Slaheddine Sellami : «Un peuple qui ignore son passé se condamne à le revivre»
Les Tunisiens continuent à vivre normalement, les rues sont pleines, les embouteillages continuent et vous obligent de limiter vos déplacements et à choisir vos horaires de sortie, les cafés et les restaurants sont bondés. Cependant, certains stigmates d’un pays en crise vous renvoient à la réalité. L’avenue Bourguiba interdite à la circulation, la place de la Kasbah transformée en Bunker, les rues de la médina vides et désertées par les touristes, au point que l’arrivée de deux cent touristes russes fait la une des journaux, la crise qui touche la plupart des secteurs et les plateaux de télévision qui n’arrêtent pas de tirer la sonnette d’alarme quant à la situation catastrophique de l’économie et au danger d’un endettement devenu excessif. Cette vie paisible est entrecoupée d’élans de solidarité surtout virtuels puisqu’ils se manifestent surtout sur les réseaux sociaux avec «je suis Bardo», «je suis Sousse» ou «je suis «Ben Guerdane». Très rapidement ces slogans sont oubliés et on continue notre train de vie habituel. De temps en temps un fait divers comme les « Panama papers » ayant abouti à la création de trois commissions d’enquête, l’une à l’ARP, l’autre à la commission de lutte contre la corruption et la troisième par la justice mais dont les résultats seront très vraisemblablement nuls pour des raisons évidentes. Les personnes qui sont incriminées ou qui le seront sont proches des centres du pouvoir. Certaines manifestations à Kasserine, à Meknassi, à Kerkennah, au Kef et à Sidi Bouzid viennent vous rappeler que la révolution n‘a rien changé à la situation difficile de ces régions. Les querelles dans les partis et au sein de l’alliance gouvernementale présage d’une nouvelle recomposition du paysage politique avec une nouvelle majorité parlementaire. Entretemps le parti islamiste continue à avancer ses pions et risque de devenir avec ses alliés le seul parti au pouvoir. Le malheur c’est que la première expérience est encore présente à l’esprit. Venue pour moraliser la vie politique en Tunisie, lutter contre la corruption, diminuer le chômage, assurer plus d’équité et d’égalité entre les citoyens, les islamistes n’ont réalisé aucun de ces objectifs. Ils ont aggravé la situation économique, contribué à la faillite de l’Etat, mater les manifestations par un recours excessif à la force, ignorer ou même encourager le départ de nos jeunes pour rejoindre les foyers de Daech et essayer de renier certains acquis de l’indépendance.
Bientôt les vacances avec la mer et les festivités des mariages, l’été, la séance unique et le coup de frein aux activités économiques déjà au ralenti, mais la rentrée risque d’être chaude, très chaude même avec la contestation, les manifestations et les mouvements sociaux pourvu que cela ne dégénère pas en un nouveau mouvement de révolte. Ce qui désole, c’est que malgré la situation catastrophique de l’économie tunisienne, les salaires continuent à grimper sous la pression d’une centrale syndicale omniprésente qui encourage toutes les revendications alors que rentabilité ne cesse de dégringoler. La fonction publique et les sociétés nationales croulent sous le poids d’un sureffectif inutile. La plupart des jeunes revendiquent un poste dans la fonction publique ou dans les sociétés nationales qui ne peuvent plus recruter. Certains refusent même les nombreux postes de travail dans le secteur privé et préfèrent le chômage. La valeur du travail est perdue partout, seul le gain facile est recherché. Il est vrai que les jeunes n’ont pas trouvé de place dans le paysage politique ou se désintéressent totalement de la politique. Or c’est leur avenir qui est en jeu, ce sont eux qui vont payer les erreurs commises durant cette période cruciale de l’histoire contemporaine.
Je voudrais à ce propos rappeler à ces jeunes l’histoire de la Tunisie au dix-neuvième siècle que je voudrais résumer en quelques lignes et que les jeunes doivent lire , car comme le dit Winston Churchill « un peuple qui ignore son passé se condamne à le revivre ». Je commencerai par l’accession d’Ahmed Bey sur le trône de Tunis en 1837 avec son rêve de modernité, son voyage en France, ses dépenses somptueuses à l’origine d’un endettement excessif, ayant entrainé la dévaluation de la monnaie et une pression fiscale devenue insupportable. En 1857 c’est le fermier général, un dénommé Mahmoud Ben Ayed qui s’enfuie avec la caisse de l’Etat et se réfugie en France où il achète plusieurs biens. Malgré la plainte de l’Etat tunisien défendue par Khair-Eddine, l’affaire trainera plusieurs années. Cette fuite a contraint le Bey à augmenter la pression fiscale malgré les épidémies surtout de choléra 1849/1850 ce qui a fini par provoquer des révoltes dans tout le pays dont la plus importante est celle conduite par Ali Ben Ghedhahem en 1864 et réprimées par Mohamed Sadok Bey qui a succédé à Mhamed bey avec beaucoup de violence et des milliers de morts. Un mouvement réformiste, conduit par de vrais patriotes a vu le jour avec plusieurs noms devenus célèbres et dont l’action étalée dans le temps a essayé de faire rentrer la monarchie dans la modernité. On peut citer le général Khair-Eddine, Kabadou, Bouhajeb, Bayram, Rostom, Hussein, Ben Dhiaf, Sfar et d’autres qui ont compris que la décadence qui touche les pays arabes et musulmans est due au repli du monde musulman sur lui-même, ignorant toutes les découvertes qui ont fait la force de l’occident et dénoncent l’opposition des dignitaires musulmans à cette démarche. Ce mouvement a permis quelques réformes et la promulgation de la constitution de 1861 qui a été suspendue sous la pression étrangère en particulier, la France en 1864. Ce mouvement réformiste n’a pas duré longtemps. Khair-Eddine nommé premier ministre en 1873 a été contraint à l’exil en 1877 sous la pression des vautours qui entouraient le Bey et qui l’ont empêché de continuer les réformes, il sera remplacé par Mustapha Ben Ismail. Entre temps et dès 1869, une commission internationale a été créé avec la France, l’Angleterre et l’Italie pour contrôler les dépenses publiques et assurer le remboursement de la dette tunisienne jusqu’au protectorat de 1881 et l’arrivée des soldats français. L’indépendance tunisienne n’a pu se faire que grâce à un mouvement populaire, à des martyrs, à une lutte armée et à la clairvoyance d’un stratège.
La situation de la Tunisie aujourd’hui présente certaines similitudes avec celle qui prévalait au dix-neuvième siècle: la corruption, la dette, les dépenses, la dévaluation rampante du dinar, la pauvreté qui touche plusieurs régions et plusieurs personnes, la demande populaire de réformes combattues par les lobbies et bientôt l’intervention étrangère. Sauf que le protectorat ne sera pas de même nature, il n’y aura pas de soldats étrangers sur notre sol, mais il y aura une tutelle sur notre pays exercée par certains pays frères et amis et des organismes internationaux. Le combat pour notre indépendance sera plus difficile car il sera contre un ennemi sans visage, il ne sera pas non plus de même nature et on n’aura pas besoin d’armes sauf pour combattre nos propres frères devenus à la solde des étrangers. Les armes ne peuvent être que le travail, l’honnêteté, les mains propres, le don du soi et la solidarité nationale. C’est le seul moyen pour nous d’éviter à nos enfants la situation que nos parents ont combattu. «A vos armes, citoyens», ce premier couplet de la marseillaise devrait nous inspirer mais ces armes seront l’éducation, le savoir, la recherche et le travail et encore le travail. Soutenons ceux qui veulent réformer ce pays et combattons ceux qui ne pensent qu’à leur avenir personnel et immédiat, chacun à son niveau. C’est le seul salut pour notre pays. Les jeunes doivent comprendre que leur avenir est entre leurs mains. Ils sont les seuls capables de changer le cours de l’histoire.
Slaheddine Sellami
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