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Une histoire juive

Une histoire juive

 

Par Guy Sorman.

 

Récemment, j’ai été approché par le Consulat d’Espagne qui m’a demandé si je souhaitais retrouver la citoyenneté espagnole que mes ancêtres auraient perdue en 1492, à la suite de l’expulsion des Juifs. Il se trouve que dans un ouvrage autobiographique, tout juste publié, j’envisage que ma famille vécut en Espagne avant de partir pour Istanbul, puis Varsovie, Berlin et Paris depuis 1933. De cette épopée, comme chez la plupart des Juifs d’Europe, je ne possède aucune autre preuve que la légende familiale.

Loi du retour en Espagne

Cette absence de preuves ne gêne pas les autorités espagnoles qui tentent – sans trop de succès – de persuader des Juifs de bénéficier de la Loi du retour adoptée par le Parlement espagnol en 2015. Ce geste de l’Espagne est exemplaire, il est rare mais pas unique, puisque les Juifs expulsés d’Allemagne peuvent aussi y retourner et que tout Juif a le droit de devenir israélien. Si j’avais été tenté d’accepter l’offre espagnole, j’aurais été découragé par la montagne de formulaires que le Consulat invite à remplir : ce que le Parlement fait, la bureaucratie le défait. Aussi, je ne suis pas certain que mes ancêtres fussent passés par l’Espagne et ayant déjà deux passeports, France et États-Unis, j’hésite à me charger d’un troisième : chaque passeport confère des droits mais aussi l’obligation de payer quelque impôt.

Je connais quelques véritables Juifs séfarades qui ont conservé un nom à consonance hispanique et parlent en famille le ladino – un castillan archaïque mâtiné d’hébreu – qui auraient aimé une indemnisation, même symbolique, comme en Allemagne : c’est beaucoup demander. Curieusement, il se trouve que mon père fuyant l’Allemagne nazie en 1933, s’interrogeant sur son prochain exil, voulut se rendre en Espagne. Non pas parce qu’il était séfarade, mais l’Espagne le faisait rêver, une Espagne mythique : le rêve fut bref, le Consulat d’Espagne lui refusant alors tout visa. Mes parents atterrirent en France, alors accueillante.

Le Grand Pardon

Cette épopée familiale refait surface en ce moment, parce que, comme tous les Juifs du monde, je viens de traverser les dix jours de célébration du Nouvel An au Jour du Grand Pardon, le 12 octobre dernier, quand pieux et agnostiques (j’appartiens à cette seconde catégorie) méditent sur leur itinéraire, passé et à venir. La tradition veut qu’au jour du Grand Pardon, Dieu décide de vous inscrire ou non dans le Livre des vivants pour l’année à venir. Bien entendu, Il ne vous révèle pas son choix, puisqu’il est Dieu. C’est toujours de cette manière qu’Il nous échappe, proclamant qu’il est Celui qui est, depuis sa toute dernière apparition dans le Livre de Job.

Léon Ashkenazi, qui fut un talmudiste français et israélien, observait que, dans la Bible, après ce Livre de Job, Il n’intervient plus jamais. Dieu y demanda à Job de « se soumettre » ; Job répond « Je me soumets », ayant ainsi le dernier mot plutôt que Dieu. Cet épisode résume à lui seul toute l’essence et la singularité du Judaïsme, un dialogue sans fin entre Dieu et l’Homme sans que l’on sache si Dieu a créé l’Homme ou le contraire : les agnostiques imaginent volontiers que les Hébreux ont imaginé Dieu, ce pourquoi ils s’autorisent à se dire Juif, de mémoire et de culture, sans croire en Dieu. Sans nul doute, pareilles acrobaties spirituelles ont-elles permis aux Juifs de traverser les siècles, contre toute logique et par-delà toutes les tentatives d’extermination.

La fin du temps des holocaustes

Le peuple juif est-il définitivement sauvé pour autant ? Le temps des holocaustes me paraît derrière nous, surtout depuis qu’en Occident, on s’est trouvé d’autres boucs émissaires. Mais comme l’écrivait Elie Wiesel, « après avoir été menacés de destruction par la Mort, les Juifs le sont aujourd’hui par l’Amour » : la moitié des Juifs en Diaspora épousent des non Juifs.

Leurs enfants sont rarement juifs, soit par oubli de transmission, soit parce que l’identité juive ne se transmet que par la mère. Il est vrai que les conversions, surtout aux États-Unis, deviennent plus aisées mais elles ne compensent pas le métissage. Tandis qu’en Europe, la conversion est un parcours du combattant, car les rabbins y sont plus conservateurs qu’aux États-Unis ; en Israël, c’est plus ardu encore.

Par-delà cette dilution du Judaïsme dans l’amour conjugal, les fractures à l’intérieur, sans être nouvelles, sont chaque jour plus aiguës. L’une oppose les Orthodoxes pour lesquels le Judaïsme exige le respect intransigeant de quelques centaines de règles de conduite (ne pas prendre un ascenseur le samedi, etc.) et les Libéraux pour qui le Judaïsme est une discussion éternelle sur ce qu’être Juif veut dire. À quoi s’ajoute la rupture entre les Juifs hébreux enracinés en Israël et les disciples de Ben Zakkai, rabbin du premier siècle qui estima le Livre plus important que les possessions de la Terre et du Temple. Pour les héritiers de Ben Zakkai, dont je me revendique, l’Exil est un choix, pas un bannissement.

En ce début d’année 5777, pour les Juifs, deux avenirs sont envisageables : soit le Messie arrive et les Orthodoxes en Israël auront bien fait de s’y préparer, soit Il n’arrive pas. Dans ce cas-là, on envisagera qu’à terme, il ne restera sur cette Terre que des Israéliens, une nation comme les autres, et en Exil, le souvenir du peuple juif. Celui-ci, en vingt-cinq siècles, aura mené à bien son œuvre de questionnement perpétuel (mission accomplie), que cette tâche lui ait été assignée par Dieu ou qu’il se la soit, au nom de Dieu, assigné à lui-même.

 

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