux pas mourir

 

Berlin : Hitler demande au Tribunal du peuple que les comploteurs du 20 juillet soient « pendus haut et court comme du bétail de boucherie »

 

Rennes : les habitants applaudissent les discours des libérateurs. Pour la première fois depuis la campagne, résistants et soldats combattent côte à côte.   

 

 

Ebba Ksour, le 26.08.44

 

Ma vie de lumière et de bonheur, Emile,

 

Suite à ma lettre de tout à l’heure, je termine la réponse de celle du 14. Vraiment, ce jour-là, je ne m’attendais pas à avoir de tes bonnes nouvelles car Emma m’avait annoncé « pas de courrier » alors je me suis enfermée dans ma chambre, déçue, pour penser à toi. Peu après, il m’a semblé entendre le facteur, qui est jeune et nouveau et donc en  retard, je me suis penchée à la fenêtre et j’ai reconnu l’écriture de mon adoré. Je me sens revivre, telle une fleur épanouie que l’on oublie mais qui ne se fane pas puisque quelqu’un se rappelle et vient l’arroser, tel est l’effet que me font tes précieuses lettres. Chéri, il n’est une minute où je ne pense à toi, que je sois dans la rue ou à la maison, que je travaille ou que je m’amuse, c’est toujours ton visage qui me sourit et me donne du courage. Je me mets à chanter mon amour ou à parler toute seule pour réconforter mon cœur et mon corps affaiblis par ton absence. En plus, loin de Tunis, et même si c’est pour passer les fêtes en famille, j’ai l’impression de t’avoir abandonné. Mais je garde l’espoir et je patiente. Reçois de celle qui t’adore ses plus douces caresses et ses baisers les plus fous. Colette 

 

 

Aux armées, le 4.9.44

 

Mon amour adorée, inoubliable Colette

 

C’est avec une joie inexprimable qu’hier matin je reçus ta précieuse lettre du 26.8.  Ma chérie ne te décourage pas s’il n’y a pas de courrier, c’est l’intendance qui ne suit pas. Je prends chaque jour quelques minutes pour t’écrire et t’encourager à prendre  la vie comme elle vient. Bien sûr, c’est plus difficile parce que l’intimité s’est resserrée mais ne te fais pas de bile, je reviendrai. Chaque soir, il me semble entendre ta voix qui m’appelle, désespérée. Ne désespère pas mon trésor.  Colette, je te rapporterai, c’est une promesse, le souvenir que tu gardais pour moi depuis 1938 et que tu m’as envoyé, il est très beau. Enfin, Paris a été libéré, les boches se sont rendus, la suite viendra vite. Ton fol amoureux qui rêve toujours à toi t’envoie ses plus tendres et chaleureux baisers. 2 cœurs inséparables à jamais. Emile                                                           

 

En Lorraine : après une traversée éclair de la campagne française, Patton et sa 3e armée sont tombés en panne d’essence sur les rives de la Moselle. Seule la prise de 37 camions d’essence aux allemands a évité aux américains la paralysie totale.

 

 

Tunis, le 13.09.1944

 

Mon premier et inoubliable amour Emile,

 

Trésor, je n’ai pas voulu passer les fêtes de Soukhot à Ebba Ksour, que m’importe la fête des cabanes alors que j’avais langui ma nouvelle famille ; dans le train je pleurais en pensant à nous mais  dès mon arrivée à Tunis, ma fatigue fut dissipée à la vue de tes deux lettres que ma sœur chérie Guita me remit. Mon adoré, je sais que ton cœur a besoin de s’épancher ne serait-ce que par lettre donc laisse-moi partager tes peines et soulager ton cœur, « contre la force, il n’y a pas de résistance » mais notre amour vaincra. Comme toujours, je t’écris quand tout le monde dort mais la rue est quand même mouvementée car c’est le Ramadan. J’ai devant moi tes lettres et tes photos, tes doux yeux me promettent tout le bonheur du monde, je suis en train d’embrasser tes fossettes, de caresser ton doux visage… pourquoi ne puis-je le faire de près ? Pourquoi cette cruelle séparation de deux êtres qui s’adorent ? Sans toi, je suis comme une source tarie et c’est toi mon amour qui m’inondera de bonheur et de joie lorsque tu seras de retour. En attendant, toutes mes pensées vont vers toi. Je t’envoie mes plus fervents baisers d’amour. Colette

 

 

Aux Armées, le 6.10.44

 

Mon trésor adoré Colette,

 

Je t’écris cette fois sur le sol français. Nous ne sommes qu’à vingt kilomètres de Marseille et le village n’est pas mal bien qu’il soit plus petit que l’Ariana ! Trésor, à présent je suis au lit, la baladeuse auprès de moi et il fait bien chaud dans la chambre mais Dimanche, c’était une autre histoire. Nous montâmes sur les bateaux genre Elsey, les péniches de débarquement qui ont cinquante mètres de long sur six de large, pour quitter le port le lendemain Lundi 2 courant à huit heures du matin. Vers seize heures, nous étions au large et la mer s’est déchaînée, je me croyais sur une balançoire de Pourim, je pensais y rester et ne plus te revoir mais le destin nous a favorisé et je suis arrivé en pleine santé au bout de trois jours sans avoir jamais eu le mal de mer. Aucune des soixante embarcations n’a sombré. Trésor, ne t’inquiète pas pour moi, j’ai confiance en mon destin qui m‘a mené auprès de toi, ma fleur parfumée, celle qui fleurit dans mon cœur bien triste auparavant. Dimanche, j’irais à Marseille et j’essaierai de voir Bébert, le rencontrer c’est un peu te voir. J’attends impatiemment de tes nouvelles, je n’en ai plus depuis début Septembre et je prends de moins en moins bien mon mal en patience… passe le bonjour aux copains et embrasse pour moi toute la famille. Celui qui n’a jamais cessé de rêver à toi t’embrasse de ses plus tendres et chaleureux baisers d’amour.Emile

 

 

Aux armées, le 13.10.44

 

Mon trésor adoré, inséparable Colette,

 

C‘est avec une immense joie que j’ai reçu ce matin tes précieuses lettres du 13.9 et du 4 courant ainsi que tes deux cartes postales et tes dessins et tes paroles de chansons. Trésor, les superstitieux disent que le 13 est jour de malheur, eh bien pour moi c’est un jour de bonheur, ce jour qui a ensoleillé mon cœur. Les lettres d’Eugène et de Guitta ont complété ma joie. Trésor, tu éclaires mon cœur sombre car en ce moment j’ai le cafard ; voilà trop de jours que je suis en captivité permanente et il me semble que je mène cette vie depuis ma naissance et que mon destin se montre encore cruel et que je doive mener cette vie éternellement… ce que je demande, c’est la fin de cette guerre qui m’a entraîné loin de mes amis, de ma famille, trop loin de ma moitié, celle qui m’a donné son cœur pour ne jamais le reprendre et qui préfère souffrir et sacrifier sa jeunesse que d’abandonner celui qui l’adore. Chérie, que de pleurs mon amour t’a fait coulés ! Précieuse, que penses-tu en ce moment alors que moi je t’écris ? Tu dois être en pleine effervescence à préparer pour demain. Je t’en prie, n’en fais pas plus qu’il n’en faut ; je croyais que tu allais pour te reposer au Kef et au juste c’était pour travailler pour les autres… ils ont cru que tu étais la bête de somme que leurs ancêtres leur avait léguée comme héritage ! Le prochain voyage, c’est avec celui qui attend (comme l’éléphant et  la fourmi) impatiemment de te revoir, de te serrer dans ses bras que tu le feras. Je t’ai trop languie mon adorée, j’ai langui tes baisers fervents, tes caresses, ton regard si doux…Tu vas recevoir mes lettres de Vendredi, de Samedi et de Mardi. Dans la dernière, je te raconte que ton frère Bébert, Georges, Henri et moi nous nous sommes rencontrés à Allauch, à quinze kilomètres de Marseille, avec la joie que tu imagines. Bientôt, c’est au Belvé que nous irons faire la fête, avec toi Trésor. Celui qui rêve de toi, ô soleil de ma vie  Emile

 

 

Aix-la-Chapelle : le combat pour prendre la première ville allemande menacée par les Alliés, position clé sur la ligne Siegfried, est fort sanglant. La fumée des incendies qui la ravagent est visible de Cologne, à 40 km de distance.

 

Athènes : Lord Byron aurait été enthousiasmé : à l’ombre de l’Acropole, le

Comte Colonel Jellicoe libère la capitale hélène.

 

 

Tunis, le 31.10.1944

 

Mon inoubliable et unique amour, Emile

 

Merci infiniment pour ces charmants cadeaux que tu nous as envoyés. Maman et Daisy ont été ravies de leur sac et j’ai choisi la parure rose, Marguerite la bleue. Les poudriers se sont cassés mais nous avons pu récupérer la poudre. Mon trésor, j’étais à la maison quand le facteur m’a remis ta très chère lettre, je t’en prie, ne m’en veux pas si tu n’as pas reçu les miennes, pour rien au monde je ne négligerai de t’écrire, tu as su me faire connaître la douceur de la vie partagée à deux, tu m’as comblée de bonheur et j’ai tout accepté car je sais que tu es un homme de parole et que jamais tu ne me feras supporter la honte et le déshonneur. Hier, mon oncle Smaïa, le frère de mon père, s’est levé à quatre heures du matin pour aller au Kef et je me suis apprêtée pour aller faire la queue des pommes de terre. Après deux heures d’attente, l’agent de police nous a dit qu’il n’y avait pas d’arrivage, tu t’imagines comment nous sommes retournés ! Mais, l’après-midi, mon oncle Victor nous a invités, Charlot et moi, à voir « J’ai épousé mon ange » au Colisée et c’était très joli. Pour en terminer avec mes oncles, Tonton Elie n’est pas en Corse, il sera affecté à Tunis et ainsi aura auprès de lui sa femme et ses enfants. Le destin ne se montre pas cruel pour eux heureusement. Pour nous, pourvu que tu me reviennes, je saurais patienter. Ta petite fiancée qui t’envoie ses plus douces caresses en te serrant sur son cœur. Colette

 

 

Aux Armées, le 10.11.44

 

Mon trésor inoubliable Colette,

 

Cette nuit, j’ai rêvé que nous nous promenions au bord du fleuve, le Doubs, qui est à cent mètres d’ici quand nous fûmes attaqués ; je me battis jusqu’au bout mais tu fus blessée à la main, tu pleurais non pas pour ta blessure mais parce que tu croyais que j’étais touché ; je t’ai calmée et nous avons continué notre promenade tranquillement jusqu’au matin. En m’éveillant, je marchais encore à ton côté… Coletta chérie, te rappelles-tu le jour de la photo ? Hélas, j’aurai voulu ne pas te quitter et tu  peux imaginer combien je souffre de notre séparation. Sans toi, je suis un homme absent au monde. Près de toi, je reprendrai l’élan de la vie et nous profiterons des loisirs des jeunes mariés. Chérie, pourrais-tu demander à Guitta de se débrouiller de la laine pour me faire une paire de chaussettes car, en ce moment, non loin de Belfort, il fait moins six et la couche de neige dépasse vingt centimètres, il fait un froid du tonnerre ? Pourrais-tu aussi dire à Mammina que je lui écrirai bientôt car dans une demi-heure je prends la garde et c’est interdit d’avoir de la lumière la nuit pour ne pas se faire repérer ? Embrasse pour moi nos deux familles et demande à Ghitta de m’envoyer l’Etoile de David avec les chaussettes. En attendant de te lire, celui qui ne rêve que de toi t’embrasse de ses plus tendres et chaleureux baisers d’amour. E.C.

 

Londres : Winston Churchill vient de reconnaître que la Grande-Bretagne est la cible d’une nouvelle fusée allemande, le V2, en partie pour contrer la propagande nazie. « il n’y a aucune raison d’exagérer le danger, jusqu’à présent son ampleur et ses conséquences n’ont pas été significatives » a-t-il annoncé.

 

 

Tunis, le 20.11.1944

 

Mon unique trésor, Emile

 

Pourquoi te sentir dans un gouffre ? A ton retour, nous compenserons ces moments perdus, nous ne nous quitterons plus jamais et j’essaierais de combler tous tes désirs. J’ai su dès notre premier baiser d’amour, ton cœur contre le mien, que notre amour dépassera les limites de notre vie même. Quand je pense au jour de ton départ, je sens à nouveau mon cœur partir, une flamme ardente me brûler et mes larmes couler. Voilà deux ans et trois mois que tu es soldat et depuis cinq mois et vingt huit jours, qui me paraissent un siècle, je n’ai pu t’embrasser sinon en rêve. Mais j’ai confiance, je sais que tu me reviendras et n’aies crainte, je ne suis pas de celles qui abandonnent, celles-là ne sont pas dignes d’un amour, et surtout comme le tien, fidèle et passionné. J’ai montré tes magnifiques cartes postales et ta dernière lettre à Maman, elle en a été charmée

Mon chéri, ta sœur t’enverra demain  un colis, préparé par la CroixRouge, pour que tu aies moins froid puisque tu n’as pas de couverture et que tu es jeté sur de la paille et le mien partira Lundi pour que je puisse te préparer du pain d’épices ; quant à l’étoile, je te l’envoie avec ma photo. Mon oncle Elie a été démobilisé, j’espère de tout mon cœur que ce sera bientôt ton tour. Enfin, ne trouvant plus autre chose à te dire, je m’arrête mais ma lettre emporte vers toi

tout mon coeur et toutes mes pensées .Colette

 

 

Aux Armées, le 24.12.44   Sacré dimanche

 

Ma désirée, mon inoubliable fiancée,

 

Bientôt, mon trésor, ce sera la fête pour des millions de gens mais moi je ne pourrais pas, malgré les copains qui font des projets. En ce moment, j’envoie au diable tous ceux qui m’approchent. Pourquoi faut-il que je sois loin de celle pour qui mon être tout entier vibre ? Pourquoi ne puis-je pas poser mes lèvres sur les tiennes si douces ?  Tu as su m’attendre comme tu me l’avais promis et tu gâches tes jeunes années et je m’en veux. Mais en ce moment je ne peux rien te promettre à part d’essayer de vivre et de revenir. Pas de bal, pas de cadeau.

Et toutes mes pensées d’amour fou. Et mes vœux pour que le réveillon prochain nous dansions ensemble une valse inoubliable. Amuse-toi puisque tu sais que je suis d’accord. Embrasse toute la famille. Chérie, dans ta précédente lettre, tu me traites de « petit gourmand » mais sois en certaine, toi seule existes pour moi. Reçois de l’homme le plus amoureux du monde ses tendres baisers. Bonne année, mon trésor. Emile

 

 

Manche : le paquebot belge Léopoldville est coulé au large de Cherbourg par l’U-486. Il transportait 2237 soldats américains : 782 morts…

 

 

Tunis, le 25.12.1944

 

Mon précieux trésor Emile,

 

Voilà plus d’une semaine que je n’ai mis le nez dehors, un mauvais froid a

enflammé mon œil mais ne t’inquiète pas, je me soigne. Papa et Guitta sont invités chez nous et je suis plus heureuse en partageant mon lit avec elle ; avant de dormir, nous bavardons et nous racontons notre vie ; souvent, elle me parle de toi avec sa tendresse de grande soeur. Elle, si petite de taille, aurait voulu te protéger de toutes les calamités que tu as vécues, alors que, me dit-elle, c’est toi qui la soutient. En ce moment, Mammina et Pappino se font du souci pour Jojo, nous n’avons pas de nouvelles, j’espère de tout mon cœur qu’il ne s’agit que d’un problème de courrier. Mais nous avons des nouvelles de Bébert et Georges nous a envoyé une belle carte de vœux. Mon amour, j’espère que l’année prochaine, nous serons en train de faire les préparatifs du joyeux foyer

que nous formerons. Je t’envoie deux cartes que j’ai dessinées, un baiser spécial pour le jour de l’an et cent millions d’autres pour après. Colette

 

 

Aux Armées, le 27.1.45

 

Mon trésor adoré et inoubliable Colette,

 

C’est avec une joie immense que j’ai reçu tes précieuses cartes postales du 25.12. hier vers 19 h.. Elles m’ont aidé à me sentir mieux car, hier, je suis resté alité. Mais ne t’inquiète pas, je vais bien. Trésor, je ne sais vraiment comment te féliciter pour ce talent d’artiste, les cartes sont deux vrais chefs d’œuvre. Moi, je n’ai pas la possibilité d’en faire autant et, au village, il n’y a pas la moindre carte postale. Et toujours cette sacrée guerre qui ne veut pas finir et qui nous tient éloignés…Je brûlais d’impatience de savoir si ton œil allait mieux. Mon adorée souffrait et je ne pouvais déposer sur ses deux yeux qui sont la lumière de ma vie les baisers qui l’auraient soulagée… J’ai régulièrement des nouvelles de Jojo, son arme est à dix kilomètres du front ; quant à … il se trouve à six kilomètres du front mais ne risque rien car les avions ennemis ne se sont pas montrés encore. En ce moment, il fait moins vingt degrés et la neige atteint 35 cm et nous nous déplaçons en traîneau, je me crois en Russie, c’est amusant. Chérie, avant de terminer cette lettre, je te demande de boire à ma santé le 31 janvier prochain, qui marquera vingt deux ans à ma vieille carcasse, qui tremblera toujours pour toi. Plus rien d’autre à te dire en attendant patiemment (mais comme un fou) de te revoir, toi seule mon adorée. Celui qui rêvera à jamais de toi t’envoie ses plus fous baisers d’amour en te mordant bien  doucement sur tes adorables joues.Emile

 

Berlin : Gertrud Seele, une infirmière de 27 ans, a été exécutée comme « ennemie de l’Etat » pour avoir, en privé, manifesté sa haine du nazisme.

 

Auschwitz-Birkenau : c’est vers midi que quatre cavaliers de l’Armée Rouge ont prudemment descendu l’allée qui mène à l’enceinte du camp. A travers les barbelés, ils ont aperçu, horrifiés, de véritables squelettes vivants glissant comme des fantômes parmi les cadavres étalés dans la neige. Ainsi est découverte l’horrible réalité du camp que les SS ont tenté de dissimuler.

 

 

Tunis, le 27.01.1945

 

Mon soleil de vie et de bonheur, Emile

 

C’est avec une grande joie que j’ai reçu ta lettre et une grande peine que je l’ai lue. T’imaginer dans le froid, exposé à tous les dangers, sans personne pour te choyer m’est insupportable, alors que d’autres vivent bel et bien leur vie, comme tu dis. Je m’en veux de ne pouvoir soulager tes souffrances, je souhaite que mes lettres puissent réchauffer ton cœur solitaire et que nos projets d’avenir si beaux te permettent de tenir. Hier, je suis allée avec Papa et la dame qu’il va

épouser (elle s’appelle Yvonne, elle est très gentille et elle a une petite fille de dix ans) à la Goulette pour chercher une maison puis nous sommes allés à la Marsa pour rencontrer la demoiselle que Lillo aime (elle s’appelle Yolande). Tu sais, elle est charmante et blonde, elle est de Benghazi mais dommage elle ne parle pas français, seulement l’arabe tripolitain. Dimanche, j’ai vu Antoinette, qui attend un deuxième bébé, elle a demandé de tes nouvelles tout comme Piel que j’ai rencontré hier…Hier, également, nous avons eu enfin des nouvelles de Bébert, les premières depuis un mois. Que cette guerre s’arrête et que je te retrouve !  Celle qui t’adore et pense sans cesse à toi t’envoie d’innombrables baisers d’amour. ColettEmile

 

 

Montbéliard, le 4.2.45

 

Mon trésor adoré et inoubliable Colette chérie,

 

En revenant du foyer, je fus très heureux de trouver du courrier pour moi sur mon lit. Je suis à l’hôpital depuis le 20.1., je le quitte dans probablement trois jours ; c’est avec soulagement que je me suis débarrassé de cette diarrhée qui me poursuivait depuis quarante jours mais peut-être ainsi ai-je échappé à la chose qui m’aurait séparé à jamais de mon trésor et des miens. Adorée Coletta,

mes pensées nuits et jours ne sont que pour toi, tu es près de moi, tu ne me quittes pas. Je n’en reviens pas de t’avoir connue et de savoir que tu seras mon épouse fidèle car chaque jour me fait connaître ce que valent les femmes qui ne sont pas de ton genre ; elles ne savent pas et ne connaissent pas ce que le mot amour représente dans la vie… Que ce mot est beau quand il est vrai ! Trésor, comme aujourd’hui, il y a vingt huit mois qu’a eu lieu notre premier rendez-vous. Ah ! que cette journée qui a uni nos cœurs était belle. Il y a quatre jours, j’ai eu vingt-deux ans, je commence à vieillir ; c’est à vingt que j’ai été mobilisé et qui sait à quelle vingtaine je reviendrais mais je patiente car comme il sera heureux le jour où je pourrais reposer mes lèvres sur les tiennes si douces comme je les pose en ce moment sur le papier qui m’est si cher. Celui qui rêve à jamais de toi t’embrasse de ses plus tendres et ses plus fous baisers d’amour.

Emile

 

Crimée : Churchill, Roosevelt et Staline ouvrent la conférence de Yalta.

 

Tunis, le 22.02.1945

 

Mon trésor adoré Emile

 

Je sais que le reproche que tu m’adresses dans ta lettre du 13 n’est pas uniquement pour moi et il ne doit pas l être pour les autres non plus car cela n’est dû qu’à l’irrégularité de la correspondance. Je souffre moi aussi en pensant que depuis dix mois tu es loin de moi, mes rêves et mes pensées ne s’envolent que vers toi, mon adoré, pas une minute ton image ne s’efface de mes yeux ni de mon cœur. Je l’espère, la vie, désormais, ne sera pas si dure et si cruelle envers nous deux. Henri est arrivé en permission le 1er ; nous étions tous réunis chez Madame Benisti et Camille et Georges étaient sortis faire une course quand ils sont  revenus avec leur frère ; nous avons tous cru que tu étais derrière eux, je ne voulais pas y croire de crainte d’être déçue, mon cœur battait à rompre ma poitrine mais tu n’es pas venu. Lui était là car il est chargé de famille. J’attends avec patience le jour où le sort me donnera une joie complète, désirée et méritée pour nous deux. En attendant ton retour prochain, reçois de celle qui t’adore et ne vit que d’espoir ses plus tendres et doux baisers d’amour, un million de baisers. Colette

  

 

Aux Armées, le 4.3.45

 

Mon trésor adoré et inoubliable Colette,

 

J’espère revenir bientôt vers toi car j’en ai marre de cette vie et même si je suis depuis quelques jours dans une gentille maison alsacienne, cela fait trop longtemps que je ne t’ai vue. Mon trésor, surtout ne pleure pas pour ce que je t’ai dit dans ma dernière lettre et je sais que même si tu m’as écrit que tu étais d’accord, ce n’est pas facile pour toi qui m’attends fidèlement. Je te prie de me pardonner car la plus belle femme au monde pour moi c’est toi, si tendre, si douce. Et je ne remercierai jamais assez la vie de notre rencontre. Crois-moi, je ferai de toi celle qui sera la plus heureuse. Mon adorée, je sais que le retour d’Henri a du te causer une grande déception mais il est marié. Nous ne pouvons rien faire et je ressens très bien, trésor, que le sort est cruel : pendant que beaucoup profitent de la vie nous, nous sommes séparés, isolés mais aucun obstacle ne pourra briser notre amour. Avant-hier, au bal, ce n’était pas moi mais un mannequin qui dansait car je me sens une épave flottant parmi les immenses océans ; sans toi, je serai un homme qui chercherait son bonheur dans les ténèbres. Mes baisers, mes folles étreintes t’ont prouvé mon amour.  Celui qui ne rêve que de toi t’envoie ses innombrables et fervents baisers. Emile

 

 

 

Finlande : Helsinki déclare formellement la guerre au Reich, avec effet rétroactif au 15 septembre 1944.

 

 

Tunis, le 12.03.1945

 

Mon précieux trésor chéri, Emile

 

Toujours pleine de patience, j’attendais ce matin l’heure du courrier et enfin le facteur me remit tes lettres du 13 février et du 4 mars. Mon amour, comment puis-je ne pas m’inquiéter pour toi, jamais je ne t’avais vu malade et si je ne m’en faisais pas pour toi qui es ma raison de vivre pour qui m’en ferais-je ?

Car mon amour tu dois le savoir mieux que n’importe qui combien je t’aime et combien est grande la place que tu occupes en mon cœur amoureux Si c’est vraiment réel ce que disent les superstitieux, tu dois avoir le hoquet toute la journée car je ne cesse jamais de parler de toi et de nos souvenirs passés mais toujours si doux. Oui, il a été doux et troublant l’instant de notre premier rendez-vous et c’est grâce à toi, mon tout, que j’ai connu ce qu’est un amour passionné, fidèle et éternel. La vie était en rose ce jour-là, la gêne et en même temps la joie étaient en nos cœurs. J’ai dû interrompre ma lettre un moment car Papa est arrivé très en colère et avant de comprendre contre qui, j’ai eu un peu peur ! c’est contre Joseph, mon autre oncle, si charmeur, charmant, élégant mais noceur à un point… et donc menteur aussi. Papa a dit à Maman « ton frère Joseph a inventé le mensonge ! Il serait capable d’apprendre le mensonge au Bon Dieu » c’est dire mais je ne saurais sans doute rien avant demain car ils se sont enfermés dans leur chambre après que Maman se soit exclamée « Hatati, yè Rabbi, ne blasphème pas » en souriant malgré elle. J’espère que Dieu la préservera surtout de la colère de Papa… Mais rien ne m’intéresse vraiment si ce n’est d’avoir de tes bonnes nouvelles. J’attends avec impatience et ces dessins sur ma lettre sont les messagers de mon cœur amoureux. Colette

 

 

Aux Armées, le 1er avril 1945

 

Mon inoubliable Colette

 

Je réponds à ta précieuse lettre du 21.3.. Tu ne peux t’imaginer le bond que j’ai fait de mon lit hier soir quand le copain m’a dit que des lettres venaient de toi alors qu’il m’avait d’abord tendu, pour me taquiner, une lettre de mes logeurs, que j’avais jetée par terre de dépit. Cela faisait trop longtemps que je n’avais eu de tes nouvelles et hier, bien que je craignais que cela te fasse un choc, je t’ai fait parvenir un télégramme, excuse-moi, mais tu sais bien que le courrier est l’unique consolation du soldat et je devenais fou sans te lire, mille souvenirs se succédaient dans mon cerveau assombri. Adorée, ta photo ne me quitte pas presque de la journée et le soir je contemple tes yeux qui m’aimantent. Hier, j’ai visité la synagogue de Mulhouse, elle est bien belle mais bien saccagée par les hordes nazies…J’ai pensé aux jours futurs quand nous serons mari et femme et au 30  avril dernier, quand, pour la première fois, nous nous sommes embrassés en public…Dans ta lettre du 27.3., tu me dis que tu pleures. Lella, pourquoi es-tu si triste ? Distraie-toi, va à la plage même si tes parents ne veulent pas car ce sont des préjugés, moi je suis d’accord, profite de la vie avec Guitta car toutes deux vous êtes jeunes et vous connaissez déjà bien des souffrances. Dans ta prochaine lettre, Coletta chérie, donne moi des renseignements sur ma future marâtre, mon père va-t-il se remarier ? Ici, en pleine campagne, la vie est toujours monotone mais, dans quelques jours, nous serons en Allemagne et je porterais l’étoile de David que Guitta m’a envoyée… Embrasse pour moi toute la famille et reçois de celui qui ne rêve qu’à toi ses plus tendres et fervents baisers d’amour. Emile

 

Paris. L’Arc de triomphe et Notre-Dame sont de nouveau illuminés.

 

 

Tunis, le 15.04.1945

 

Mon inséparable et adoré amour Emile

 

Hier, Gino est venu me chercher pour aller chez ton père à La Marsa et nous sommes allés un bon moment à la plage avec Lucienne, la fille d’Yvonne, et Guitta. Mon bien aimé, pendant que je regardais cette immense mer, ta douce image flottait dans mon cœur, ton visage gai et souriant ne me quittait pas une minute. Ah qu’il me tarde de te revoir et comme nos chères familles s’impatientent ! Mon doux trésor, je te rassure pour Marguerite, elle est plus heureuse que malheureuse et elle a accepté la fin de son histoire. Doit-elle continuer à écrire à Georges, elle voudrait un conseil ? Pour la fin de l’histoire de Papa, son beau-frère lui avait promis d’intervenir auprès de Monsieur Gallula pour l’achat d’un café. Papa ne se voit pas bistrotier mais il en a marre des petits boulots depuis que Pétain l’a obligé à quitter le Tram et mon oncle l’a mené en bateau et a préféré faire la cour à la voisine du 15. Heureusement, tout s’est arrangé et bientôt tu pourras trinquer à la victoire  « Aux Anciens Combattants ». C’est ce que j’espère le plus tôt possible pour nous deux car sans toi ma vie est impossible et inutile, son cours reprendra lorsque tu me reprendras dans tes bras. Celle qui t’adore pour la vie. ColettEmile

 

 

 

Aux Armées, le 3.5.45

 

Trésor adoré et inoubliable Colette,

 

Nous nous aimons depuis presque trois ans et tu as fait revivre mon cœur mortel, tu m’as donné ce bonheur auquel je ne croyais pas. Que d’obstacles se sont posés et se posent sur notre chemin et que nous avons franchis car nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. N’est-ce pas chérie tu attendras fidèlement et patiemment mon retour ? Te rappelles-tu le 30 avril 43, je revenais de Bizerte et Mammina m’avait appelé pour me consentir ta main et juste un an après, le 30 avril 1944, ce fut le jour béni de nos fiançailles ? Trésor adoré, je suis sûr d’être bientôt près de toi car ce n’est plus qu’une question de jours pour la « classe » mais avant que je ne revienne n’hésite pas à t’amuser, profite du printemps dans notre belle Tunis, puisque aucun autre ne te tournera la tête, que tu es à moi à moi seul pour toujours. Je te quitte par lettre qui emporte vers toi toutes mes pensées pleines d’espoir et mon fervent amour. Emile

 

Neustadt : un épisode dramatique a coûté la vie à huit mille rescapés des camps de concentration de Neuzbgamme et de Stutthof : trois chasseurs Typhoon de la Royal Air Force ont coulé les bateaux.

 

 

Tunis, le 30.05.1945

 

Mon amour adoré et inoubliable Emile,

 

C’est avec une joie sans pareille que j’ai reçu aujourd’hui tes deux amoureuses et charmantes lettres de Ramstein. Comment oublierais-je ces jours d’avril ? Tous les autres à jamais seront des jours de fête pour nous. Mon Emile, on m’a séparé de toi pour un temps vraiment trop long, tous ces mois à vivre loin de celui que j’adore, loin de ma moitié qui est la source de ma vie, je n’arrive pas à croire que j’aie pu les supporter. Comment pourrais-je vivre sans toi mon bien aimé ? J’accepte ce quotidien au prix de n’importe quelles souffrances pourvu que tu me reviennes ? Seuls ton amour et ton bonheur me sont nécessaires ; Mon tendre Emile, c’est à toi que je dois tout car tu m’as fait connaître la vie et

tu m’as fait comprendre combien le mot Amour était précieux et délicat. Sois prudent toujours. Je t’attends, je t’espère et je retiens mes larmes. Ta bien aimée

qui pense à toi et t’envoie ses plus tendres caresses et chaleureux baisers.      ColettEmile      

 

                                                                                               

Aux Armées, le 4 juin 1945

 

Mon trésor adoré et inséparable Colette,

 

De retour de Constance, où le Général de Gaulle a passé en revue nos troupes, j’ai l’immense joie d’avoir ta précieuse lettre Aujourd’hui, mon cœur déborde de joie car j’ai revu mes deux frères Georges et Jojo, même si notre rencontre fut très brève mais avec l’espoir de se revoir dimanche prochain. Coletta chérie, j’ai montré à Jojo la photo que tu as faite chez Saadoun, il n’a pas voulu croire que c’était toi, tant tu as grandi. Quant à Georges, je lui ai fait promettre de ne pas faire la grande bêtise de s’engager pour le Japon, ce que moi-même j’ai refusé, tu imagines pourquoi. En ce moment, je suis au poste de garde et je peux penser tout mon saoul à nous deux. Il y a un an, un mois et deux jours que nos jeunes vies ont été séparées pour un temps indéfini mais quand, enfin, je retournerai chez nous je ferais tout pour te faire oublier ces années d’attente comme je ferai tout pour mettre derrière moi les atrocités que j’ai vues que ce soit à la guerre ou dans les camps. Rien ne peut égaler l’intelligence humaine mais sans doute rien non plus ne peut atteindre à sa cruauté. A ces moments-là, seul l’espoir de revoir tes grands yeux magnifiques m’a permis de continuer ma route. Je te prie de passer le bonjour à la tante et à toute la famille. Je t’envoie mes innombrables et plus fous baisers d’amour. Emile

 

Moscou : les Soviétiques célèbrent leur victoire sur le nazisme. Sous une pluie battante, les deux cents étendards de la garde personnelle d’adolf ont été jetés à terre.

 

Tunis : mariage discret de Gabriel, père d’Emile, et d’Yvonne, maman de la petite Lucienne

 

 

Tunis, le 16.06.1945

 

Mon inséparable et adoré Amour Emile

 

C’est aux côtés de Guitta que je t’écris car elle ne travaille plus chez Nunez depuis deux semaines. Ce n’est pas simple pour elle de vivre avec ta marâtre ; même si elle ne s’en plaint pas, je le devine. Maman l’a invitée et tout se passe bien ici d’autant que nous avons eu la grande joie d’apprendre que tonton Maurice était démobilisé. C’est sûr, ton tour va bientôt arriver et en attendant il faut prendre la vie comme elle est…Aie confiance en l’avenir et en moi, mes sentiments sont les mêmes et ne changeront jamais à ton égard, tu es le seul que j’aie embrassé, le premier qui m’a serré dans ses bras et tu seras le seul. J’ai tout accepté de toi et j’ai même admis tes distractions en Allemagne car la guerre change notre façon de voir mais pas notre vision de l’Amour authentique. Mon amour, je n’ai pas encore reçu tes photos, vraiment on dirait qu’ils le font exprès ! J’espère que je les recevrais pour mes dix-neuf ans. En attendant, reçois de celle qui te chérit chaque jour davantage ses plus tendres baisers d’amour. Colette

 

 

Aux Armées, le 15.07.45

 

Mon trésor adoré et Inoubliable Colette,

 

J’ai reçu hier soir ta précieuse lettre du 11 courant me disant que tu n’as reçu ni mes photos ni ma lettre pour te souhaiter bon anniversaire ni celle de Maurice qui est cuisinier des sous-off et nous a fait un gâteau ce jour-là. J’espère que maintenant ton impatience est calmée. Trésor, dimanche, je me promenais avec lui quand, soudain, je m’arrête net. Il me demande ce que j’ai et je lui montre une jeune boche. Je t’assure, tout toi, brune, ta même chevelure, ton même sourire, tes mêmes gestes. Crois-moi, inoubliable, que j’aurais voulu la garder auprès de moi pour t’imaginer dans mes bras. Mais elle est partie et la nuit j’ai rêvé que tu m’avais quitté pour ne plus revenir et toute la journée je me suis traîné avec un cafard incroyable mais vrai. Ma patience commence à me délaisser et j’en ai marre de vivre comme un automate enchaîné mais contre une telle force, il n’y a pas de résistance. Les copains rigolent de moi mais quand ils t’écrivent, je sais qu’après leur signature, ils dessinent, comme moi, un cœur avec nos initiales. C’est te dire si notre amour est reconnu.

Je t’embrasse, je t’embrasse, je t’embrasse…Emile

 

Allemagne : les Américains cèdent l’administration du sud de la Rhénanie à la France.

 

 

Tunis, le 25.07.1945

 

Mon trésor adoré Emile,

 

Le jour de mon anniversaire, je l’ai passé en pensant à toi qui aurais été le plus beau cadeau que j’aurais souhaité recevoir mais j’ai si bien fermé les yeux avant de m’endormir que tu étais auprès de moi. Si cela avait été vraiment le cas, j’aurai embrassé ta chère tête et tu n’aurais plus eu mal d’avoir fait la fête, comme tu me l’as écrit, avec tes copains pour fêter ma naissance. Pour mes vingt ans, c’est sûr, nous serons réunis. Je remercie tes amis de t’avoir passé ton caprice et particulièrement Maurice Guez pour ses bons souhaits et dis-lui que je lui ai répondu puisque tu le veux bien. Mon amour chéri, patiente comme nous sommes bien obligés et sois confiant. C’est grâce à notre amour invincible que nous serons heureux. Mon Emile chéri, je t’ai tellement langui que je ne sais pas comment m’exprimer, je voudrais tant te serrer contre mon cœur amoureux, te caresser, mordre tes charmantes fossettes que j’adore et  certainement beaucoup d’autres femmes en ont le béguin !!! Mon Emile chéri, cela fait trois semaines que je ne suis pas allée à La Marsa car j’ai aidé Maman à coudre des vêtements pour mes frères mais je compte passer le Vendredi avec ma chère famille, ils vont très bien rassure-toi. Je leur dirai de t’écrire. Je t’envoie dans ma lettre des cartes postales que j’ai dessinées. Les hirondelles et les fleurs te disent mon amour et mon bonheur d’être à toi. Reçois des millions de baisers. ColettEmile

 

 

Ramstein, près de la Sarre le 6 août 1945

 

 

Mon trésor adoré et inséparable Colette,

 

C’est hier soir assez tard que le vaguemestre m’a remis ta précieuse lettre du 25 Juillet. me donnant de vos bonnes nouvelles. Pour le moment, on a rien à faire et c’est en écoutant sur le poste de TSF une musique espagnole que je te réponds. Chérie, ce n’est pas pour te décourager mais les choses vont si lentement par ici que je ne peux rien te dire quant à ma démobilisation sinon que tous les africains ayant un an de campagne et un an d’armée seront rapatriés d’ici fin octobre. Patience, ta moitié reviendra. Nous avons eu la chance que je survive à la guerre quand d’autres y ont laissé leur peau mais quand je vois un civil je ne sais ce qui m’arrête de ne pas lui tomber dessus car c’est à cause d’eux que je suis ici, que j’ai quitté ma famille et ma femme. (je te prie de m’excuser d’arrêter d’écrire car je prends la garde à 5 km et je terminerai la lettre la-bas)…A l’instant, des anglais de la Brigade juive viennent de nous  apporter du cognac, des cigarettes, des bonbons et discuter avec nous. Mais j’ai hâte de rentrer, commencer notre vie de fiancés et de voir un peu la situation.  Celui qui s’impatiente de te revoir t’envoie ses innombrables baisers les plus fervents et les plus fous d’amour pour toi.Emile

 

Hiroshima disparaît. La charge explosive constituée d’uranium 235 de « Little Boy », la bombe atomique, a effacé la ville japonaise et fait plus de cent mille morts dans l’immédiat.

 

 

Tunis, le 28 août 1945

 

Ma vie de lumière et de bonheur,

 

Cela me fait plaisir de savoir que dans la tourmente tu as quand même des moments de plaisir. Je te demande d’être patient depuis quelques semaines mais je sais que tu dois être enragé par cette situation. Ici, quelques garçons sont revenus ; partis adolescents, ils ont grandi et forçi et sont devenus des hommes. Malheureusement, certains n’ont pas eu cette chance et leur famille porte le deuil. Celles qui ont quelque chose à fêter ont toutes fait le Ma’Zhar ce printemps et, hier, tata Marie nous en a apporté, dans un joli flacon, pour que nous en soyons aspergés le jour de notre mariage. J’en ai bu dans un verre d’eau fraîche sucrée et la fleur d’oranger a exhalé tout son parfum. J’en mettrais également dans les gâteaux que je t’enverrais bientôt. C’est toute la Tunisie que tu dégusteras. Hier, il est arrivé un incident fâcheux : notre voisine Ginie Fellous, en remontant son couffin par notre fenêtre l’a fait tomber alors que l’épicier y avait mis la bonbonne d’huile pour le mois. Personne n’a été blessée mais elle en a pleuré tant c’est une perte sèche pour sa famille. Nous nous sommes cotisé pour en racheter une bouteille…Elle et son mari Jules sont tellement gentils et généreux, ils ont toujours partagé le peu qu’ils avaient…Je n’ai plus rien à te raconter sinon te dire mon amour. Je t’envoie, avec l’hirondelle que j’ai découpée, mes plus tendres baisers d’amour. Colette

 

 

 

Ramstein, le 6.9.45

 

Mon trésor adoré, inoubliable et tendre amour Colette,

 

Grâce à ta chère lettre, je me suis un peu calmé. De nouveau, mon adorée, le départ est retardé, faute de bateaux, même les classes de 31 à 36 sont là ; alors imagine, moi, de la classe 43 mais rattaché pour la démobilisation à la 42. Les gradés ignorent que ces mesures attristent encore plus les amoureux. Combien va-t-il durer le martyre de cette séparation ? Hier, homme ou femme qui me parlait avait une réponse brutale, je n’en peux plus de tourner en rond, j’en pleure la nuit, voilà plus de quinze mois que mes yeux n’ont pu voir ton doux visage, heureusement que les photos sont arrivées. Chérie, cela fait un bon moment que je n’ai pas de nouvelles de Jojo et Bébert. J’espère les revoir bientôt dans notre belle Tunis ainsi que ma deuxième maman, pappino et toute la famille. C’est sûr, nous serons unis dans un bonheur sans fin. Reçois mes plus fous baisers d’amour.Emile

 

Etats-Unis : le Président Truman présente au Congrès le « Fair Deal » son programme de redressement économique du pays

 

 

Tunis, le 18 septembre 1945

 

Mon trésor chéri Emile,

 

C’est tout mon être amoureux qui répond à ta précieuse et tendre lettre que je reçus hier (jour de kippour) qui me donnait de tes nouvelles. Mon trésor, je te souhaite une bonne et heureuse année. Mon trésor chéri, je t’assure que lorsque j’ai lu le passage où tu me dis que tu pleures pendant la nuit, j’ai senti mon cœur qui t’adore se déchirer, toute mon âme était en révolte contre l’injustice qui règne en ce monde. Toi, l’être que j’adore et je chéris arriver à un tel point, je ne peux contenir mes pleurs ; tous les soirs, il me faut au moins deux heures pour m’endormir et quand je rêve je crois te voir auprès de moi mais hélas ce n’est toujours qu’un rêve…Mon trésor adoré, je suis sûre que la chance va nous sourire et que l’armée trouvera des moyens de transport pour ramener ses soldats dans leur pays et que notre martyr cessera. Je sais que demander de la patience à quelqu’un qui a vu et subi tant d’épreuves est vain mais c’est quand même ce que je te demande. Mes frères attendent d être démobilisés, Edmond est à Marseille et attend le premier bateau ainsi que Marc et Clément. Nous aussi serons bientôt réunis. Ta moitié qui t’espère, t’attend et t’envoie ses plus doux baisers d’amour .Colette

 

 

Ramstein, le 15.10.45

 

Mon trésor adoré et inoubliable Colette,

 

Trésor, je voudrais tant te donner de bonnes nouvelles mais, hélas, je ronge encore mon frein et cet isolement m’exaspère. Ils ne croient pas m’avoir assez gardé. Cela ne leur suffit pas d’avoir supprimé mes meilleurs années de jeunesse, de m’avoir éloigné des miens et de toi, qui me manques comme l’eau manque à la plante, n’avons-nous pas assez payé, n’avons-nous pas assez servi la France et défendu le drapeau pour qu’ils nous gardent alors que la guerre est finis. Heureusement, dans ces moments de rogne, je pense à toi, fidèle et tendre et tellement différente de certaines femmes ici qui couchent le premier soir, c’est dégradant. Pour l’avenir, compte sur moi pour qu’il soit le plus beau possible et pour que notre bonheur efface ces jours de souffrance. Celui qui est ton roi et ton éternel esclave t’embrasse plus fort encore. Emile

 

P.S. toutes mes félicitations à Elise 

 

France / Pierre Laval, qui a tenté de s’empoisonner après la sentence, est exécuté.

 

Le premier numéro de la revue de Jean-Paul Sartre « les Temps Modernes » sort ce jour.

 

 

La Marsa, le 20.10.1945

 

Mon inoubliable trésor adoré Emile,

 

Samedi (jour d’amour et de bonheur), après avoir fini mon petit ménage, je me suis mise à t’écrire. Quel autre plaisir ai-je, si ce n’est de partager avec toi mes joies et mes peines ? Quand je t’écris, mon amour, j’ai l’impression que je te parle, mon bien le plus précieux est ta photo que j’admire. Combien de temps dois-je encore rester sans revoir ton doux visage éclairé par tes beaux yeux qui sont mes étoiles d’amour ? Plus de dix-huit mois d’absence. Ah ! qui pourrait

ressentir l’ouach qui m’étreint le cœur si ce n’est toi ? Je suis contente mon trésor que tu puisses te détendre avec cette T.S.F. mais j’aimerais l’entendre avec toi, contre mon cœur, nous laissant griser par de jolis tangos. Toute la famille t’embrasse affectueusement. Celle qui t’attend impatiemment t’envoie ses plus douces et tendres caresses. Colette

 

P.S. je t’envoie une fleur des fiançailles d’Elise

 

 

Waldrash, le 21.11.45

 

Mon adorée et inoubliable Colette,

 

Pardonne mon silence mais que veux-tu que je t ‘écrive ? chaque mot peut être une flèche dans ton jeune cœur si tendre car je ne peux que t’écrire ma colère sur cette situation que nous font vivre les Français. Je ne veux plus être français et oui je veux qu’on me lise et je le répète car après quatre campagnes et toutes ces années, je reste là et je vois partir démobilisés des jeunes français qui n’ont fait que quatre mois d’armée et huit de chantier. Où est la justice et à qui la réclamer ? pas même à Dieu car si Dieu existait cette guerre n’aurait pas eu lieu avec tout ce qu’on entend d’affreux et d’incroyable, tout ce que j’ai vu et que j’essaie d’oublier !. Mon écriture, tant je tremble, doit te faire comprendre à quel point je suis énervé et désespéré. Trésor, ne m’écris plus car je ne voudrais pas que tes lettres s’égarent si jamais nous partions d’un jour à l’autre. C’est avec cet espoir que nous serons bientôt réunis que je termine en t’envoyant mes plus fous baisers d’amour.Emile

 

 

France : un gouvernement d’unité nationale, dominé par le PCF, la SFIO et le MRP est formé. Maurice Thorez devient ministre d’Etat à la fonction publique

 

Tunis, le 25.11.1945

 

Mon éternel amour et précieux trésor Emile,

 

Ne crains pas de me raconter ta douleur. Je tiens à ce que tu te libères le plus possible avec moi des souffrances morales que tu endures. Je suis en même temps que ta fiancée ton amie et ta confidente. Je reçois tes plaintes avec courage mais hélas sans aucun pouvoir cependant ne crains pas de m’attrister. Mais surtout ne reste pas en France même pour notre avenir ; de force, tu es bien obligé mais de gré, je t’en supplie, oublie cette idée que ton officier t’a soufflée. Je te remercie de penser à notre bonheur futur mais le seul que je souhaite c’est celui que je pourrais partager avec toi au plus tôt. Tu as toujours su te débrouiller et j’ai confiance en toi. A Tunis, tu trouveras une situation et même si nous devrons attendre pour nous marier, ce n’est pas grave. Mon Emile adoré, le 12, un nommé Assous est venu me voir avec sa sœur, de ta part. Imagine comme j’étais contente. Il a vu Simone revenir de l’école et il m’a demandé si c’est celle qu’Emile mordait sur les joues, c’est lui qui me parlait mais c’était bien toi qui occupais mes pensées… Plus il me parlait de toi, plus je me languissais. Onze mois s’étaient écoulés avant ta seule permission, un an et demi depuis à nous attendre… Mais notre patience sera récompensée. Tu es mon Tout. Celle qui t’appartient pour la vie. Colette

 

 

Waldrash, le 30.11.45

 

Mon trésor adoré et inséparable Colette,

 

C’est en pleine démoralisation et le cœur gros de chagrins causés par l’injustice que je t’écris car j’aurais dû être civil depuis hier et aujourd’hui ils voulaient

m’expédier pour trois jours de garde. J’ai esquivé en prétendant être malade. Je suis encore là et reste à savoir pour combien de temps. Nous sommes de bons esclaves, pourquoi en chercher d’autres, nous sommes des pantins, des guignols, ils font de nous ce qu’ils veulent sans que nous puissions crier justice. Je ne croirais plus rien avant d’avoir entre mes mains les papiers et là je pourrais t’envoyer la dernière lettre d’un soldat qui a fait plus que son devoir.

Je te jure que ce jour-là, je ne penserai qu’à toi. Reçois mes innombrables baisers. Emile

 

France : l’Assemblée adopte le projet de loi nationalisant les quatre principaux établissements bancaires. Le statut de la Banque de France est modifié

 

 

Tunis, le 5.12.1945

 

Mon inséparable amour et trésor adoré Emile,

Mon Emile, comment puis-je atténuer ta peine et ta colère ? Plus que jamais, je t’ai langui, toute mon âme fait appel à la tienne, tout mon corps fait appel à sa moitié, ton amour s’est enraciné dans mon cœur depuis le jour où le destin t’a mis sur mon chemin, malgré toutes les souffrances, je bénis le jour où je t’ai connu, grâce à toi je sais la valeur et le prix d’un sincère amour. Crois-moi, je préfèrerais être à ta place que de te savoir ainsi malheureux, je te plains de tout mon cœur mais hélas je ne peux rien d’autre, sinon t’envoyer par lettre tout mon amour, même si celle-ci est baignée de mes chaudes larmes. Hier ; Gino a absolument voulu qu’avec Daisy et Guitta nous allions voir un film égyptien « Bijou » et j’ai encore pensé à toi qui chante si bien les chansons de Farid El Atrache. Bientôt, je pourrais les chanter avec toi Au cinéma, j’avais ta photo dans la poche de mon boléro et tu étais serré contre mon coeur. Je termine ma lettre qui emporte vers mon bien aimé toutes mes pensées. Celle qui t’attend impatiemment t’envoie ses plus tendres caresses et ses plus fous et innombrables baisers d’amour. ColettEmile

 

Au fil de ces années égarées, les trois cents lettres échangées leur ont permis de mieux se connaître et donc de s’aimer mieux encore, de tricoter une trame serrée qui résistera à tous les remous et qui dépasse déjà les limites des convenances. Colette, si jeune pourtant, n’a t-elle pas réussi à faire abstraction du désir légitime de ne garder que pour elle son amoureux. Elle l’a lui a écrite, cette autorisation, pour qu’aucun sentiment trouble ne les sépare…Elle n’arrivait pas à dormir. La dernière lettre envoyée d’Allemagne était tellement vindicative ! Sa patience avait été mise à rude épreuve et il en voulait à l’armée tout entière. Elle craignait qu’il ne commette une bêtise qui l’entraînât vers des représailles. Qu’importait le sacrifice consenti de sa jeunesse, qu’importaient les risques encourus, la peur, le froid et la mitraille, s’il avait envers ses supérieurs des propos désobligeants, il tarderait encore à revenir ; elle comptait les secondes ; il lui faudra trouver les mots pour le retenir avant l’explosion. Mais, soudain, le souvenir d’une des dernières lettres d’Emile l’épouvante : 

 

« ma chérie, ce que je te raconte, je ne t’enparlerai plus jamais mais si je ne te le racontais pas, ne serait-ce qu’une fois, j’ai peur de n’être plus le même à mon retour. Déjà, j’ai des moments de tristesse intense et c’est comme si ces événements avaient creusé une brèche dans mon goût de vivre. Tu te souviens, vers 1938, quand les juifs polonais réfugiés nous racontaient, à la synagogue à la fin des prières, ou dans la cour des maisons, ce qu’ils avaient enduré, nous avions du mal à les croire, nous trouvions leurs lamentations exagérées. Eh bien, à Ravensbrück, j’ai compris à quel point nous étions incapables d’imaginer l’insupportable, le tragique, l’innommable ! Pendant plusieurs jours, nous avons touché l’horreur à pleines mains et cette angoisse que je voyais dans les yeux de mes copains devait être encore plus lisible dans les nôtres : si je te disais que j’avais peur de les casser en deux ces ombres de femmes que je portais de leurs baraquements aux camions, si je te disais qu’elles n’avaient pas l’air d’y croire à leur libération et que l’espoir, cette force qui avait déterminé leur résistance, soudain de n’être plus utile les quittait et qu’elles pleuraient sans larme, ces desséchées de l’intérieur. Elles étaient mères, elles étaient filles, elles étaient sœurs, ces femmes qui auraient pu être toi… Elles avaient étudié ou couru le guilledou, elles avaient cru en l’avenir ou suivi une voie toute tracée mais toutes allaient devoir continuer à vivre avec ces stigmates… Comment ? Pourquoi ? Toutes mes croyances sont ébranlées. Je n’avais jamais vu même des animaux traités ainsi. Ah, nous n’avions pas cru qu’à Djebel Djelloud  les constructions pouvaient servir à  y cramer des hommes et des femmes et des enfants ! Les nazis qui les avaient conçus sont le rebus du genre humain ! Alors, voilà, je ne t’en parlerai pas mais si, quelquefois, tu ne retrouvais en ton Emile l’homme que tu aimes, c’est que l’espace d’un instant je serai redevenu le soldat, français et juif, qui a aidé à libérer ces reliques de notre peuple, au prix de son espérance ».

 

 Elle sait qu’il lui faudra trouver la tendresse et les mots justes pour le consoler mais que jamais il n’oubliera. Demain, elle s’efforcera de le convaincre.

 

 

Rouffach, le 11.1245

 

Suis arrivé ce jour au contre de démobilisation. A bientôt mon amour !

Emile

 

 

 

« Est-ce que tu sais préparer la mlouhiyè, ? » Grande question, C’est la première qui sera posée à la cuisinière élue pour préparer le festin des épousailles ; depuis la nuit des temps, c’est le plat « qui ne finit jamais, car plus on y trempe son pain, plus il y en a» qui préside aux noces, en Tunisie, et ce n’est pas une mince affaire que de le préparer : trop fluide, le pain italien, avec lequel il se déguste, sera trop mou… trop cuit, il devient amer, et, si la cuisson des feuilles de corète moulues n’est pas précautionneusement surveillée, le fond de la cocotte attache et tout est à recommencer !

 

Avec ça, il faut de l’akod, nourriture raffinée concoctée à partir des abats et des parties « très très basses » du bœuf, plat de fête s’il en est, et de l’ahraïmi autrement appelé poisson malin, spécialité tripolitaine admirable, et la p’kèilè, quintessence de l’épinard frit et cuit en sauce. Et tout cela en quantité non négligeable, le nombre des invités étant indéfini ! Bien sûr, pour l’apéritif, les femmes s’en donnent à cœur joie et, à tour de bras, préparent des salades à n’en plus finir, des banatages, petites boulettes de pommes de terre aux œufs et à la viande, des bricks, feuilletés au hachis de bœuf, de la mininè, terrine au poulet et aux oeufs, cuite au four du boulanger voisin ! Le vin et la bourha, l’alcool de figue, spécialité tunisienne, sont servis généreusement.

 

«El kif laziz » s’exclament jeunes et vieux en souriant de plaisir car l’hédonisme est le propre du tunisien !

 

Et les gâteaux ! En habits de fête, colorés, croquants, sucrés, au miel, pour que la vie des épousés soit douce. Avec la citronnade et l’orgeat, c’est ce que la mère de la mariée offrira également à ses invitées à la sortie de la t’bila, le bain rituel, au hammam. C’est une cérémonie religieuse stricte mais aménagée de façon très gaie par l’Orient. La mère et la future belle-mère entourent la mariée ainsi que toutes les femmes de la famille et les amies. Elles arrivent, les couffins chargés de douceurs. La maîtresse de cérémonie invite la promise à entrer dans le baptistère, la bouche pleine de dragées qui seront ensuite distribuées, pour porter chance, aux jeunes filles, et à y plonger sept fois de suite, tout entière, en répétant une courte prière. Ensuite, c’est la distribution des douceurs, entre chants et acclamations. Ainsi purifiée, la jeune fille pourra prononcer le oui fatidique. La mariée sera en blanc, bien entendu, et la robe louée. Le mariage ne sera que religieux, les papiers délivrés par l’ambassade de France à Tripoli tardant à venir et la patience des fiancés étant arrivée à son terme, le père de Colette y consent.

 

Il arrive. Impeccable dans son costume sombre malgré la canicule, accompagné

de sa famille et de ses amis. Sur le chemin, le cortège passe sous les vivats et les vœux de bonheur. La salle à manger a été préparée pour l’occasion et en son milieu trône le dais nuptial. Colette, Sassia de son prénom judéo-arabe, entre à son tour, tremblante, et rejoint son Emile Yehouda pour écouter les prières et bénédictions du rabbin.

 

«Il est beau, comme toujours, pense-t-elle, «et nous ne nous quitterons plus »

«Je l’aimerai ma vie durant et je la rendrai heureuse» se dit-il entre deux amen. Vient le moment où le fiancé doit briser le verre d’alliance, enveloppé de linges, d’un coup sec du talon. Ce geste scellera à jamais leurs deux vies, sous les youyous frénétiques des femmes de l’assemblée. Ils s’effleurent du bout des lèvres, le cœur galopant, et reçoivent les félicitations dans un grand brouhaha.

La fête peut commencer, jusqu’à l’aube… pour les invités. Vers minuit, Emile entraîne son épouse vers la sortie, incognito. Mais rien n’échappe à la mère et elle se précipite derrière eux pour asperger le sol de gouttelettes d’eau qui assureront un voyage et un retour sans problème.

 

Dans la villa qu’il a louée à Crémieuxville, pour une année, ils se contemplent. Il est tendre, enjoué, délicat, amoureux, frémissant, ému et suffisamment aimant pour accepter en riant qu’elle, également tendre, enjouée, frémissante, émue mais apeurée, soit décidément dérangée par un bruit, là, dans le jardin…

 

« C’est peut-être un voleur ? »

 

« Mais non, mon amour, ce n’est qu’un volet qui bat la chamade… »

 

 

Qu’il est doux le réveil et que le jardin exhale de parfums chauds et capiteux !

Quelle merveille de s’être reconnus, appartenus, aimés selon la formule consacrée, avec la bénédiction de Dieu et des hommes et de se tenir la main simplement. Jours et nuits à venir leur appartiennent. Bien sûr, il faudra se plier à certains rituels, Rachel, pour la paix de son âme, constatera…Puis ensuite, dans trois jours, il faudra partager avec la famille, un certain poulet ; cinq jours après, aura lieu, à la porte de la maison, le découpage du poisson… et tous les amis applaudiront et le mauvais œil sera banni à jamais et ce sera encore une fête ; puis les amants jouiront de chaque jour.

 

 

« Ma fille, n’aie pas peur… »

 

Elle pleure. Elle pleure. Incoercibles, les pleurs l’étouffent. L’accident, grave, compromet le bonheur projeté, rebâti après tant de mois difficiles, la guerre dépassée, les nazis vaincus, l’horreur regardée en face, tous ces morts et ces anéantis par la volonté d’un seul homme, qu’il soit maudit jusqu’à la centième génération, le bonheur d’être bientôt trois, avec « le fruit de votre amour » comme l’appelle Madame Spitéri, la sage-femme, celle-là même qui avait aidé à naître son plus jeune frère et qu’elle avait vue hier, revenue d’un accouchement laborieux et qui s’extasiait toujours :

 

«  Ah, j’exerce le plus beau métier du monde ! Ma petite Colette, j’aurai bien besoin de repos mais personne d’autre que moi ne mettra ton enfant au monde !  Mais, dis-donc la belle, pas avant l’heure, de préférence ! la maternité n’est pas une maladie, je n’ai jamais conseillé à une femme enceinte de se la couler douce mais là, il faudrait arrêter de courir par les rues ; pose-toi, termine la layette »

 

 

Elle s’est assise,  les jambes coupées, le souffle court, le ventre douloureux ; elle gémit :

 

« Maman, maman, Emile, Emile, Milio, mon amour. Le bébé… Ah, j’ai mal, j’ai le ventre dur comme une pierre, je voudrais un verre d’eau. »

 

Puis, soudain, se tait, prend son sac et s’apprête à sortir sous les yeux ébahis de sa mère :

 

« Ma fille, où vas-tu, dans ton état ? Si tu veux d’autres nouvelles, laisse-moi y aller ; tu n’y vois même plus clair ; calme-toi, tes larmes vont faire du mal au bébé.»

 

Mais Colette est déjà dans l’escalier, sa mère à ses trousses, en peignoir, en savates et ne sachant même pas vers quel désastre elles courent toutes deux.

 

Par chance, un taxi-bébé vient de déposer un voisin. Comme tous les chauffeurs de taxi, il connaît Emile, qui fut son collègue pendant deux ans, au retour de la guerre. Avec dextérité, il dépasse voitures et charrettes, klaxonne au passage et transmet la nouvelle de l’accident à tous les taximen ; s’ensuit alors un concert de klaxons solidaires dans les rues de Tunis, pas un qui n’y fasse écho.

 

Les voici à l’hôpital Charles-Nicolle. C’est le dimanche de Pâques et dans les couloirs, la cohorte des gens venus de tous les bleds environnants, pour rencontrer le rare toubib qui saura les aider, doit patienter… Les infirmières tentent de canaliser le flux et d’interdire l’accès à la volaille mais c’est bien souvent le seul mode de paiement qui vient à l’esprit des paysans : un poulet contre un remède, voilà un troc judicieux ! Colette et Rachel n’ont cure du voisinage folklorique, elles tentent de savoir où se trouve le jeune homme accidenté et s’énervent d’être envoyées d’un service à l’autre quant elles aperçoivent Marguerite et Eugène, éplorés. Le sourire forcé qu’ils affichent aussitôt en apercevant leur belle-soeur lui en dit plus long que tous les discours. Ils ne tentent même pas de lui suggérer que sa place n’est pas ici, qu’elle doit penser au bébé et toutes ces balivernes.

 

« Il est vivant ! En piteux état mais vivant, souriant même à sa chance, comme il dit !  Nous l’avons laissé car un professeur s’occupe de lui » murmure Guitta.

 

Derrière elle, un monsieur âgé se tient, discret mais attentif. C’est le témoin qui a tenu à accompagner ce jeune homme tellement chanceux :

 

« Ah oui, madame, vous pouvez allumer un cierge, j’ai tout vu de mon balcon et pourtant, je n’en crois pas mes yeux ! Le side-car venait de la rue de Lyon quand le car l’a attrapé, sur le côté droit, l’a projeté dans les airs, sous les roues, et là, celui que je pensais mort, écrabouillé, je l’ai vu s’agripper au pare-choc du car et se tenir, traîné pendant trente mètres, jusqu’à ce que le chauffeur du car stoppe. Dieu tout-puissant, je me suis signé et j’ai couru comme un dératé vers le commissariat puis vers le car. L’avenue de Madrid était noire de monde ; certains s’étonnaient :

 

« Jamais ce car ne passe par là un dimanche ! C’est le mektoub, contre ça personne ne peut rien et bla-bla-bla… Ah, madame,  tout ce qui se dit devant un accident, vous pouvez pas imaginer que ça se dise quand vous venez de le voir… moi, j’arrivais même plus à penser mais j’ai voulu être avec lui, comme si c’était mon fils ».

 

Il ne put en dire davantage et s’en fut. Eugène arriva à convaincre Colette d’attendre le médecin dans le jardin. Il lui rappela la vigueur et la forme physique de son mari, sa jeunesse et son appétit de vivre, son amour pour elle et

quand une infirmière les pria de la suivre, il avait réussi à la sortir de son épouvante.

 

« Problème au bassin. Sa vie pas en danger. Pas sûr qu’il marche comme avant. Faudra voir quand les tremblements cesseront. A priori pas de fracture du crâne, pas de trauma. Jamais vu ça. Avez de la chance. Rentrez chez vous. Revenir demain. Pourrons vous en dire plus ».

 

Elle n’a entendu que des bribes de phrase et tente d’en retenir l’essentiel : « avez de la chance. » Oui, sans doute, mais que de malchances pour aboutir à cette chance-là : jamais Emile n’avait travaillé un dimanche, jamais il ne prenait ce chemin-là pour rentrer, jamais le car n’aurait dû croiser la moto… C’était sans doute sa mère qui l’avait soulevé par les épaules pour le maintenir en vie ; les mères ne peuvent pas tout mais, même mortes, elles essaient, pensait Colette.

 

« Mè tèmè ken Rabbi, il n’y a que Dieu » ne cessait de psalmodier Rachel.

 

Pensée magique qui rassure ceux qui croient et laisse dubitatifs tous les autres,

qui remercient le hasard.

 

Quoiqu’il en soit, les contractions ont cessé et Colette rentre un brin rassérénée

Leur enfant attendra qu’Emile soit sorti pour venir au monde et il pourra aussitôt vérifier qu’il a les mêmes fossettes que lui… Mais le message n’a pas dû être clair. Toute la nuit s’est passée à calmer le bébé qui n’a jamais autant bougé ; elle fredonne des comptines en caressant son ventre, elle le rassure cet enfant, elle lui dit d’avoir confiance, elle connaît bien son père, il n’abandonnera pas si près du moment où il allait endosser un si beau rôle, il sera là pour l’accueillir :

 

« Dors, mon petit Jumbo, ici la vie est agréable il n’y a pas d’hommes au paradis, ils sont en enfer près du diaableu… ou nenni, nenni, nenni, nenniiiii ènè al bébé n’rèni… Dors, dors, dors, dorrrrrsr mon bébé pour toi je chante ».

 

Une berceuse en français, une berceuse en arabe, et quelquefois, ce que son père déteste, en francarabe. Il leur répétait, tout au long de l’enfance :

 

« la langue arabe est trop belle pour qu’on l’abîme ; elle est faite pour les rires et les chants et la danse et les poèmes ; la langue de la France est trop belle pour qu’on l’abîme ; elle est faite pour d’autres rires, d’autres chants, d’autres danses, d’autres poèmes… Laissez à chacune sa couleur ».

 

Elle l’entend qui va et vient dans la salle à manger. Au fil des ans, son affection pour Emile est allée grandissant. Toutes les épreuves traversées ont tissé des liens tellement étroits qu’il le considère comme l’un de ses fils et imaginer Emile, couché sur un lit d’hôpital, lui parait inconcevable ! Et sa fille sur le point d’accoucher... Il prend son talit et prie, dans la langue de ses ancêtres, celle du souvenir.

 

Voici mille neuf cents ans, à quelques jours près, que les juifs ont foulé le sol de la Tunisie, reçus amicalement par les berbères, acceptés bien plus tard par les musulmans comme étant les gens du Livre, ainsi qu’il est spécifié dans le Coran. Comme dans toute famille, quelques frictions ont secoué la fratrie mais les mêmes racines sont puissamment enfouies dans l’histoire des deux peuples et depuis des générations, sur cette terre-là, en tous cas, Israël et Ismaël dialoguent. C’est en hébreu que Barouk prie, c’est en arabe qu’il s’adresse à Dieu.

 

Faire acte de contrition, implorer, et même s’offrir en holocauste, comme l’a crié Jojo, en se frappant la poitrine, quand il a appris l’accident ? chaque membre de la famille ne sait comment agir pour exhorter Dieu à la clémence. Même les plus jeunes sont choqués et hésitent à sortir jouer.

 

Il faut qu’elle le voie. Rien ni personne ne saurait la contraindre à rester les bras ballants, le cœur en bandoulière, elle l’a déjà trop attendu pour supporter encore le moindre délai : bien avant l’heure des visites autorisées, elle se trouve dans le jardin à supputer derrière quelle fenêtre il souffre et quand la sonnerie retentit, elle est déjà dans le couloir du service orthopédique, sa mère et sa belle-sœur sur les talons. C’est sur le lit le plus proche de la fenêtre de cette salle commune

qu’elle l’aperçoit. Elle a mis ses plus beaux vêtements de femme très enceinte et s’est maquillée un peu plus que de coutume. D’ailleurs, il la taquine, dans un souffle :

 

« C’est pour embobiner le médecin-chef pour qu’il me laisse sortir aujourd’hui que tu t’es faite si belle ? »

 

A cœur vaillant rien d’impossible ! Elle le voudrait bien mais ne peut retenir ses larmes, à découvrir ses ecchymoses et les bandages qui l’enserrent jusque sous les bras. Elle se demande comment il parvient à lui sourire avec sa triple fracture du bassin, contraint à l’immobilité ; même les piqûres de morphine n’éteignent pas la souffrance. Néanmoins, c’est lui qui la soutient :

 

« Quoique te dise le toubib, ne le crois pas ; nous valserons encore ensemble, j’apprendrai à mon fils à jouer au foot et si c’est une fille… je lui apprendrai aussi ».

 

« Oui, et tu m’apprendras aussi… sourit-elle. Mais raconte-moi, si ce n’est pas trop difficile »

 

« Au carrefour, j’ai marqué l’arrêt ; comme le car était loin, je me suis engagé ; soudain, il était sur moi. Avant même de comprendre, je m’agrippais au pare-chocs ; tu te souviens, je portais mon treillis américain, il s’est accroché au crocs de remorquage et quand ce satané chauffeur a fini par arrêter le car, mon treillis s’est déchiré et je suis passé dessous. Je ne peux pas te dire combien de temps ça a duré ni sur combien de mètres j’ai été traîné mais c’était long et, même pendant la guerre, je n’avais pas ressenti cette peur que notre histoire se termine là… ».

 

Le lieu ne se prête pas aux embrassades mais nul ne saurait rien refuser à une femme enceinte, de crainte qu’elle ne mette au monde un enfant malformé, et Colette en profite pour piquer ça et là sur le visage d’Emile mille petits baisers.

Quand Rachel et Guitta s’approchent, elle se calme.

 

La marraine de Colette est l’épouse du docteur Normand. Par chance, ils se trouvent à la Marsa et elle leur a donné le plus de renseignements possibles sur l’état de son mari. Le médecin ne lui a pas caché la vérité : il risque de ne plus marcher et, dans le meilleur des cas, de boiter bas. Il lui faudra de longs mois de patience. Il faudra qu’elle en ait pour deux. Elle pense, cependant :

 

« Il ne connaît pas Emile, il ne sait pas sa volonté, sa joie de vivre. Il ne sait pas notre amour  Et la naissance du bébé va l’aider à se rétablir».

 

Dès que la nouvelle a été connue, des témoignages d’amitié sont parvenus à Colette ; celui-ci se propose de l’accompagner en voiture au chevet de son amour, celle-là se propose de cuisiner les mets qu’il préfère car les cuistots de l’hôpital n’ont pas rencontré Apicius, ceux-là encore veulent se relayer auprès d’Emile pour que Colette se repose.

 

Chaque jour, elle lui apporte une douceur, il est très gourmand, ou un plat mijoté pour améliorer l’ordinaire. Des amis les rejoignent et, grâce à leur bonne humeur, cette salle d’hôpital s’anime. Ils se rappellent leurs faits de guerre mais seulement les plus amusants :

 

« Tu te souviens, nous avions réussi à persuader Edmond de se laisser attacher à un arbre et pour aller au bout de notre idée avions mis le feu à des brindilles et lui, avec son défaut de langue, zozotait « au secours, serzent, ze brûle ! »  « Flambe » avait rétorqué le sergent…

 

Le plus souvent, Colette et Emile tricotent leur avenir et celui du bébé. C’est d’ailleurs sa venue qui est au centre des conversations. Tout est rentré dans l’ordre mais elle peine de plus en plus à marcher et, hier Vendredi, il l’a sommée de ne plus venir tous les jours, même si, comme par miracle, chaque midi, un chauffeur au volant d’une petite 4CV Renault l’attend au pied de l’immeuble.

 

Le samedi a un parfum particulier dans toutes les maisons juives ; la veille, avant l’éclosion de la première étoile dans les cieux, la maîtresse de maison a

dressé la table et allumé les bougies du shabbat ; elle a revêtu ses plus beaux atours en attendant le retour de la synagogue de son mari ; sur la plaque chauffante qui restera branchée toute la nuit, le couscous fume ; c’est la tradition : semoule  humectée d’huile d’olive et d’eau tiède, roulée dans le liene sous la paume de la main, disposée ensuite dans le haut du couscoussier, au-dessus d’un bouillon de pot au feu qui servira à l’évaporation du grain ; longue cuisson et parfums du Vendredi… Rachel mêle à la sauce quelques grains de coriandre,  Esther choisit d’ «ouvrir » la semoule les mains enduites de cannelle, Marie y aura rajouté un oignon avant de la faire fumer. Selon l’état des finances, la kémia est plus ou moins copieuse ; aucun tunisien ne saurait boire d’alcool sans picorer de-ci de-là fèves au cumin, navets et carottes au vinaigre, amandes salées et, quelquefois, ce mets digne des rois, de la boutargue, œuf de mulet ou de thon séché au grand soleil.

 

Le plat du samedi midi mijotera toute la nuit. Auparavant, c’est dans le kanoun qu’on maintenait les braises incandescentes. Ce jour-là, la plupart des familles respecte l’interdiction de créer. Cependant, tout est permis pour aider à la naissance de l’enfant qui s’annonce, ainsi qu’une bénédiction et, au 9 rue du Sergent Bismuth, c’est le branle-bas. Tôt le matin, Colette a ressenti de fortes contractions mais, par pudeur, ne veut déranger personne ; elle se contente de se tordre gentiment dans sa chambre mais quand il s’est agi de prendre le café, elle se fait porter pâle ; un coup d’œil rapide de sa mère, une ou deux questions et voilà le futur grand-père parti chercher la sage-femme. Puis, il ira à la synagogue, il se sentira plus utile ainsi.

 

« Je repasserai dans une heure, préparez le nécessaire, Madame Sarfati »…

 

Pas d’états d’âme, l’eau bout sur le feu. Nèjia, la voisine, spontanément, s’est proposée à le faire mais Rachel lui demande plutôt de soutenir sa fille. Madame Spiteri est là, qui s’active. C’est toujours très long à vivre, une naissance.

 

Colette est stoïque ; dans la chambre voisine, ses sœurs n’entendent rien et s’inquiètent. Daisy pleure :

 

«Ce n’est pas possible, ce silence, Colette a dû mourir… »

 

Rachel invoque les saints rabbins, Yè Rabbi Meir, Bar You Hai ou Bar You Nis, Nèjiè s’adresse aux siens Yè Nibbi, Yè Mohammed et, point d’orgue de ces chants humains, les cloches de l’église voisine carillonnent : à midi sonnant,

je nais au monde. Dans les youyous mais sans les fossettes. Colette me contemple mais ne les trouve pas... La chose est ennuyeuse. Mais je souris, aux anges, paraît-il, et mes oreilles remontent :

 

« Comme Emile, comme Emile ! Que quelqu’un aille l’avertir ! »

 

Mes tantes trépignent de joie pendant que  ma grand-mère me lange. Je fais un somme, lisse comme un galet. Avant que je n’ouvre un œil, l’émissaire est de retour et rapporte à la toute fraîche maman un mot griffonné d’Emile qui lui dit son bonheur et lui recommande de faire paraître l’annonce de la naissance sur le journal ; mais déjà toute la rue est au courant et commence la litanie des mabrouk, bénédiction s’il en fut. Pour ne pas fatiguer la jeune femme, c’est la voisine qui reçoit les compliments et les transmettra religieusement :

 

« Qu’elle apporte la santé au papa… qu’elle appelle la prospérité sur la famille… Qu’elle soit l’annonciatrice de la paix puisqu’elle est née dans le shabbat… ».

 

Barouk a béni la mère et l’enfant puis offre à boire à tous ceux qui ont franchi le barrage, famille et alliés. Et ils sont nombreux, ceux qui viennent féliciter Colette et s’extasier sur son bébé, qui ne quitte pas son giron. Tableau immémorial et toujours nouveau, qui suscite la joie et l’attendrissement. Chacun, ensuite, s’inquiète du papa et c’est un peu comme s’il était là, malgré tout, pour la jeune accouchée. Déjà, elle ne songe qu’au moment où Emile prendra contre lui sa fille. Pourvu qu’il la trouve à son goût ! Elle lui envoie une petite lettre pour le prévenir « j’espère qu’elle ne te fera pas autant de grimaces qu’à moi »

 

« Je viens te présenter Annie… Elle, à huit jours, elle te connaît déjà ».

 

« Mais c’est une chinoise ! » s’exclame-t-il,  souriant devant le visage chiffonné de Colette, « mais je l’aime déjà quand même » la rassure-t-il, heureux et fier. Ce n’est pas si banal, un nouveau-né dans une salle d’hôpital  et les infirmières, toutes sous le charme du papa, succombent à celui de l’enfant. Pendant un mois, c’est ainsi qu’Emile et Annie s’apprivoisent jusqu’au jour où les médecins signent le bon de sortie. En effet, les soins pourront être faits à la maison et Colette, malgré la tâche qui sera la sienne, n’aspire plus qu’à se retrouver loin de ces lieux pour s’occuper de ses amours.

 

Tout se réalise aisément quand les sentiments soutiennent les actes et ni l’un ni l’autre ne se plaint des bons soins de Colette : c’est avec le sourire qu’elle soigne et caresse de ci de là, et son chant emplit la maison. Certes, celui de la petite est un tantinet moins mélodieux mais elle s’apaise quand son papa la pose sur sa poitrine et la berce en se secouant doucement. Voilà bientôt trois mois que sa triple fracture l’a contraint à l’immobilité et l’impatience le pousse

à quelques imprudences, sitôt la famille endormie. Contre toute sagesse, il commence à pédaler sur sa couche : quinze secondes, une minute, genoux raidis puis dépliés…de mieux en mieux chaque jour. S’asseoir devient moins difficile et voilà qu’un matin il se lève, soutenu par ses beaux-frères. Des amis se relayeront pour l’aider dans sa démarche car il a décidé que le jour anniversaire de sa belle sera celui de ses relevailles ! Et suant, tremblant, le cœur au bord des lèvres, s’aidant de la canne de son beau-père, il lui offre, le 7 juillet, le cadeau des quelques pas qui le mènent du lit à la fenêtre.

 

Encore quelques jours, et le voilà dans la rue, faisant avec Colette, qui s’est laissée convaincre, le parcours jusqu’au lieu de l’accident :

 

« Khamsè, khamsè » s’écrie une passante le reconnaissant et secouant les doigts de la main pour éloigner de lui le mauvais sort, « j’ai vu l’accident à n’y pas croire, cinq et jeudi sur toi… » ; la tunisienne a le sens de la démesure et s’en sert parfois à bon escient !

 

Ils rentrent en calèche, heureux. Sa ville, Emile la respire, la renifle, s’en remplit les poumons. En trois mois, rien n’a changé et pourtant tout lui semble différent, magnifié ; les parfums se sont amplifiés, les bruits de la rue sont plus singuliers.

Et la moiteur de cette journée d’été finissante fait place à une douce brise que  même les pets toujours virulents du cheval ne parviennent pas à vicier…

 

Il terminera sa rééducation lui-même, sur la bicyclette que son frère lui apportera. Il a des projets plein la tête : il a trouvé une famille, a fondé la sienne. Colette est à son côté, Annie fait des risettes à tout va… entre deux gros chagrins difficiles à contenir. Sans doute, est-ce ainsi que les enfants réagissent aux aléas de l’existence, mais dans cette famille-là un bébé ne pleure pas très longtemps :

 

« Ania, lumière de mes yeux, je suis là » me murmure mon grand-père

 

« Fille adorée de ma fille chérie, ne pleure pas »me supplie ma grand-mère

 

Ou alors en chœur et mezza voce, Colette et Emile me bercent, changeant à leur idée les paroles :

 

« Ferme tes jolis yeux, car tout n’est pas mensonge au pays merveilleux, le bonheur n’est pas un songe, ferme tes jolis yeux… ».

 

Et je consens à m’endormir. Le cercle de famille se ressert autour de moi. Je peux commencer le long voyage qui me mènera un peu partout dans ce monde, jusqu’aux confins de la mer d’Aral, peut-être…

 

 

 

 

 

« On n’implore pas le bonheur. La seule façon de l’attirer est de cultiver en soi d’heureuses dispositions »

extrait de Propos sur la racine des légumes de Hong Yingming Zulma

 

« Ils s’aimaient comme on vit, comme on existe, sans s‘en douter »  Diderot

 

 

Note de l’auteure : la mer d’Aral vient de retrouver ses poissons.

 

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Recit et correspondance tres touchants...

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